Peu après que Yaacov revint s’installer dans la terre de ses pères, une douloureuse épreuve le frappa de plein fouet : Dina fut prise de force par un prince du pays, Chekhem fils de ‘Hamor.

La Torah relate que Chekhem s’attacha à Dina et voulut la prendre pour épouse. ‘Hamor, son père, se rendit alors auprès de Yaacov et lui proposa une alliance : « Alliez-vous avec nous, donnez-nous vos filles et épousez les nôtres. Demeurez avec nous, le pays vous est ouvert… » (Béréchit 34, 9-10).
Le verset poursuit en relatant la ruse que fomentèrent les enfants de Yaacov, en suggérant au roi cananéen de faire circoncire tous les mâles de son peuple, pour les affaiblir et mieux pouvoir les tuer. Cependant, il ne dit pas quelle fut la réponse du patriarche lui-même à cette proposition.
On peut toutefois trouver davantage de précisions dans le Midrach Tan’houma : « ‘Hamor dit à Yaacov : Avraham, l’aïeul de la jeune fille, était un dignitaire, comme il est dit : ‘Tu es un dignitaire de D.ieu au milieu de nous‘ et moi-même, je suis également un dignitaire dans ce pays. Il est donc propice que mon fils prenne ta fille pour épouse.’ Yaacov lui répondit : L’aïeul de la jeune fille était un taureau, comme il est dit : ‘Avraham courut au troupeau, il choisit un veau tendre et gras…’, et toi, tu es un âne [‘hamor]. Or, il est écrit : ‘Ne laboure pas avec un taureau et un âne attelés ensemble’ (Dévarim 22, 10). »
Ce Midrach est certes pour le moins surprenant : quel est donc cet argument que Yaacov oppose à ‘Hamor ? Le Ktav Sofer propose de l’expliquer à l’aide de l’idée suivante.

La noblesse du taureau
Dans diverses sources, nous voyons que la tradition accorde au taureau une connotation positive. Ainsi, il est dit dans la bénédiction de Yossef : « Le Taureau, son premier-né, qu’il est majestueux ! Ses cornes sont celles du réem… » (Dévarim 33, 17). Nos Sages disent également : « Celui qui voit un taureau en rêve aura l’espoir de la sagesse. » Cet animal est donc considéré comme un symbole de réussite et de sagesse.
Selon le Ktav Sofer, le taureau peut de fait être considéré comme le roi des bêtes domestiques. Sa force tranquille et la constance de son travail sont un exemple de majesté pour toute l’espèce animale. Pourtant, cette vigueur ne suscite guère chez lui des penchants de rébellion. Un célèbre verset du prophète clame en effet à son sujet : « Le taureau connaît son maître… » (Yéchaya 1, 3). C’est-à-dire qu’en dépit de sa puissance, le taureau n’a pas, dans sa nature, la tendance à vouloir se libérer du joug de ses maîtres. Sa force ne contredit pas sa docilité, il reste fidèle à son devoir sans chercher à utiliser sa puissance à des fins d’émancipation. Car instinctivement, il sait que telle est sa raison d’être : se soumettre aux hommes, qui en échange pourvoient à tous ses besoins.
Ceci explique la similitude entre le taureau et le peuple juif : bien que celui-ci soit considéré comme « le peuple élu » – celui dont il est dit : « Vous serez pour Moi une dynastie de pontifes et une nation sainte… » (Chémot 19, 6) attendu que « tous les peuples de la terre verront que le nom de l’Eternel est associé au tien » (Dévarim 28, 10) –, sa dignité ne l’incite nullement à rejeter le joug divin. L’étincelle pure du peuple juif n’en viendra jamais à oublier Qui l’a créé, Qui l’a élevé à cette noblesse et Qui le protège tout au long de son histoire. Tel un taureau, il courbe l’échine devant les commandements divins, sans jamais chercher à se libérer de son devoir.
L’impertinence de l’âne
Or, que dit cette même prophétie au sujet de l’âne ? « Le taureau connaît son propriétaire et l’âne l’auge de son maître. » Contrairement au taureau, la soumission de l’âne à son maître tient uniquement dans la nourriture qu’il lui tend : sans carotte, il refuse catégoriquement d’avancer. A cet égard, il reste une bête indocile, qu’on peut tout au plus dompter sans jamais vraiment l’apprivoiser.
Lorsque ‘Hamor, le roi cananéen, propose une alliance à Yaacov, il justifie sa démarche avec ce raisonnement : « Avraham était un dignitaire, et moi-même, je suis également un dignitaire dans ce pays. » Autrement dit, le rang auquel nous a placés D.ieu révèle une affinité certaine entre nous. Nous sommes tous deux des dirigeants, et nous méritons à ce titre d’unir nos familles. Mais la réponse du patriarche remit les choses dans leurs justes perspectives : « L’aïeul de la jeune fille était un taureau, comme il est dit : ‘Avraham courut au troupeau, il choisit un veau tendre et gras…’ » De fait, lorsqu’Avraham accueillit chez lui les trois anges, il ne ménagea pas ses efforts pour les recevoir dignement. Cet épisode montra qu’Avraham, tout dignitaire qu’il fût, savait se soumettre totalement aux causes qu’il défendait, c’est-à-dire faire connaître aux hommes l’existence de D.ieu. Il était certes un « taureau » – un roi parmi ses semblables – mais jamais sa stature n’occulta sa soumission envers le Créateur. Il eut beau avoir de nombreux domestiques à son service, il alla en personne quérir des veaux tendres pour ses invités, conscients de l’importance suprême de l’hospitalité.
Quant à l’âne, c’est tout l’inverse : seuls ses intérêts personnels motivent ses choix. Bien que depuis le Déluge, les nations du monde aient toutes accepté d’observer certaines règles de pudeur élémentaires (Rachi Béréchit 34, 7), Chekhem n’en tint aucunement compte le jour où il remarqua Dina, la fille de Yaacov. Pour lui, les intérêts du Ciel passaient après les siens, car en tant que prince, il estimait que nul ne devait lui dicter sa conduite. S’il connaissait D.ieu, c’est uniquement pour « l’auge » – c’est-à-dire les avantages qu’il pouvait en dégager. Et lorsque l’occasion se présenta, il occulta totalement les bonnes résolutions prises à la suite du Déluge.
Citant le verset : « Ne laboure pas avec un taureau et un âne attelés ensemble », Yaacov démontra à ‘Hamor que le taureau et l’âne ne peuvent en aucune manière sceller une alliance. Leur nature est si dissemblable, qu’aucun pacte ne peut être envisagé entre eux.

  Par Chlomo Messica, en partenariat avec Hamodia.fr