Au coeur de l’histoire de Yossef vendu par ses frères et amené en Égypte, la Torah opère une digression pour nous relater l’histoire de Yéhouda et de Tamar, de qui naquit la dynastie de David et sa royauté.

Après la vente de Yossef, Yéhouda « s’éloigna de ses frères » et partit vivre à l’écart de sa famille. Cet « éloignement », soulignent nos Sages, exprime en fait une forme de disgrâce : « Ceci t’enseigne que ses frères l’ont destitué de sa dignité, parce qu’en voyant la douleur de leur père, ils l’accusèrent : ‘C’est toi qui nous as dit de vendre Yossef ! Si tu nous avais ordonné de le ramener à son père, nous t’aurions écouté !’ » (Rachi 38, 1). Arrivé dans le pays d’Adoulam, Yéhouda prend donc une femme parmi les filles de Canaan, et de leur union naissent trois fils : Er, Onan et Chéla. Lorsque ses deux premiers fils viennent à mourir par leur faute, Yéhouda somme à sa belle-fille de rester veuve dans la maison de son père, jusqu’à ce que Chéla grandisse et qu’elle puisse s’unir à lui. Mais les années passent, et voyant que cette promesse n’est pas tenue, Tamar décide de prendre les devants et saisit les rênes de sa destinée… A ce stade, une lecture attentive des versets nous révèlera de remarquables perspectives, mises en évidence par un illustre auteur, rav Moché Alchikh, autrement connu comme le « Alchikh haKaddoch ». Il relève au fil de ce récit pas moins de 22 (!) anomalies, qui le conduisirent à une brillante conclusion.

Lieu-dit inconnu…

Quelques temps après le décès de sa femme, Yéhouda part surveiller la tonte de ses brebis. Ce dont Tamar est aussitôt informée : « Ton beau-père monte en ce moment à Timna ». Elle quitte alors ses vêtements de veuve, se couvre d’un voile et part s’asseoir à la Porte des Deux-Sources. Déjà à ce niveau, plusieurs remarques méritent d’être relevées. Comme le laissent entendre les versets, il semblerait que l’information selon laquelle Yéhouda se rend à Timna est en soi exceptionnelle, puisque Tamar se précipite sur l’occasion pour aller à sa rencontre. Yéhouda était-il donc un ascète qui restait généralement cloîtré chez lui ? On nous apprend aussi qu’il « monta à Timna ». Or, comme le fait remarquer Rachi, Chimchon, le jour où il se rendit à dans cette même ville, dut « descendre jusqu’à Timna »… Et si le maître de Troyes résout ce problème en affirmant que Timna était située sur le flanc d’une montagne, d’où l’on pouvait soit monter, soit descendre, il est cependant certain qu’une idée plus profonde se cache derrière cette anomalie. Par ailleurs, Tamar va s’asseoir à la Porte des Deux-Sources. Ce carrefour, nos Sages le recherchèrent dans l’immensité de leurs connaissances pour conclure finalement : « Nous avons examiné toute l’Écriture, et nous n’avons trouvé aucun endroit qui soit appelé ‘les Deux-Sources’ ! » (Béréchit Rabba 85, 7). Enfin, nos Sages affirment que l’union de Yéhouda avec Tamar sa bru procédait en fait de la pratique du yiboum [le lévirat], qui consiste à prendre pour épouse la veuve d’un proche parent mort sans descendance, afin de perpétuer son nom au sein du peuple juif. Or nous savons que la réalisation formelle de cette pratique se produit généralement par le mariage du frère du défunt, et non par celui de son père ! S’il fallait perpétuer le nom de Er et celui d’Onan, c’était bien à Chéla de le faire… Pourquoi donc cette union – suscitée par le Ciel comme l’indique longuement le Midrach – eut-elle lieu précisément entre le père des défunts et sa bru ?…

Chaque chose a son heure

La réponse à ces questions – parmi de nombreuses autres – repose selon le Alchikh, sur deux postulats élémentaires. Premièrement, il faut savoir que « chaque homme a son heure ». Tout être humain venant sur terre possède en effet un rôle bien déterminé, qu’il peut choisir d’honorer ou de rejeter. De ce fait, d’innombrables éléments sont postés au fil de notre existence, comme autant de jalons destinés à nous guider vers notre but. Parmi ces éléments, ou encore ces « instruments de travail spirituel », il existe chez tout homme une notion de « modulation du temps ». C’est de ce fait que certains moments sont propices à un développement idoine de la personne, et d’autres instants sont totalement défavorable, voire même hostile, à son épanouissement.

Ces vagues temporelles se retrouvent à de très nombreuses échelles, qu’évoqua le roi Salomon dans les célèbres versets de l’Ecclésiaste : « Il y a un temps pour tout, chaque chose a son heure sous le ciel : un temps pour naître et un temps pour mourir ; un temps pour tuer et un temps pour guérir, un temps pour pleurer et un temps pour rire, un temps pour aimer et un temps pour haïr… » (chap. 3, 1-8). L’une de ces variations de l’heure se manifeste dans la notion de postérité : certains moments sont plus appropriés que d’autres pour donner jour à des hommes vertueux et de hautes statures morales. Pour conforter cette thèse, le Alchikh cite un texte talmudique dans lequel on raconte que le père du Sage Chmouël vécut pendant une époque loin de chez lui, dans une contrée étrangère. Un jour, une noble romaine l’aborda et tenta de le séduire, mais il ne céda pas à ses avances. Pour « justifier » sa démarche, cette femme prétendit que des présages lui avait révélé une chose extraordinaire : la femme qui concevrait un enfant de cet homme cette même nuit donnerait jour à un homme à la destinée glorieuse. En entendant ces paroles, le Sage formula aussitôt l’un des Noms divins et se transporta par miracle jusqu’à sa femme, à des lieues de là. L’enfant qu’elle conçut cette nuit devint le grand Sage Chmouël, l’un de piliers de l’exil babylonien à l’époque du Talmud. Ce concept apparaît également dans la paracha de cette semaine, où la femme de Potifar s’ingénie à séduire Yossef par mille et une façons parce que, nous disent les Sages, elle avait vu que sa descendance serait commune à celle de Yossef et que des rois descendraient d’eux. Ce qu’elle ignorait néanmoins, c’est que Yossef viendrait à se marier avec sa propre fille, Osnat fille de Potifar…

Selon le Alchikh, l’histoire entière de Tamar doit se lire à la lumière de ce principe : en tant que fille de Chem, elle évoluait à un très haut niveau de perception spirituelle. Elle savait que la descendance de Yéhouda était vouée à une prodigieuse destinée, et c’est à cette fin qu’elle eut tant à coeur de s’unir avec le Père de la royauté. Nos Sages relèvent également ce point lorsqu’ils disent que Tamar caressait son ventre en disant à ses voisines : « Des rois vivent dans ces entrailles ! ».

Perpétuer le nom

Le deuxième point qu’il convient de savoir établit que la prestigieuse descendance de Yéhouda ne pouvait naître que de son aîné, à savoir Er. C’est pourquoi lorsqu’il décéda, on imposa aussitôt le yiboum à son frère Onan, afin que la postérité de Er puisse naître à travers lui. Or l’un des principes du yiboum veut qu’un frère ne puisse perpétuer la postérité que de l’un de ses frères défunts, et non de deux frères (cf. Traité talmudique Yévamot44/a). De ce fait, si Chéla avait pris Tamar pour épouse, il aurait fait renaître par sa descendance seulement son second frère, Onan, et non Er. Pour que cette destinée puisse voir le jour, il était donc impératif que Tamar s’unisse directement avec Yéhouda son beau-père, afin de permettre à Er de renaître à travers cette nouvelle union Et de fait, nos Sages disent que les jumeaux qui naquirent de Tamar – Pérets et Zéra’h –prirent respectivement la place de Er et de Onan… A cet égard, lorsque le roi Chaoul voulut savoir si David pouvait être un rival potentiel pour le trône, il s’enquit d’abord de son ascendance et chercha à savoir s’il descendait de Pérets ou de Zéra’h (ibid. 76/b).

Reprenons à présent le fil du récit des versets : Yéhouda, nous l’avons vu, a été dépossédé de son prestige pour avoir pris part à la vente de Yossef. Le fait qu’il prit une femme de Canaan pour épouse n’arrangea évidemment pas la situation, et c’est pourquoi ces années sont considérées chez lui comme une période « d’éloignement ». Mais après onze années vécues dans ces dispositions apathiques, sa femme cananéenne vient à décéder et Yéhouda sent les signes d’un nouveau départ, qui le ramène dans les rails de sa destinée. Lorsqu’il part pour la tonte de ses brebis – c’est-à-dire pour reprendre en main le destin du peuple juif appelé un « troupeau » – Yéhouda monte à Timna. Nulle incohérence géographique n’est à déceler ici : c’est Yéhouda lui-même qui monte, qui s’extrait de cette période sombre de sa vie pour s’élever vers les hauteurs de son destin.

Le jour même, on informe Tamar de ce revirement de situation : elle sait que l’occasion lui est offerte à présent de réparer le tort causé par ses maris défunts. Elle se rend donc à la Porte des Deux-Sources, qui n’a de Porte que le nom : pour pouvoir perpétuer la vie de ses deux maris – Er et Onan – il lui fallait revenir à la « porte » de leur existence, là d’où leurs « deux sources » pourront à nouveau rejaillir, à savoir Yéhouda leur père. Car comme nous l’avons vu, un yiboum ordinaire ne peut faire renaître qu’une seule « source », c’est-à-dire un seul frère défunt. En se rendant au « Péta’h Enaïm », Tamar put ainsi retrouver l’essence originelle qui avait donné jour à Er et à Onan.

Par sa ruse et sa ténacité, et également par les dangers qu’elle prit en encourant une peine de mort, Tamar fit montre d’un courage exemplaire. Toutes ces qualités contribuèrent certainement à lui assurer la place qui lui était toujours destinée, celle de Mère de la dynastie de David.

YONATHAN BENDENNOUNE

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