L’Unique et Sa propriété

Après la victoire d’Avraham Avinou lors de la guerre qui opposa les rois de Canaan, il est dit : « Le roi de Sodome sortit à sa rencontre. (…) Et Malki Tsédek, le roi de Chalem (…) le bénit et proclama : ‘Source de bénédiction, Avram pour le D.ieu suprême [lé-Kel élyone] auteur des cieux et de la terre [koné chamaïm vaaretz)’ », (Béréchit, 14, 19).

Ces appellations que nous utilisons pour désigner D.ieu entretiennent toutes un rapport avec les différentes manifestations divines à travers le monde. Le rav Yossef Gikatila (1248-1325) le rappelle clairement dans la préface de son livre « Chaaré Ora » quand il écrit : « Il faut que tout homme sache et comprenne que chacun des noms [de D.ieu] sont comme des clés pour chacune des choses dont l’être humain a besoin, quel qu’en soit le sujet… Ainsi, ce n’est que lorsqu’il aura compris la signification (kavana) de chacune de ces appellations que l’homme pourra connaître et comprendre la grandeur de Celui qui affirma ‘Que le monde soit’. Il ressentira alors la peur et la crainte authentiques de Son existence à laquelle il désirera s’attacher de toutes ses forces (…) ». Ainsi, lorsque Malki Tsédek invoque le titre de « pour le D.ieu suprême [léKel élyone] auteur des cieux et de la terre [Koné chamaïm vaaretz) », il ne faut pas perdre de vue qu’une telle dénomination entretient un rapport d’essence avec les évènements qui viennent de se produire, c’est-à-dire avec le sauvetage du roi de Sodome. Pourtant, aussitôt après avoir déclaré à Avraham Avinou « Donne-moi les âmes et prends pour toi le butin », parce qu’il refusait de faire cette acquisition, notre patriache répond au roi de Sodome : « J’ai levé la main vers D.ieu [Youd- Ké-Vav-Ké], le D.ieu suprême [Kel élyone], Auteur des cieux et de la terre [koné chamaïm vaaretz) », (Béréchit, 14, 21-22). A la différence de Malki-Tsédek qui se contenta de mentionner le nom du « D.ieu suprême [léKel Elyone] », Avraham ajoute : « D.ieu [Youd- Ké-Vav-Ké], le D.ieu suprême [Kel élyone] ». Outre le fait de reconnaître que tout appartient à l’Eternel, il ponctue cette première affirmation d’une seconde déclaration, à savoir que l’Etre suprême est, a été et sera ; c’est-à-dire qu’aucune autre réalité n’existe en-dehors de
Lui ! C’est à cette « petite » nuance que nous allons à présent nous intéresser…

« Auteur des cieux et de la terre »

Pour ce faire, il convient tout d’abord que nous approfondissions le sens du vocable : « Auteur des cieux et de la terre [Koné chamaïm vaaretz],». Voilà ce qu’en dit Rachi sur le verset « De même qu’il est dit de Lui qu’il est ‘Celui qui fait les cieux et la terre’ (Psaumes, 134, 3), c’est grâce au fait qu’Il les a faits qu’Il les a acquis qu’ils sont désormais siens ». Ce qui signifie en d’autres termes que cette dénomination ne signifie pas seulement que D.ieu est le propriétaire attitré de la Création, mais que nous conférons ce statut à l’Eternel en vertu du fait qu’Il en est l’Unique Auteur.
En effet, conformément à ce passage du Traité talmudique Baba Kama (page 99/b) où nous apprenons qu’« un artisan acquiert un matériau en vertu de la modification [cheva’h] qu’il lui apporte » – puisque grâce à la forme qu’il imprime à la matière, il s’approprie ce qui ne lui appartenait pas –, D.ieu étant par ailleurs l’Auteur suprême de la matière elle-même, Il est par définition, de fait et de droit, le réel Propriétaire des cieux et de la terre ! Ainsi que nous le reconnaissons trois fois par jour dans la prière des 18 bénédictions (la amida), quand nous prononçons ces mots : « Gomel ‘hassadim tovim véKoné haKol [Qui possède tout] » ; ou bien encore le matin, dans les bénédictions précédant la récitation du « Chéma Israël » quand il est dit : « Koulam bé’hokhma Assita, mala haAretz kinyanékha [Tu réalises toutes Tes oeuvres avec sagesse, la terre est emplie de Tes acquisitions] ». Or, on trouve dans le Midrach (Béréchit Raba, 43, 7) une autre explication de l’expression : « Auteur des cieux et de la terre [Koné chamaïm vaaretz] » qui va, semble-til, à l’encontre du sens premier du verset.

Voilà en effet ce qu’on peut y lire : « Rabbi Its’hak enseigne que lorsqu’Avraham recevait les voyageurs en leur offrant à boire et à manger, il leur demandait ensuite de prononcer une bénédiction. Ces derniers l’interrogeaient alors sur ce qu’ils devaient dire, et Avraham les enjoignait de réciter : ‘Source de bénédiction, le D.ieu de l’univers [Kel Olam] Celui à qui appartient ce dont nous nous sommes nourris’. » « D.ieu, ajoutent les Sages du Midrach, lui révéla alors : ‘Mon Nom n’était pas encore connu de Mes créatures, et c’est toi qui le leur as fait connaître. Je te considère donc désormais comme Mon associé dans l’OEuvre de la Création du monde’, comme il est dit : ‘Auteur des cieux et de la terre [Koné chamaïm vaaretz] ». D’après cette exégèse, cette dernière expression désignerait donc cette fois-ci Avraham Avinou lui-même comme l’associé de l’Eternel dans la Création ! Ce qu’un autre Midrach rappelle quand il enseigne que D.ieu déclara au Patriarche : « Je te fais acquérir les mondes supérieurs comme les mondes inférieurs, ainsi qu’il est dit : ‘(…) [Hachem] le bénit et proclama : ‘Béni soit Avram pour le D.ieu suprême [LéKel élyone] auteur des cieux et de la terre [Koné chamaïm vaaretz’] ‘, (Béréchit, 14, 19) », (Béréchit Raba, 43, 7)…
Cet apparent conflit d’interprétation nous met en réalité en présence des deux aspects complémentaires entourant le sens véritable de cette expression qui désigne le Saint Béni Soit-Il comme étant le « propriétaire du ciel et de la terre ». Car en définitive, si D.ieu peut être légitimement qualifié comme étant le « propriétaire » par excellence de la Création, c’est pour ainsi dire en fonction de notre propre capacité à Le reconnaître comme tel, c’est-à-dire dans la mesure – oserait-on dire ! – où nous Lui concédons effectivement une telle propriété. Pour cette même raison, si ce même verset sert à désigner Avraham Avinou, c’est réciproquement parce qu’une telle reconnaissance promeut l’homme en tant qu’associé réel de la Création. Puisqu’à travers elle, il achemine le monde vers son but et son propre accomplissement, conformément au projet qui lui fut fixé. Or en restituant ainsi l’univers à son propriétaire, Avraham devient par voie de conséquence lui-aussi le propriétaire du monde !

« La terre a été donnée à l’homme »

On retrouve cette idée dans le Traité talmudique Berakhot (page 35/ a) au sujet des bénédictions qu’il convient de prononcer avant de se nourrir des denrées de ce monde : « Rav Yéhouda dit au nom de Chmouel : ‘Tout celui qui profiterait de ce monde-ci sans une bénédiction ressemble à celui qui tirerait profit des saints sacrifices, ainsi qu’il est dit : La terre et tout ce qu’elle contient appartient à D.ieu (Psaumes, 24, 1)’. Rabbi Lévy a posé un paradoxe : ‘Il est écrit d’une part : – La terre et tout ce qu’elle contient appartient à D.ieu (Psaumes, 24, 1) ; mais par ailleurs, il est dit – Les cieux sont à D.ieu, et la terre a été donnée aux hommes (Psaumes, 115, 16) !’. Puis il a répondu : ‘Cela ne doit pas faire difficulté : le premier verset [décrit le monde] avant la bénédiction, tandis que le second verset cité [concerne l’état dans lequel se trouvent les choses du monde] après la bénédiction’ ». En effet, il ne fait aucun doute que les bénédictions que nous prononçons avant de tirer profit des produits de ce monde n’ont pas pour seule fonction de nous permettre de consommer ces nourritures ; elles visent au contraire un but beaucoup plus élevé : celui d’amener l’univers à sa perfection, de le construire, en y dévoilant ce qui ne relevait encore que de l’ordre du possible seulement !

Car, s’il est légitime d’affirmer que « la terre a été donnée à l’homme », c’est uniquement dans la mesure où nous avons au préalable produit les efforts nous ayant permis d’exprimer notre capacité à reconnaître que « les cieux sont [d’abord] à D.ieu », c’est-à-dire relativement à notre aptitude à inscrire notre propre existence (bénéficiant sans cesse des choses du monde) sous la tutelle de D.ieu qui les possède toutes…
C’est ce qui ressort effectivement de la suite de la Guémara lorsqu’elle ajoute : « Rabbi ‘Hanina bar Papa a ajouté que tout celui qui tire profit de ce monde sans bénédiction, c’est comme s’il dépossédait l’Eternel et l’Assemblée d’Israël, comme il est dit : ‘Voler père et mère en disant que ce n’est pas un crime, c’est se faire le compagnon d’un prédateur’, (Proverbes 28, 24)… ». Ce que le Maharal de Prague commente en ces termes dans son ouvrage « Nétivot Olam » (Nétiv haAvoda, 14) : « Un tel homme vole en effet l’Eternel, auteur de la Création. Or, lors de l’OEuvre de la Création, D.ieu disposa toutes les créatures sous la responsabilité de l’Assemblée d’Israël. C’est pourquoi, tout celui qui tire profit de ce monde sans bénédiction dépossède d’une part le Saint Béni Soit-Il, puisque tout Lui appartient. Mais il dépouille aussi l’Assemblée d’Israël dans la mesure où D.ieu plaça tout sous sa tutelle ». « Tout ce que D.ieu créa, Il ne fit que pour Sa Gloire, comme il est dit : ‘Tout se réclame de Mon Nom ; tout ce que pour Ma gloire J’ai créé, formé et organisé’ » Cette profonde reconnaissance que la réalité toute entière n’est rendue possible et viable que par l’Eternel s’exprime donc tout particulièrement dans les bénédictions que nous sommes amenés à prononcer tous les jours.

Car, c’est en identifiant et en assumant correctement le rôle qu’il nous est demandé de tenir au sein de la Création que D.ieu recouvre alors cet attribut de Propriétaire souverain du monde. Telle fut certainement l’une des qualités principales d’Avraham Avinou : avoir su enseigner au genre humain qu’entretenir une telle relation de réciprocité entre l’homme et D.ieu (ce mouvement de va-et-vient entre un « machpia [dispensateur] » et un « mékabel [récepteur] ») est seul susceptible d’amener la création à son accomplissement.

Pour cette même raison, un autre Midrach nous révèle qu’à propos du verset stipulant « Telles sont les origines du ciel et de la terre, lorsqu’ils furent créés [béhiBaram] » (Béréchit 2, 4), il convient de lire non pas « béhiBaram », mais « béAvraham ». Puisque, ayant élevé cette connaissance voulant que tout ce que contiennent la terre et le ciel est l’oeuvre du D.ieu unique seulement en surdétermination métaphysique de sa propre existence, Avraham amena la Création à son accomplissement dernier – ainsi qu’il est enseigné : « Tout ce que D.ieu créa, Il ne fit que pour Sa gloire, comme il est dit : ‘Tout se réclame de Mon Nom ; tout ce que pour Ma Gloire J’ai créé, formé et organisé’, (Isaïe, 43, 7) », (Pirké Avot, 6, 11). Au point donc où le Midrach peut dire que c’est par le mérite d’Avraham qu’ils furent effectivement créés (Béréchit Raba 12, 9), c’est-à-dire qu’ils accédèrent pleinement à la réalité à laquelle ils furent destinés lors de l’OEuvre de la Création ! L’on dispose désormais des outils nécessaires à l’explication de l’une des dernières Michnayot du Traité Avot (6, 10) qui enseigne que « D.ieu dispose de cinq acquisitions dans Son univers : la Torah (…), le ciel et la terre (…), Avraham, comme il est dit : ‘Béni soit Avram pour le D.ieu suprême [LéKel élyone] auteur des cieux et de la terre [Koné chamaïm vaaretz]’… ». En effet, alors que – comme nous l’avons déjà vu – tous les éléments de la Création sont, sans exception aucune, l’acquisition de D.ieu, comment donc comprendre que cette Michna n’en énumère là que cinq seulement ?

En fait, cette question ne devrait pas faire difficulté. Pour la simple et bonne raison que parler d’une « possession » ou d’une « acquisition », c’est nécessairement faire appel à la notion de propriété, ou plus exactement à la possibilité d’identifier la présence d’un propriétaire. Or, transposé à D.ieu, cela sous-entend que nous puissions reconnaître au travers des formes extérieures des éléments constituant la Création, l’existence d’un Souverain absolu qui les dirige (hachga’ha). Tant et si bien que, si cette Michna ne recense que cinq « possessions divines » seulement, c’est précisément parce que c’est par elles qu’il nous est donné de discerner les voies de la Providence divine dans le monde – ce dont Avraham Avinou fit le principe même de son existence…

Et l’on comprend maintenant pour quelle raison Avraham, lors de son dialogue avec le roi de Sodome, ajouta à l’expression utilisée par Malki Tsédek le Chem ha- Chem (Youd-Ké-Vav-Ké). En effet, alors que Malki Tsédek avait béni notre patriarche parce qu’il avait reconnu en lui le dévoilement de la Providence divine, Avraham Avinou souligna l’idée que la Création n’est pas seulement la « propriété de D.ieu », mais le lieu même où, pour ainsi dire, D.ieu a lié Son Nom au destin des hommes et à leur capacité à Le reconnaître comme Propriétaire de la Création, ainsi qu’il est dit : « J’ai levé la main vers D.ieu [Youd-Ké-Vav- Ké], le D.ieu suprême [Kel élyone], Auteur des cieux et de la terre [Koné chamaïm VaAretz] », (Béréchit 14, 21-22)…

YEHUDA RÜCK, à partir d’un enseignement du rav ‘Haïm Friedlander zatsal dans son livre « Sifté ‘Haïm » (Paracha Lekh-Lekha)
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