Peu avant la rencontre cruciale qui devait réunir Yaacov et Essav après de longues années de séparation, le patriarche adresse une prière à D.ieu. Il L’implore de le sauver de la menace que représente son frère.


Dans sa prière, Yaacov conjure D.ieu d’épargner sa famille, tout en ayant conscience qu’il est « peu digne de toutes les faveurs et de toute la fidélité que Tu as témoignées à Ton serviteur » (Béréchit 32, 11). Rachi explique qu’en formulant ces mots, Yaacov exprima sa crainte que ses mérites se soient amoindris en raison des nombreuses faveurs dont D.ieu l’avait gratifié. A cet égard, il appréhendait de n’être plus digne de la promesse divine – lui ayant assuré : « Je te protégerai » –, et de devoir affronter Essav sans le moindre mérite.
La démarche de Yaacov est essentielle dans l’idée que nous nous faisons des bienfaits de la vie. Le patriarche, durant les deux décennies passées chez Lavan, subit de nombreuses épreuves, mais il jouit aussi de nombreuses faveurs, voyant sa richesse s’accroître considérablement. Mais en vertu de quoi ? Qu’est-ce qui justifia cette fortune ? Certes, il est indiscutable qu’au cours de sa vie, le patriarche accumula de nombreux mérites. Mais qui lui certifia que ces mérites justifiaient tant de richesses ? C’est donc conscient de sa petitesse face à la bonté du Créateur, que Yaacov Lui annonce ici : « Je suis peu digne de toutes les faveurs que Tu m’as témoignées » – que valent mes actes face à Tes infinis bienfaits ?
Au gré des aléas de l’existence, nous connaissons des périodes favorables, des situations avantageuses ou des étincelles de bonheur qui éclairent notre vie. Toutefois, ce dont nous devons rester conscients à tout moment, c’est que chaque chose a un prix : que ce soit en vertu de nos propres mérites, celui de nos ancêtres, ou pour une cause pouvant englober une multitude de facteurs, chaque avantage a sa raison d’être, qui en justifie le prix.
Or, qui saurait dire pour quelle raison – ou en échange de quoi – nous avons droit à certaines faveurs particulières ? Personne, car nul n’a accès aux calculs célestes. Et s’il s’avère qu’effectivement, rien ne justifie notre bonheur, nous nous retrouvons dans l’exacte situation que connut notre ancêtre : « Je suis peu digne de toutes les faveurs que Tu m’as témoignées » –seule la bonté gratuite du Créateur pouvant être e motif de notre réussite.
C’est dans cet esprit que Rabbénou Bé’hayé écrit les mots suivants au sujet de ce verset : « Ceci doit amener chacun de nous à méditer, durant ses prières, à son propre démérite et à son indignité, ainsi qu’à la supériorité du Maître dont nous sommes les esclaves. (…) Nous devons également méditer aux multiples bienfaits et aux bontés du Créateur à notre égard. C’est en ce sens que le roi David dit : “Mon bonheur ne T’incombe pas“ (Téhilim 16, 2) – autrement dit, je vois que les bienfaits du Maître du monde envers Ses serviteurs ne sont pas un dû, c’est par pure bonté qu’Il les leur accorde. »
Dans la suite de cette idée, l’histoire suivante porte un message édifiant, et nous rappelle l’importance que nous devons accorder au moindre avantage dont nous bénéficions durant notre existence.
Apprécier la valeur de chaque chose
L’histoire suivante fut rapportée au rav Its’hak Zilberstein (citée dans Barékhi Nafchi), par le rav Immanouel Raavad de Péta’h Tikva. Le cousin du rav Raavad servit dans l’armée française pendant la Seconde Guerre mondiale, au grade de capitaine. Pendant les combats, il fut capturé par l’armée allemande, et détenu comme prisonnier de guerre. La renommée de cet officier était telle au sein de l’armée française, que le général de Gaulle s’impliqua personnellement pour garantir sa survie. Lorsque l’annonce de sa capture arriva à ses oreilles, le général réagit de manière tout à fait exceptionnelle. Depuis les bureaux de Radio Londres, qui lui servait d’organe de communication, il lança un appel adressé à l’Etat-major allemand. Il mit en demeure l’ennemi de ne pas attenter à la vie de son officier, allant jusqu’à menacer de faire exécuter les hauts gradés allemands détenus en Angleterre s’il apprenait que son compatriote avait été mis à mort.
Ses menaces firent leur effet, et les nazis isolèrent le capitaine juif du reste des prisonniers pour lui assurer la vie sauve. Cependant, les sommations lancées par le général de Gaulle ne manquèrent pas de piquer au vif les soldats allemands. Loin de ménager l’officier français, ils choisirent au contraire de l’humilier par tous les moyens, pour venger l’atteinte portée à leur fierté.
A cette fin, l’armée allemande fit venir spécialement à son intention une cage en verre, qu’elle scella au beau milieu du campement dans lequel il détenait leur précieux prisonnier. « Dans cette cage, témoigna l’officier après avoir dépassé les quatre-vingts ans, je mangeais, je dormais et faisais tous mes besoins, aux yeux de tous les passants. Ma pitance ne m’était jamais donnée à la même heure : c’est seulement lorsque la faim me tenaillait cruellement, au point que j’hurlais de douleur, qu’ils daignaient me donner une maigre portion de pain. »
Mais là ne s’arrêtèrent pas les supplices du prisonnier. Cette tranche de pain avait en effet le goût de la pire amertume. A chaque fois que le gardien venait lui apporter sa pitance, il faisait auparavant trois gestes : premièrement, il crachait sur tous les côtés de la tranche de pain. Ensuite, il la jetait à terre, dans la boue et le sable qui entouraient la cage de verre. Et comme si cela ne suffisait pas, le soldat veillait à piétiner soigneusement le pain avec ses grosses bottes encrassées. Seulement après cet abject manège, il jetait le morceau de pain dans le cachot, sans manquer d’insulter le prisonnier des noms les plus sordides. Voici le traitement auquel fut soumis ce capitaine juif pendant toute sa longue période de détention.
« A une certaine occasion, raconte encore le rav Raavad, je posai à mon cousin une question qui me brûlait les lèvres : ‘Si tu venais à rencontrer ce soldat allemand qui t’a ainsi torturé, que lui ferais-tu ?’ La réponse qu’il me donna me laissa stupéfait : ‘Tu veux savoir ce que je ferais à ce soldat ? Je pense que j’irais l’embrasser chaleureusement.’ »
« Comment ? m’exclamai-je. Tu irais embrasser ce tortionnaire ? »
« Evidemment, répondit le capitaine français. Qu’on le veuille ou non, c’est grâce à lui que je suis resté en vie pendant toutes ces années. D’une manière ou d’une autre, c’est cette tranche de pain qu’il me tendait qui m’a empêché de mourir de faim ! »
De toutes les fibres de son être, cet homme comprenait qu’en dépit de tout, un bienfait reste un bienfait : cette immonde tranche de pain quotidienne lui permit de survivre, et jamais il ne devait négliger cet aspect des chosesJe suis peu digne de toutes Tes faveurs…
Par Yonathan Bendennnoune