La paracha Toldot débute par le récit des difficultés qu’éprouvaient Its’hak et Rivka à concevoir, lequel se conclut, après bien des désagréments pour la jeune épouse, par la naissance des deux jumeaux Yaacov et Essav…

Revoyons pas à pas les descriptions de cet épisode dressées par les versets. « L’Éternel accueillit la prière [d’Its’hak], et Rivka sa femme devint enceinte. Comme les enfants s’entre-poussaient dans son sein, elle dit : ‘Si cela est ainsi, à quoi suis-je destinée ?’ ». Citant le Midrach, Rachi propose deux explications à ce « tumulte » qui régnait dans le ventre de Rivka enceinte : « Les Sages interprètent cette expression comme signifiant ‘courir’ : lorsqu’elle passait devant les centres de Torah de Chem et de Ever, Yaacov se prenait à courir et se débattait pour sortir de son ventre. Et lorsque Rivka passait devant les portes des maisons idolâtres, Essav se débattait pour sortir. Seconde explication : ils se chamaillaient tous les deux et se battaient pour l’héritage des deux mondes ».

Ne comprenant pas la signification de cette confusion, Rivka se remet alors en question : « A quoi suis-je destinée ? », se demande-t-elle ; et toujours selon Rachi : « Pourquoi désirer et prier pour cette grossesse ? ». Elle se rend alors dans la maison de Chem pour y « interroger D.ieu ». Par le biais d’une prophétie, le Saint béni soit-Il lui répond alors : « Deux nations sont dans ton sein, et deux peuples se sépareront de tes entrailles ; un peuple sera plus puisssant que l’autre, et l’aîné obéira au plus jeune ».

Ces « deux nations », ajoute Rachi, font notamment allusion aux « deux éminences » (dans le sens de « guéïm ») qui viendront à naître de ces deux nations : rabbi Yéhouda haNassi, le compilateur de la Michna, et Antonin le Pieux, empereur de Rome.

La prophétie poursuit en révélant qu’en raison de leur importance, ces deux nations seront vouées à la division et aux affrontements, comme elles le furent dès les premières lueurs de leur existence : « elles se sépareront depuis le ventre de leur mère : l’un vers sa perversité, et le second vers sa piété ». Ces deux puissances, dont les règnes embraseront tous les siècles futurs, ne parviendront néanmoins jamais à une situation d’harmonie : « Un peuple sera plus puissant que l’autre : ils ne seront jamais d’une importance égale, puisque lorsque l’un se lèvera, le second tombera ».

En clair, cette prophétie révéla le destin des deux plus importantes nations de l’humanité, promises à régner sur le monde et dont l’âpre rivalité débuta avant même leur naissance.

La gestation et la naissance de ces deux jumeaux se révèlent en fait comme le plus inattendu paradoxe de la nature : ces deux enfants sont chacun dotés d’une nature foncièrement opposée ; ils présentent des destinées divisées par un profond fossé et jamais la concorde ne pourra être scellée entre eux. Et paradoxalement Yaacov et Essav sont aussi les fruits d’une union entre deux êtres d’exception, d’authentiques « piliers spirituels du futur peuple juif, et de surcroît, ils furent conçus en même temps !

Que signifie donc ce paradoxe ?

A travers différents Midrachim et explications de commentateurs, il apparaît que derrière ce qui pourrait ressembler à un simple épisode « anecdotique » contant une grossesse difficile, se cache en réalité toute la dimension de ces deux êtres conçus dans un même sein : ces deux nations antinomiques nées pourtant dans un même foyer !

Le pouvoir des Patriarches partagé entre les deux frères…

Après de longues années d’attente, Rivka tombe enfin enceinte, mais elle souffre de douleurs inhabituelles… Interrogeant les femmes de son entourage, toutes lui avouent ne jamais avoir entendu parler d’une grossesse aussi douloureuse (Middrach). Néanmoins, cette douleur qui opprime la future mère n’est pas tant la souffrance physique ressentie dans son sein : ce qui trouble Rivka au plus haut degré – au point où elle en vient même à regretter cette grossesse pourtant si attendue -, c’est précisément le fait qu’une étrangeté paradoxale puisse se développer dans un même « cocon ».

Passant devant les maisons de la Torah, cet enfant se débat pour sortir ; mais passant ensuite devant les maisons d’idolâtrie… même réaction ! Certes, les racines de cet enfant sont formidablement contrastées puisqu’il porte en lui à la fois l’héritage d’Avraham, d’Its’hak mais aussi celui de Béthouel et de Lavan son oncle ; néanmoins, comment un seul être de chair et de sang peut il être doté de tant de paradoxes au point de « courir » après le bien exactement comme après le mal… ?

Or la réponse de la prophétie lui révèle alors le secret de la destinée du monde : s’il sera donné à sa descendance de poursuivre l’oeuvre de ses pères en représentant le Nom divin sur terre, il lui faudra néanmoins renoncer à ce monde-ci en tant que « valeur autonome ». Si l’héritier d’Avraham et d’Its’hak souhaite exister dans ce monde de matérialité, ce sera aux dépens de son aspiration spirituelle et en conséquence des preuves qu’il dévoilera en ce sens. Tributaires de cette réalité, Its’hak et Rivka donnèrent donc jour à deux nations qui, avant même leur naissance, se partagèrent les deux mondes : Essav prit ce monde-ci et Yaacov le Monde futur (Midrach).

Néanmoins, ce compromis ne résolut pas leur antagonisme, loin s’en faut ! Au contraire, depuis le jour de leur naissance – où Yaacov « tint dans sa main le talon d’Essav » -, leur rivalité n’eut de cesse de s’amplifier, au point où « un peuple sera plus puissant que l’autre » – c’est-à-dire, comme l’explique Rachi, « lorsque l’un se lèvera, le second tombera ».

Jamais la rivalité entre ces frères que tout oppose – dont les valeurs et les buts de l’existence sont antithétiques au possible – ne laissera place à l’entente et la concorde… et encore moins à une alliance. C’est effectivement ce que déclare ce passage talmudique (Traité Méguila, page 6/a) auquel Rachi fait écho : « Césarée et Jérusalem : si un homme te déclare [avoir vu ces] deux villes détruites, n’y crois pas ! S’il te déclare [les avoir vues] toutes deux construites, n’y crois pas ! Césarée détruite et Jérusalem construite, Jérusalem détruite et Césarée construite, crois-y, (…) comme il est dit : ‘Un peuple sera plus puissant que l’autre’ ».

Non seulement est-il inconcevable que Jérusalem et Césarée – autrement dit Rome – soient toutes deux détruites dans la mesure où la Puissance au sein des nations appartient fatalement à l’une ou l’autre, mais de surcroît, jamais ces deux villes souveraines ne sauront cohabiter sur terre dans l’harmonie en conciliant leur puissance. Pourquoi cette inexorable rivalité ? Car le partage des deux mondes, conclu entre Essav et Yaacov – l’un prenant sa part dans ce monde-ci et le second dans la Vie éternelle du monde futur -, ne fut nullement une forme d’accord, comme on pourrait l’espérer… puisque depuis toujours, « ils se chamaillaient tous les deux et se battaient pour l’héritage des deux mondes ».

Le talon d’Essav

De fait, il semblerait légitime de penser que si deux mondes s’offrent à deux frères et qu’ils tombent tous deux d’accord sur un partage, rien ne devrait les empêcher de vivre dans la concorde et chacun de son côté… C’est en effet ainsi qu’Essav concevait ce partage, mais au moment de leur naissance, Yaacov le détrompa en le mettant ainsi face à la réalité : « Le premier qui sortit était roux, tout son corps comme un manteau de poils. On le nomma Essav. Ensuite, son frère sortit, sa main saisissant le talon d’Essav. Et on le nomma Yaacov ». Se précipitant hors du cocon embryonnaire, Essav pense pouvoir jouir de ce monde à la hauteur de ses désirs : en se précipitant dans les sanctuaires idolâtres, seuls capables de répondre à tous ses désirs quel qu’en soit le but, il deviendra cet homme qui dévore la nature en se vouant à la chasse et qui croque le monde à pleines dents…

Mais ce qu’Essav néglige, c’est le fait que l’existence même de cette vie dont il attend tellement repose sur un monde de Vérité, un univers parallèle qui couronne la Création par cette perfection que seule la spiritualité peut offrir. C’est le messsage que Yaacov lui lance en agrippant dans sa main le talon de son frère : « Exactement comme ce talon à l’égard du corps humain, ce luxe, cette débauche de délices matériels auxquels tu aspires tant ne reposent que sur un socle dénué de tout artifice, mais néanmoins ferme et résistant sans lequel le monde ne saurait subsister ! ». Et dans la mesure où la matière repose sur le socle de la spiritualité, c’est à Yaacov que revient la préséance et la priorité en toute circonstance : car c’est bel et bien à son intention que le monde fut créé. Yaccov tient donc sa promesse de céder à son frère l’opulence de ce monde, mais seulement si ce dernier se soumet à ce principe en mettant la matière au service du spirituel. Mais pour Essav, nul compromis n’est envisageable : rien ne saurait le resttreindre dans sa quête de jouissance et de pleine possession du monde ! A cet égard, il déclarera plus tard après que Yaacov lui a « dérobé » ses bénédictions : « Est-ce donc ainsi qu’il me supplante [ou, pourrait-on dire, me ‘talonne’] à deux reprises ? ». En clair : serais-je à jamais tributaire de ce frère qui exige que le monde soit voué à sa propre destinée ?

S’il exista certes des exceptions au niveau de l’individu – comme ce fut le cas d’Antonin qui se mit secrètement au service de rabbi Yéhouda haNassi et à qui ce grand Sage promit une part au monde futur (Talmmud, Traité Avoda Zara, page 10) -, néanmoins cette alliance théorique n’existe pas à l’échelle de ces deux nations, lesquelles vivront à jamais dans un inéluctable antagonisme. Le talon d’Essav se révéla donc bien l’origine de toute la rivalité entre ces deux frères jumeaux : le point précis d’achoppement entre ces deux nations n’ayant en commun que la puissance et l’emprise qu’elles exercaient sur terre…

Yonathan Bendennoune, avec l’accord exceptionnel d’Hamodia-Edition Française