En reliant différents aspects spécifiques à Chavouot, on s’aperçoit que beaucoup tendent vers une même idée, qui met en relief l’une des vertus essentielles de la Torah.

Une spécificité de Chavouot, apparaît dans ce passage du Talmud de Jérusalem (Roch Hachana 4, 8) : « Rav Mécharchya dit au nom de rav Idi : Pour tous les sacrifices des fêtes, il est dit : ‘Un sacrifice expiatoire’, hormis pour Atséret [Chavouot], où il n’en est pas fait mention ». En effet, pour toutes les autres fêtes de l’année, nous devions amener au Temple un « bouc expiatoires » – à Pessa’h (Bamidbar 28, 22), à Roch Hachana (ibid. 29, 5), à Yom Kippour (verset 11) et à Soucot (verset 16). Or pour Chavouot, le sacrifice du bouc n’apparaît pas avec le qualificatif d’« expiatoire », mais simplement : « Un bouc pour vous servir d’expiation ». Selon le Talmud de Jérusalem, cette anomalie s’explique comme ceci : « Le Saint béni soit-Il a dit : ‘Parce que vous avez accepté le joug de la Torah, Je considère que vous n’avez jamais fauté de votre vie !’ ».
Parmi les autres particularités de la fête de Chavouot, toujours relatives à ses sacrifices, on trouve aussi les Deux pains. Ceux-ci étaient une oblation propre à cette fête – puisqu’on ne les retrouve à aucun autre moment de l’année – avaient en outre la particularité d’être confectionnés exclusivement à partir de farine de blé.
Le blé
Dans les écrits de nos Sages, on trouve différents enseignements au sujet du blé, dont les conclusions comportent une certaine ambigüité. Le Maharcha, dans le traité Roch Hachana (16/a) explique qu’à Pessa’h, on approche un sacrifice à partir d’une céréale propre à la bête – le sacrifice du omer à base d’orge –, car en sortant d’Egypte, les enfants d’Israël étaient encore dénués de mitsvot, et n’avaient guère plus de mérites qu’une bête. Mais à Chavouot, avec la Révélation du Sinaï et le don de la Torah, le peuple hébreu s’éleva au-dessus de tous les êtres de la Création, et mérita d’approcher un sacrifice faite à partir d’une céréale d’homme, les Deux pains de blé. Le Maharcha lie cette idée avec un autre passage du Talmud (Sanhédrin 70/b), où l’on apprend que selon Rabbi Yéhouda, le fruit défendu que consommèrent Adam et ‘Hava n’était autre que le blé. En effet, explique-t-il, « un enfant n’apprend à dire ‘papa’ et ‘maman’ qu’à partir du moment où il consomme des céréales » – preuve en est que l’Arbre de la connaissance était bien le blé, céréale de la sagesse par excellence, qui dote l’enfant de la faculté de la parole.

Or, c’est justement là que le bât blesse. Si le blé apparaît effectivement comme un symbole de sagesse – et justifie à ce titre d’accompagner le Don de la Torah –, il est tout autant le symbole de la faute et de la déchéance humaine, puisque c’est par sa faute que le premier des hommes fut chassé du Jardin d’Eden et voué à la malédiction. Ce paradoxe est d’ailleurs mis en évidence par le Maharacha lui-même, dans son commentaire sur cet autre passage du Talmud, où il explique que les excréments d’un enfant ne sont considérés comme une « souillure » qu’à partir du moment où il commence à consommer… des céréales (d’après Souca 42/b).
Cette ambivalence est soulignée par un verset de Kohélet (1, 18), où l’on peut lire : « Abondance de sagesse, abondance de tourments » – plus l’homme s’assagit, plus il s’accable de tourments. Si le blé ouvre à l’enfant la voie de la parole et de la sagesse, il y sème également de nombreuses embûches… D’ailleurs, rappelle le Maharacha, ce même verset est attribué par le Midrach à Adam haRichon, qui par son désir d’accroître sa sagesse, ne récolta que des tourments. Ceci confirme la relation entre le fruit défendu et le blé, le fruit à l’origine de tous nos maux.
Résumons donc : d’une part, le blé est considéré comme le fruit de sagesse par excellence, au point qu’il mérite de célébrer la fête du Don de la Torah avec des Pains que l’on n’approche qu’à cette date de l’année uniquement. Et c’est d’ailleurs grâce au blé que l’enfant se dote de la faculté de la parole. Or paradoxalement, le blé est considéré comme le symbole de la « souillure » humaine, dont l’incarnation la plus probante fut la faute d’Adam et ‘Hava qui jeta le spectre de la mort sur l’humanité.
Le levain dans la pâte
La réponse à ce paradoxe se trouve peut-être dans un commentaire du Kéli Yakar, concernant ce fameux sacrifice des Deux pains (Vayikra 23, 16). Une autre particularité de ces Deux pains était qu’on laissait la pâte gonfler, de sorte à obtenir du ‘hamets. Or dans le Temple, les oblations de pain étaient dans leur grande majorité faites sous la forme de matsot. Pour le Kéli Yakar, cette particularité est la preuve que les Deux pains de Chavouot représentent précisément le mauvais penchant, souvent désigné comme le « levain dans la pâte ».

Pourquoi ce symbole à l’intérieur d’un sacrifice ? Parce que la Torah et le mauvais penchant sont deux éléments indissociables et complémentaires ! Une célèbre pensée de nos maîtres dit en effet : « J’ai créé le mauvais penchant, et J’ai créé la Torah en remède » (Kidouchin 30). C’est d’ailleurs par cet argument que Moché parvint à faire descendre la Torah des Cieux : lors de la Révélation du Sinaï, les Anges de service s’étaient en effet opposés à ce que D.ieu donne la Torah aux hommes. Mais finalement, Moché eut gain de cause lorsqu’il leur demanda : « Etes-vous seulement habités d’un mauvais penchant ? ». En clair, la Torah est l’unique véritable réponse aux agressions des mauvaises tendances humaines.
Mais ceci va en fait bien plus loin : non seulement la Torah est une arme contre le mal, mais de plus, elle a la capacité sublimer le mal et de le changer en bien ! C’est cette idée que l’on suggère en approchant à Chavouot deux pains confectionnés sous la forme de ‘hamets : avec la Torah, le « levain » qui est dans cette même pâte devient un sacrifice consacré à D.ieu. Ce faisant, nous l’incorporons et l’assimilons à Torah, offrant ainsi au mauvais penchant son ultime but : œuvrer pour le bien. Tant et si bien que nos Sages préconisent à un homme agressé par les appels de son mauvais penchant : « Attire-le à la maison d’étude » – exploite ses propres forces et sers t’en pour le bien.
C’est là le message de la fête de Chavouot : rappeler à l’homme que nul mal n’est voué à la perte. Les pires de nos tendances, même nos plus abjects défauts peuvent être exploités pour le bien, pour peu qu’on laisse la Torah y pénétrer.
C’est pour cette raison qu’en ce jour, nous approchons un sacrifice fait à partir de blé – origine de la déchéance humaine – et le consacrons à son but ultime : la sagesse qu’il incarne lui-même. Dans cet ordre d’idées, le Talmud de Jérusalem – par lequel nous avons commencé cette étude – relève qu’à Chavouot, le bouc approché n’est pas par définition « expiatoire ». Et ce, parce qu’en acceptant la Torah, nous nous dotons de la capacité de réorienter tout mal vers le bien. Tant et si bien que nous pouvons désormais être considérés « comme si nous n’avions jamais fauté de notre vie ».
Enfin, cette idée apparaît également dans la lecture de la Méguila de Ruth. Ruth descend en effet de l’une des nations les plus exécrées par le peuple juif, au point que la Torah interdit toute alliance avec elle : « Que nul Ammonite ni Moabite n’entrent dans la communauté de l’Eternel » (Dévarim 23, 4). La nation de Moav incarne d’ailleurs l’un des aspects les plus abjects de la nature humaine : son nom rappelle qu’elle vit le jour à partir de l’inceste entre Loth et sa fille, qui plus est réalisé en connaissance. Moav signifie en effet « Mé-Av » – « Du père »… Pourtant, Ruth réussit par son dévouement exceptionnel à renverser la vapeur, et à ramener tout le mal qu’elle portait en elle en puissance vers le bien ultime. Sa démarche fut d’ailleurs couronné de tant de succès, qu’elle devint la mère de la lignée de David dont sera issu le Machia’h, qui fera régner le Bien absolu sur le monde.

Par Yonathan Bendennnoune