Dans son commentaire sur la Torah (Chémot 13, 16), le Ramban écrit : « Après avoir pris connaissance des miracles éclatants et dévoilés, l’homme doit ensuite accéder à la prise de conscience de la réalité des miracles cachés, car ils qui constituent le fondement sur lequel repose toute la Torah. Et aucun homme ne saurait avoir part à la Torah de Moché rabbénou tant qu’il n’est pas d’abord persuadé que tous les évènements que nous vivons (mikréinou) et toutes les choses du monde qui nous arrivent (devaréinou) – en tant qu’individu ou comme collectivité – relèvent tous du miracle proprement dit, puisque rien au monde ne comporte de dimension normative (téva), quelle qu’elle soit, ni aucune forme de régularité (minhago chel olam) »…

Le miracle de la nature
Contemporains de la sortie d’Egypte, les miracles nous révèlent en effet que les lois du monde sont en dernière instance l’expression du dévoilement de D.ieu dans la nature et dans l’Histoire. Que la Création toute entière est intimement liée au régime d’une première nécessité : celle du « séder Eloki ».
Les miracles n’ont donc de sens que pour autant où ils sont vécus comme une sorte de surdétermination métaphysique qui, en se déployant à partir des injonctions divines les plus hautes jusque dans l’épaisseur du réel, pousse l’homme de cette révélation à y inscrire sa propre existence présente. Et tel serait l’enseignement qu’ont gravés en nous les « plaies d’Egypte » : Israël ne devient qui il est que lorsqu’il assume sa qualité de peuple de D.ieu, c’est-à-dire lorsqu’il engage son être dans la révélation d’une autre modalité du réel.
D’après le Ramban, l’une des fonctions primordiales du miracle serait ainsi de rappeler à l’homme que tous les phénomènes de la nature qui l’entoure et ceux de sa propre identité sont tous révélateurs du rapport qu’il entretient avec la révélation divine, un rapport qui n’est autre que l’expression de sa responsabilité.
Car, de même que la nature ou les principes qui sous-tendent la compréhension du monde sont la manifestation ici-bas des dispositions par lesquelles D.ieu se dévoile, exprimant de la sorte Sa conduite du monde (hachga’ha – Sa providence), en vertu d’un véritable mouvement de va-et-vient entre le Créateur et ses créatures, ils sont aussi autant de dimensions matérielles du monde données à l’homme comme moyens d’accès au divin. Autant de marques laissées au cœur du réel, qui nous permettent de nous lier à Sa réalité, d’entrer en dialogue avec Lui.
Cette surdétermination métaphysique dont les miracles sont le signe nous révèlerait alors que la création toute entière est dans son essence même, dans ses lois et dans ses phénomènes, convocation de l’existence humaine dans son rapport au dévoilement de la transcendance. L’existence juive n’est pas neutre. Elle est le lieu où s’exprime la parole de Dieu. Elle ce lien, ce nœud dont parle le Maharal de Prague à propos du miracle : « Kécher vé’Hibour, une véritable unité entre le monde tel qu’il nous est donné à voir et la transcendance ». Un lien qui répond « à une rationalité qui lui est propre » (Gvourot haChem, deuxième préface, p.7).

Dans le royaume des monstres
Les miracles éclatants ayant préparé la sortie d’Egypte, tout en dévoilant l’Eternel comme le Maître incontesté des phénomènes naturels et comme le seul Acteur véritable de l’Histoire, ils font donc en même temps apparaître le peuple d’Israël comme étant la seule structure subjective (malkhout) susceptible de se retrouver dans une relation de réciprocité entre la créature et le Créateur.
On trouve sous la plume du rav Naftali Tsvi Yehuda Berlin, dans son « Emek Davar », un ouvrage rédigé à la fin du 19ème siècle, un texte aux tonalités prophétiques : « Israël, écrit-il, est appelé au nom de l’Eternel afin de dévoiler Sa gloire et Sa toute-puissance. C’est par le biais d’Israël en effet que la gloire de D.ieu et sa toute-puissance se révèlent dans le monde. Or, bien qu’il arrive aussi que nous ne puissions exprimer la magnificence de Sa majesté autrement que de cette manière-là [il est question ici des 98 malédictions de la paracha Ki Tavo, Ndlr.], cela ne nous donne pas pourtant le droit de nous révolter (…). Car c’est dans ce but que le Saint béni soit-Il a donné naissance à Sa création : afin qu’elle regorge de Sa gloire. Et c’est à cette fin qu’Il a fait notre acquisition en Egypte, en tant que peuple et en tant que serviteur : afin que ce but se réalise par notre biais. Quelle que soit donc la route que nous emprunterons pour atteindre cette destination, nous sommes voués à ce but et nous ne saurions nous y opposer.
Cette révélation a eu lieu la première fois avec Avraham Avinou, lorsqu’il lui a été dit qu’il serait « le père d’une multitude de peuples – av amon goyim » (Béréchit 17, 4), Avraham et sa descendance ayant été désignés par l’Eternel pour devenir un peuple à part (ouma niv’hérèt), et ce, à l’aide d’une alliance : par leur foie en D.ieu, ils éclaireront les nations, non seulement en permettant à des étrangers (guérim) de pénétrer en leur sein, mais aussi en réduisant à néant toutes les formes possibles de l’idolâtrie.
On retrouve ensuite cette révélation dans les versets traitant de la ligature d’Ist’hak (akédat Its’hak) : la descendance d’Avraham Avinou a été choisie pour ce but auquel elle est inexorablement vouée, fût-ce par le biais des plus terribles épreuves que le monde puisse connaître. Nous l’avons expliqué à propos de ces versets des Psaumes (44, 19sq) où il est dit : « Notre cœur aurait-il rétrogradé, et nos pas auraient-ils dévié de Ton chemin pour que Tu nous relègues dans le royaume des monstres (biMekom tanim) et que Tu nous recouvres des ombres de la mort (…) ? Pour Toi (aléikha), nous subissons chaque jour la mort, et nous avons été considérés comme un troupeau que l’on mène à l’abattoir ». Qu’on se réfère à ce que nous y avons écrit… » (Devarim 29, 1).
De « la créaturialité »
En d’autres termes : la sortie d’Egypte et avant elle, l’alliance contractée avec les Avot, ont inexorablement liés au projet divin, plaçant Israël face à la terrible responsabilité d’expérimenter le monde comme le déroulement d’un processus gouverné par une intention et menant vers un but.
Problème existentiel s’il en est, puisqu’il place au centre de la providence et donc de la direction divine du monde, non pas D.ieu seul, mais l’homme Israël. L’expérience des miracles aura pour toujours jeté notre peuple au cœur d’une odyssée où il doit désormais faire tout ce qui est en son pouvoir afin d’exprimer de manière la plus authentique possible la volonté divine présidant à son dévoilement dans le réel, c’est-à-dire dans l’Histoire. Car, comme l’enseigne le « Netsiv », si ce n’est pas lui qui s’en charge, l’Eternel le fera à sa place.
A telle enseigne qu’à l’heure de la sortie d’Egypte, en même temps qu’apparaît le peuple de D.ieu (l’effet), est rendue visible dans le monde, sous le mode de l’universel, sa cause métaphysique : l’existence de D.ieu elle-même. Et, s’élevant alors au-dessus de la nature, le peuple juif fait alors l’expérience de sa propre dimension surnaturelle et miraculeuse, un goût à l’existence qui ne le quittera plus.
Etant liée en son essence même aux miracles de la sortie d’Egypte et de la révélation sinaïtique, la subjectivité d’Israël a montré qu’il existe une dimension du sensé foudroyant le cadre de la nature et de l’Histoire, pour y laisser s’exprimer le dévoilement de la transcendance, la vraie place de la créature ! Subjectivité de la révélation, ce que d’aucuns ont appelé la « créaturialité », la problématique des miracles rend visible, derrière notre vision du réel en exil, les enjeux existentiels du rapport que l’homme entretient avec le monde qu’il habite, c’est-à-dire sa responsabilité divine. Car, nous l’avons déjà dit, le dévoilement de D.ieu dans l’Histoire est fonction de la disposition de la créature à le faire être.

Par Yehuda-Israël Rück,en partenariat avec Hamodia