L’épisode de « Mé Mériva », relaté dans notre paracha, coûta à Moché et Aharon le droit d’entrée en Terre sainte. Quelle fut précisément leur faute ? Beaucoup d’explications furent avancées, mais chacune laisse transparaître certains flottements. Le Malbim, par une approche originale, propose de reprendre le raisonnement de Rachi et de résoudre la plupart des difficultés posées à son encontre…

Comme nous le savons, la faute de Moché lors de cet épisode fut, selon Rachi, d’avoir frappé le rocher au lieu de lui parler. Or, comme le montre le Ramban, ce commentaire extrait du Midrach comporte plusieurs anomalies. Tout d’abord, si Moché devait à tout prix éviter d’utiliser son bâton, pourquoi D.ieu lui demanda-t-Il justement de « saisir son bâton » (Bamidbar 20, 8) avant d’aller s’adresser au peuple ? Ensuite, quelle importance y avait-il à frapper le rocher ou à lui parler : le miracle n’était-il pas aussi grand dans un cas comme dans l’autre ?
Par ailleurs, il convient de noter qu’une situation semblable était déjà survenue quelques temps auparavant : dans la paracha Béchala’h (Chémot 17, 6), le peuple avait déjà été confronté à un manque d’eau et le Saint béni soit-Il avait finalement fait jaillir une source d’eau à partir d’un rocher. Or en comparant ces deux épisodes, on sera frappé de voir que dans Chémot, D.ieu avait précisément demandé à Moché de frapper le rocher avec son bâton ! Pour quelle raison le même miracle aurait-il dû se produire à présent différemment ? Enfin, il y a également lieu de noter que dans Chémot, le verset précise qu’il s’agissait d’un « tsour » [un roc], alors que dans notre paracha, c’est d’un « séla » [roche] qu’il est question. Que signifie cette nuance ?

Rocher et rocher

C’est justement par ce dernier point que le Malbim entame son développement. Il explique que dans le langage de la Torah, le séla et le tsour désignent deux catégories bien distinctes de pierres. Le séla est un agglomérat rocheux composé de pierres relativement tendres, telles que la craie ou le sable. Si bien que même une montagne composée de roche tendre peut être parfois appelée par le verset un séla. Le tsour en revanche désigne plutôt un roc, c’est-à-dire un bloc rocheux d’une seule pièce, résistant et extrêmement imperméable.
Or, nous savons que les régions riches en roches spongieuses sont propices à la formation de nappes phréatiques. Parce que ces pierres sont très perméables à l’eau de pluie, elles lui permettent de s’infiltrer et d’aller se déposer dans quelque cavité souterraine. Or, cette nuance entre le séla du tsour est ce qui fit toute la différence entre l’épisode relaté dans Béchala’h et celui de notre paracha.

Deux formes de miracles

Pour que l’eau jaillisse du rocher, le miracle pouvait s’opérer de deux manières différentes : D.ieu pouvait soit faire jaillir une source souterraine à l’endroit du rocher – ce qui revient exactement à être un concours de circonstance miraculeux –, soit changer la roche elle-même en eau, en modifiant sa constitution élémentaire – c’est-à-dire en bouleversant les lois de la nature.
Dans le premier cas, le miracle est évidemment moindre. Pour qu’il soit perçu comme tel, il était donc impératif de « parler » au rocher, et non de le frapper. En effet, le fait de frapper la pierre pouvait être assimilé à un ordinaire coup de pioche perçant une couche de terre et libérant les eaux de la nappe souterraine. Le cas échéant, le seul « prodige » auquel on aurait assisté se serait résumé à simplement connaître le bon endroit où creuser… Pour que l’apparition d’une source d’eau soit réellement perçue comme un miracle, il était donc impératif qu’elle ne jaillisse qu’en « parlant » au rocher, et non en le frappant.
En revanche, la seconde option de miracle – qui consiste à modifier la substance fondamentale de la roche – ne peut quant à elle s’opérer qu’en frappant justement la roche. Nous savons en effet que les lois élémentaires de la nature ne sont guère malléables et même au niveau du miracle, pour qu’une modification puisse être opérée, il faut nécessairement réaliser une action concrète qui aura l’effet d’un catalyseur remaniant la constitution de la matière.
Ces deux options de miracle s’imbriquent elles-mêmes dans les caractéristiques qui distinguent le tsour du séla. Le tsour, comme nous l’avons vu, est un roc ferme, uniforme et homogène. La première fois que les enfants d’Israël furent confrontés à une pénurie d’eau, peu après leur sortie d’Egypte, ils se retrouvèrent face à un immense roc. Pour en faire sortir de l’eau, il n’y avait pas quatre chemins : cette masse rocheuse ne cachait assurément aucune source souterraine et pour en extraire de l’eau, il n’y avait pas d’autre choix que de la « frapper » – c’est-à-dire d’en modifier la constitution et la changer en eau. A cet endroit, il n’y avait aucune ambiguïté possible.
Mais lorsqu’une quarantaine d’années plus tard, Myriam vint à décéder et que le manque d’eau se fit à nouveau ressentir, on arriva à une tout autre situation. La montagne devant laquelle les enfants d’Israël arrivèrent alors était un séla, comme le souligne clairement le verset. De ce fait, le miracle pouvait se produire de deux manières : soit en parlant au rocher – c’est-à-dire en faisant jaillir une source souterraine – soit en le frappant, et en en modifiant la substance élémentaire. A cet endroit encore, D.ieu choisit d’opérer le miracle de la façon la plus prodigieuse, pour tenter de ramener le peuple juif à de meilleures dispositions que celles manifestées dans les dernières parachiyot. Mais dans la mesure où cette roche était poreuse, on ne put se contenter de « frapper » le rocher comme la première fois, car alors, les Hébreux auraient pu interpréter ce coup de bâton comme un ordinaire coup de pioche. Pour ce faire, D.ieu énonça donc une série d’ordres, grâce auxquels le miracle serait parfaitement perçu par le peuple :
1. La première étape consistait à parler au rocher, de sorte à en extraire toutes les sources d’eau naturelles qui pouvaient s’y trouver.
2. Laisser ensuite ces eaux s’écouler, car ce n’était pas par elles que D.ieu voulait répondre aux plaintes des enfants d’Israël.
3. Frapper la roche pour la modifier et la changer en eau.
4. Seulement alors, laisser le peuple étancher sa soif avec cette eau hautement miraculeuse.
En lisant attentivement les versets de la Torah, nous pourrons nous rendre compte comment ces différentes étapes y figurent clairement : « L’Eternel parla à Moché en disant : ‘Prends ton bâton et assemble la communauté’ (…) » – le bâton était essentiel dans cet épisode également, étant donné que le miracle final serait opéré par son entremise ; « Vous parlerez au rocher et il donnera ses eaux » – en un premier temps, il faudrait parler au rocher, justement afin qu’il donne « ses eaux », c’est-à-dire celles contenues sous terre ; puis « vous ferez sortir de l’eau du rocher » – après que les sources naturelles aient tari, Moché et Aharon pourront alors de leur propre main « extraire » littéralement de l’eau à partir de la roche ; enfin, « Tu feras boire l’assemblée et son bétail » – à ce moment seulement le peuple verra la réponse miraculeuse donnée à ses doléances.
Ecoutez, peuple rebelle !
Or, Moché avait parfaitement bien compris ce message, comme en témoigne clairement le verset : « Moché prit le bâton (…) comme D.ieu le lui avait ordonné ». Mais lorsque Moché lança une convocation de toute l’assemblée d’Israël, il vit que celle-ci se présenta comme un « kahal », et non comme une « éda » (deux nuances pour désigner une assemblée) ; c’est à ce moment-là qu’il s’écarta de la voie dictée par le Saint béni soit-Il. Selon le Malbim, le kahal désigne en effet un rassemblement où l’on ne tient aucunement compte de la hiérarchie du peuple, attitude qui fut déjà auparavant reprochée au peuple juif. En voyant cela, Moché comprit – ou crut comprendre – que le peuple juif ne méritait plus l’apparition d’un miracle aussi grand que celui survenu quarante ans auparavant. A ses yeux, seule la présence des Anciens et des Sages au premier rang offrait le mérite d’un prodige qui bouleverserait entièrement les lois de la nature. Or, parce que le peuple n’honorait pas ses maîtres comme il le devait, il avait donc perdu le mérite de voir la pierre se changer en eau.
S’adressant au peuple, il lui annonça d’emblée que le miracle ne se réaliserait pas comme il l’attendait : « Ecoutez, peuple rebelle ! Est-ce donc de ce rocher que nous vous ferons sortir de l’eau ? ». En d’autres termes, parce que vous êtes des rebelles qui n’honorent pas ses Anciens, vous ne méritez pas que l’on produise pour vous un miracle aussi formidable. Moché ne parle pas ici à la forme exclamative, comme on le comprend généralement, mais il énonce une nouvelle vérité : « Pourrons-nous faire sortir de l’eau de ce rocher ? » sous-entendu : « Non, nous ne le pourrons pas ».
Or, non seulement Moché ne fit pas sortir l’eau du rocher par l’entremise du bâton, mais il crut que le peuple ne mériterait pas même le premier miracle, qui consistait à « parler au rocher » pour faire jaillir les sources qu’il recouvrait. Voilà pourquoi il choisit finalement de frapper directement la roche, persuadé que D.ieu ne consentirait qu’à opérer le plus petit miracle pour ce « peuple rebelle ». Mais ce que Moché avait manqué de comprendre, c’est que ces miracles étaient tout autant destinés à « sanctifier le Nom de D.ieu aux yeux des enfants d’Israël ». De ce fait, il aurait dû appliquer les prescriptions de D.ieu sans tenir compte du niveau effectif du peuple, et se conformer aux ordres à la lettre. C’est pourquoi le prophète fut si sévèrement puni, et qu’il ne mérita pas d’entrer en Terre sainte.

Par Yonathan Bendennnoune,
Extrait d’Hamodia dans le cadre du partenariat