Dans le Traité talmudique Chabbat (page 88/b), on peut lire : « Rabbi Yéhochoua ben Lévy raconte : «Lorsque Moché rabbénou s’éleva dans les hauteurs célestes [pour y recevoir la Torah-Ndlr], les anges s’exclamèrent devant le Saint Béni soit-Il : Qu’est-ce que le rejeton d’une femme [yéloud icha] vient faire ici, parmi nous ?! – Il est venu chercher la Torah, leur répondit le Tout-Puissant.


"Et Tu comptes vraiment donner à un homme, fait de chair et de sang, un trésor que Tu as pourtant Toi-même enfoui 974 générations avant que le monde ne soit créé ?! N’est-il pas dit : ‘Qu’est donc l’homme pour que Tu penses à lui ? Le fils d’Adam pour que Tu le protèges ? (…) D.ieu, notre Maître ! Que ton Nom est glorieux sur toute la terre !" (Psaume 8, 5-10). D.ieu se tourna alors vers Moché et lui dit : Répondsleur ! – J’ai peur qu’ils ne me fassent brûler vif avec le souffle de leur bouche !, répondit Moché. – Accroche-toi à Mon trône de Gloire, et défends-toi !, assura le Tout-Puissant, comme il est dit : ‘Il se saisit de la face de Son trône, en déroulant sur lui Sa nuée (Job, 26)’. Et Rav Na’houm ajouta : Cela est venu nous enseigner que D.ieu a étendu les rayons de sa Présence et Ses nuées au-dessus de Moché» ».
Objet Inconnu

Les générations du chaos…

Il ressort clairement de ce texte que les anges avaient deux arguments contre Moché : le premier, lorsqu’ils le qualifient du « rejeton d’une femme » dont la place n’est certes pas dans les hauteurs célestes ; puis quand ils soutiennent que la Torah est un trésor enfoui depuis 974 générations, et que de ce fait, elle ne saurait en aucune manière se retrouver entre les mains d’un homme « fait de chair et de sang »…

Or, nous ne comprenons pas très bien en quoi le fait d’être « le rejeton d’une femme » constituerait effectivement un obstacle réel à la réception de la Torah. Par ailleurs, la réponse du Saint Béni soit-Il – quand Il répond « Il est venu chercher la Torah » – est pour le moins étonnante : les anges ne viennent-ils pas d’argumenter en ce sens, sachant éperdument que Moché est bel et bien là pour recevoir la Torah ?

Enfin, quelle est la nature de ce second argument avancé par les anges lorsqu’ils rappellent que la Torah constitue un « trésor enfoui depuis 974 générations » avant la Création du monde ? Et en quoi ces deux réalités sont-elles liées… ?

A propos de ces 974 générations, Rachi écrit : « Ces générations aurait dû être créées lors des 2 000 ans pendant lesquels la Torah précéda le monde, comme il est dit : “Davar tsiva léElef dor [De la parole qu’Il a ordonnée pour mille générations]” (Psaumes, 105, 8). Mais, voyant que le monde ne pouvait perdurer sans Torah, D.ieu les fit disparaître sans les créer. Puis Il donna la Torah à la 26è génération suivante. Il manque donc 974 générations sur ces mille ans ». Pour le dire autrement, cela signifie donc que le don de la Torah aurait dû avoir lieu après 1 000 générations, mais celles-ci n’ayant pas été « créées », elle fut donc donnée après 26 générations seulement… C’est en effet ce qu’énonce le Traité talmudique ‘Haguiga (page 13/b) au sujet du verset du Livre de Job (22, 16) « Qui ont été emportées avant le temps, et dont les fondements ressemblaient à un torrent qui s’écoule » : « Rabbi Chimon ha’Hassid a enseigné : les 974 générations qui auraient dû exister avant la Création du monde et qui ne furent pas, le Saint Béni soit-Il les dispersa à travers toutes les générations à venir : elles constituent les insolents [azéi panim] de chacune d’entre elles ». Or ces 974 générations sont aussi appelées « les mondes du chaos [almin déTohou] », ou encore « les mondes détruits [Almin déit’Haréivou] », comme cela est enseigné dans le Midrach Raba (Ecclésiate, 3, 14) où il est dit que D.ieu construisait les mondes et les détruisait…

La terre court (rats) toujours vers un là-bas (cham), dans la mesure où la matière qu’elle représente désire sans cesse accomplir son essence à travers sa forme…

Or, le mot « Tohou » est expliqué par le Ramban – au début de son commentaire du Livre de Béréchit – comme désignant une matière à laquelle il manque la forme… au point même où le maître de Barcelone l’identifie au concept philosophique de « Hylé » tel qu’on le trouve énoncé par exemple sous la plume d’Aristote (in Physique 4, 209/b), c’est-à-dire à cette racine de toute matière possible.

On sait que toute chose est composée d’une matière et d’une forme. Cette dernière apportant aux êtres la possibilité de se maintenir dans l’existence (à telle enseigne que dans son « Yéssodé haTorah », le Rambam appelle les anges des « formes [tsourot] ») et leur confèrent leur pleine réalité. Inversement, la matière informe est dans son essence même le lieu d’un manque : elle attend et espère la venue d’une forme susceptible de lui offrir une réalité qu’elle n’a, pour ainsi dire, qu’en puissance seulement. C’est pourquoi, nos Sages (voir Rachi sur Béréchit, 1, 8) nous révèlent que les termes « ciel » (Chamaïm) et « terre » (Erets) correspondent dans leur étymologie même à la forme et à la matière. En effet, Chamaïm (le ciel) a pour racine le mot « cham » (là-bas), tandis que le mot Erets (la terre) provient du terme « ritsa » (la course) – ou bien « ratson » (la volonté) selon le rav Moché Cordovéro (dans Pardès Rimonim, 23, 1).

Ce qui signifie en d’autres termes que la terre court (rats) toujours vers un là-bas (cham), dans la mesure où la matière qu’elle représente désire sans cesse accomplir son essence à travers sa forme qui lui vient du ciel, la terre désirant toujours atteindre le ciel. Voilà pourquoi, étant encore à ce stade « nonformée », la matière originelle du monde est aussi dénommée « Tohou » – chaos. Si donc les 974 générations qui ont précédé la Création du monde sont aussi appelées « les mondes détruits [almin déit’Haréivou] », c’est bien parce que leur réalité ne passa jamais de la puissance à l’acte, et qu’elles restèrent à l’état de « pure éventualité ». En effet, comme nous venons de le voir, le but du monde est atteint lorsque la matière (la terre) se rattache à sa forme (le ciel), ainsi qu’il est écrit : « Lo laTohou Braa, laChévèt Yétsara [D.ieu n’a pas créé la terre pour qu’elle demeure un chaos, mais Il l’a façonnée pour qu’elle soit habitée] », (Isaïe, 45, 18).

Le chaos se retrouvant pour ainsi dire exclu de la Création, on comprend pourquoi la Torah ne pouvait être donnée à ces générations. Par ailleurs, nos maîtres enseignent que le défaut principal de ces générations fut que chacune d’entre elles prétendait régner seule (« Ana imlo’h ») et de manière autonome, c’est-à-dire sans inscrire l’accomplissement de sa réalité dans cette dynamique de « la terre qui recherche le ciel ». Tant et si bien que, dans son commentaire du passage du Traité talmudique ‘Haguiga précité, Rachi les appelle « des générations qui ne furent pas créées » – sous-entendu : des générations qui n’accédèrent pas au titre de « créatures », pour la simple et bonne raison qu’elles s’exclurent du principe censé les gouverner. Elles restèrent donc à l’état de chaos – ce « Tohou » dont le prophète dit qu’il n’est pas créé – et furent exclus du don de la Torah, la forme authentique du monde !

Aussi proche de la terre que du ciel…

Grâce à cette remarque, nous sommes à même de comprendre l’adresse des anges à l’égard de Moché Rabbénou : s’ils considèrent impossible de donner à un homme « de chair et de sang » un tel trésor, c’est bien parce que la Torah resta cachée jusqu’à ce jour d’une matière informelle qui ne la méritait pas !

D’où le surnom pour le moins provocateur qu’ils utilisent, qualifiant Moché de « rejeton d’une femme ». En effet, comme on le voit dans la préface du « Guide des égarés » où le Rambam compare la matière à la dimension féminine et la forme à la dimension masculine, lorsque l’humanité ne cherche pas à accomplir la forme (c’est-à-dire à assumer la responsabilité) qui lui incombe, elle est assimilée à une « femme étrangère » (Proverbes, 5, 20) refusant de s’attacher à la forme authentique. Tandis qu’inversement, lorsque cette matière qui fait l’être humain se lie à la forme vraie, elle est cette « femme vertueuse, la couronne de son mari », (Idem., 12, 4).

C’est donc parce que les habitants de la terre sont des êtres de chaos que, s’interrogeant sur la présence du « rejeton d’une femme » dans le ciel (Chamaïm), les anges invectivent Moché Rabbénou et s’interposent pour que la Torah ne lui soit pas donnée. Or, si nous voulons appréhender correctement la réponse adéquate à leur objection, il faut s’arrêter sur la signification même du don de la Torah (matan Torah). Et pour cause ! Car loin de constituer un « don » comme on l’entend communément – c’est-à-dire le « legs d’une possession » se trouvant dans les mains d’une certaine personne qui s’en démunirait afin qu’une seconde la reçoive –, lors de sa révélation au mont Sinaï, la Torah, c’est-à-dire la plus haute forme spirituelle qui soit, s’unit littéralement à la matière qui s’en était alors fait le récipiendaire, afin de ne plus former ensemble qu’une seule et même réalité !

Ce qui signifie, en d’autres termes, qu’avec le don de la Torah, fut dévoilée au coeur même de la matière la plus chaotique, cette formidable possibilité de mettre en lumière sa forme la plus accomplie… Ainsi, si les générations du « Tohou » méritaient effectivement d’être détruites, c’est uniquement dans la mesure où ce qui, chez elles, constituait une matière seulement en puissance ne s’était pas encore réalisé et n’était pas encore passé à l’acte.

Nous sommes désormais en mesure de comprendre le sens de cette altercation avec les anges que redoutait Moché, lorsqu’il avoua avoir « peur qu’ils ne [le] fassent brûler vif avec le souffle de leur bouche », tout comme la réponse faite par le Tout-Puissant quand Il lui dit « Accroche-toi à Mon trône de Gloire, et défends-toi ! ».

En effet, ce « souffle » dont il est question désigne ici la parole. Or, du point de vue des anges, les paroles constitutives de la Torah ne sont pas simplement des mots, mais bien des réalités à part entière – comme l’indique la proximité des deux termes « dibour [parole] » et « davar [chose]. Et ce, dans la mesure où pour ces créatures célestes que sont les anges, les deux modalités de « l’injonction » et de « l’accomplissement » ne forment qu’une seule et même dimension, et non deux comme c’est le cas pour nous qui sommes faits de cette matière toujours vouée à cette dynamique de l’être en devenir. C’est donc à cause de cette dimension matérielle qui le caractérise, que Moché craignait ne pouvoir l’emporter… Voilà pourquoi, la Saint Béni soit-Il ordonne à Moché de se saisir de Son trône de gloire, lui signifiant par là qu’en dépit de sa situation d’homme fait « de chair et de sang », les niveaux qu’il est susceptible d’atteindre dépassent justement de très loin ceux auxquels les anges accèdent ! Et ce, pour la simple et bonne raison que la reconnaissance de la Gloire (kavod) divine trouve son expression ultime précisément dans l’expression de la liberté, c’està- dire dans cette capacité laissée à l’homme de s’élever ou non à l’acceptation du joug divin.

En ce sens, le dévoilement de la Gloire divine est fonction de notre capacité à surmonter les obstacles inhérents à la matière qui nous constitue en tant que créatures, et à libérer notre être pour qu’il se soumette à la Volonté divine.

De ce point de vue – parce qu’il est en son pouvoir de relier la terre et le ciel -, l’homme se distingue de l’ange et le surpasse ! Ainsi, lorsque D.ieu dit à Moché de s’accrocher au trône céleste, Il lui fait comprendre par là que la lutte qui l’oppose aux anges trouvera son issue dès lors que Moché saura leur montrer que le don de la Torah n’a de sens que du point de vue seulement de cette « matière » qui, prenant conscience de son origine métaphysique, peut alors s’unir avec la plus haute dimension spirituelle…

YEHUDA RÜCK

(Adaptation française d’un extrait du livre « Afikéi Maïm » – Séfirat haOmer-Chavouot, chapitre 36 – du rav Réouven Mordé’haï Chmeltzer chlita

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