En raison de la famine qui sévit en terre de Canaan, Its’hak s’installe dans la terre des Philistins, gouverné par le roi Avimélekh. Sur place, ses biens commencent à prospérer, son bétail se multiplie et ses récoltes sont si abondantes qu’elles suscitent la jalousie des Philistins.

Pour ne pas être en reste, ces derniers choisissent de s’en prendre aux puits qu’avait creusés Avraham, en son temps. Sur les conseils d’Avimélekh, Its’hak décide donc de se retirer, et part vivre à quelque distance de là, dans la vallée de Guerar, également dominée par Avimélekh.

Its’hak entreprend alors de rouvrir là aussi les puits que son père avait creusés, mais à nouveau, la jalousie incite les bergers de Guerar à les reboucher, les uns après les autres. Finalement, Its’hak s’éloigne encore davantage et arrive enfin dans des terres plus clémentes, où il peut creuser plusieurs puits sans qu’on vienne lui chercher querelle.
Quelque temps plus tard, Avimélekh vient trouver le patriarche. La réaction d’Its’hak ne se fait pas attendre : « Pourquoi êtes-vous venus à moi, alors que vous me haïssez ? Que vous m’avez éconduit de chez vous ? » Avimélekh lui oppose alors une réponse, pour le moins déroutante : « Nous voudrions conclure un pacte avec toi, que tu t’abstiendras de nous nuire de même que nous ne t’avons pas touché, que nous nous sommes montrés bons avec toi et que nous t’avons renvoyé en paix ! » (Béréchit 26, 1-29).
Avimélekh n’était certes pas un homme stupide ; il était considéré comme l’un des grands de sa génération, et il ne fait aucun doute qu’il ne pouvait se permettre d’opposer au patriarche des réponses vides de sens. Dans ces versets, c’est pourtant bien ce qu’il semble faire : effaçant d’un revers de la main tous les reproches que lui adresse Its’hak, il déclare sans la moindre gêne que « nous ne t’avons pas touché, nous nous sommes montrés bons avec toi et nous t’avons renvoyé en paix » !
Bien plus, dans le targoum de Yonathan ben Ouziel (verset 28), il apparaît que la démarche d’Avimélekh était totalement opportuniste : après le départ d’Its’hak, ses sources s’étaient asséchées et ses vergers avaient cessé de donner des fruits ; c’est pourquoi il lui déclara en préambule : « Nous avons bien vu que l’Eternel était avec toi », le priant de conclure avec lui un pacte de paix parce qu’il avait compris qu’Its’hak était le vecteur de sa prospérité. Et à présent, ce même Avimélekh prétend imposer au patriarche un serment, sous prétexte qu’il s’est toujours montré bon envers lui !
Le Midrach (Béréchit Rabba 64, 10 cité par rav Chalom Schwadron) offre quelques éclaircissements à l’étrange comportement d’Avimélekh, à l’aide de la parabole suivante : « Pendant que le lion dévorait une proie, un os se logea dans sa gorge et refusa d’en sortir. Il déclara : ‘Celui qui parviendra en me débarrasser de cet os, je lui donnerai une récompense.’ L’ibis, dont le bec est long, se présenta à lui, il introduisit son bec dans la gueule du lion et en retira l’os. Il dit au lion : ‘Donne-moi mon salaire !’ Celui-ci lui rétorqua : ‘Va te targuer d’avoir pénétré dans la gueule du lion et d’en être sorti indemne !’ »
En clair, la réponse du lion fut : tout est question de perspective ! Si l’ibis pensait mériter une récompense, pour le lion, celle-ci avait déjà été payée, car il lui avait dû fournir des efforts considérables pour ne pas dévorer cet oiseau qui s’offrait dans sa gueule. Alors certes, l’ibis a agi pour le propre bien du lion, et il n’a de surcroît tiré aucun avantage de son dévouement, mais ces considérations importent peu au fauve : à ses yeux, il a déjà tant « peiné » pour cet oiseau qu’il se considère quitte de sa promesse.
Avimélekh aborda la question d’une façon exactement similaire : il est vrai qu’Its’hak avait beaucoup souffert de la promiscuité et il est aussi vrai que, par son mérite, les Philistins avaient connu la postérité pendant des années. Néanmoins, de son propre point de vue, ceci n’entrait pas en ligne de compte, car son peuple avait déjà déployé suffisamment d’efforts pour avoir laissé le patriarche « repartir en paix » – c’est-à-dire pour ne pas s’être montré encore plus belliqueux à son égard. Pour lui, il incombait au contraire à Its’hak de se montrer reconnaissant envers les Philistins, car ils avaient eu la « bonté » de le laisser partir indemne… Ce qui était la plus évidente éthique pour le patriarche, appartenait déjà au domaine de la bonté et de la vertu pour les Philistins !
Rav Schwadron rapporte à ce sujet une petite anecdote, qui illustre bien cette idée : on raconte que sur son lit de mort, un mosser [délateur] qui avait sévi pendant des années contre la communauté juive, donna à son fils ces dernières consignes : « Mon enfant, si tu souhaites avoir un gagne-pain digne et sûr pendant toute ta vie, suis mes traces ! Va dénoncer aux autorités tous les faits et gestes de tes frères juifs, et tu ne manqueras jamais de rien ! » Mais le fils, encore jeune, éprouvait des craintes à ce sujet : « Que ferai-je si la communauté juive s’en prend à moi ? Ne devrais-je pas craindre que mes frères juifs me fassent payer toutes mes dénonciations, en calomniant à mon sujet auprès des autorités ? » ; « Ne crains rien, le rassura son père, je connais bien les habitants de cette ville, ils sont tous des Juifs pieux et craignant le Ciel. Personne n’ira jamais faire une telle vilenie ! »…

Par Yonathan Bendennnoune, en partenariat avec Hamodia.fr