Dans notre paracha, la Torah relate que les enfants d’Israël se sont emparés de ‘Hechbon, la ville que Si’hon le roi émorite avait conquise de Moav. Elle ajoute qu’au sujet de la conquête faite par Si’hon, les allégoristes avaient composé ce poème : « Venez à ‘Hechbon ! Qu’elle se relève et s’affermisse, la cité de Si’hon… » (Bamidbar 21, 27).
 


Le Talmud (Baba Batra 78/b) propose une interprétation très extensive à ce poème : « “C’est pourquoi les mochelim [allégoristes] diront…” – il s’agit des hommes qui dominent [mochelim] leur mauvais penchant. “Venez à ‘Hechbon” – Venez faire le compte [‘hechbon] des valeurs du monde : les pertes occasionnées par les mitsvot comparées à leur récompense… » C’est-à-dire que nos Sages extrapolent totalement ce poème de son contexte, l’interprétant comme une leçon de morale nous invitant à ajuster correctement nos échelles de valeurs.

De nombreux commentateurs s’interrogent : comment est-il possible de faire dévier à ce point un verset de son sens littéral ? Ces allégoristes cherchaient à vanter les exploits martiaux de Si’hon, et voilà que nous y trouvons une remise en question des valeurs matérielles…

Heureux l’homme qui M’entend
Rav Yaacov Neuman proposait l’explication suivante : lorsque le Talmud énonce cette interprétation, il ne veut absolument pas dire que tel serait le sens textuel du verset. De fait, celui-ci est strictement rattaché à son contexte, et l’on ne saurait lui attribuer une signification si lointaine. Pour comprendre ce qui a conduit nos maîtres à formuler cet adage, il faut essayer de se placer dans leurs états d’esprit : les Sages du Talmud étaient si imprégnés de la crainte du Ciel que celle-ci les accompagnait dans chacun de leur pas, elle était présente dans leurs plus insignifiantes conversations. Aussi, lorsqu’ils ont lu ce verset : « Venez à ‘Hechbon », ils ont spontanément pensé aux mots : « Venez faire le compte » – qui sous-entendaient pour eux le « compte des valeurs du monde »…

Lorsque le rav Neuman a exposé ces explications devant rav Chmouel Rozovsky, le Roch Yéchiva de Poniovitz, celui-ci renchérit sur ses propos en citant l’enseignement suivant : « “Heureux l’homme qui M’entend” (Michlé 8) – Heureux l’homme qui Me consacre tout ce qu’il entend ! » (Dévarim Rabba 7). Autrement dit, il s’agit d’une personne qui conçoit tout ce qui se présente à ses yeux et à ses oreilles sous le prisme de la spiritualité. Comme toutes ses pensées et ses aspirations sont orientées vers D.ieu, le plus insignifiant mot qu’elle perçoit prend pour elle une signification supérieure.

Envisager l’histoire dans sa totalité
On rapporte au nom de rav Israël Salanter l’explication suivante. Nous voyons parfois un homme commettre un vol ou léser un homme juste, et l’on constate qu’en outre, son méfait lui est profitable et lui permet de prospérer pendant de paisibles années. Pendant ce temps, sa victime ne parvient pas à se remettre du préjudice, et elle s’embourbe jour après jour dans les difficultés.

À nos yeux, cette situation relève d’une injustice et l’on pourrait être amené, à D.ieu ne plaise, à douter du Jugement divin. Cependant, cette impression est due au fait que la durée de notre vie est extrêmement réduite, et que nous n’envisageons les choses que d’après les quelques données dont nous disposons. En revanche, si l’on pouvait examiner l’histoire dans sa totalité, notre regard embrasserait alors tous les événements des siècles et des millénaires précédents. Nous verrions alors que longtemps auparavant, la victime d’aujourd’hui avait elle-même brimé cet escroc ou qu’elle avait dépouillé les parents de ce dernier sans le moindre remords. C’est pourquoi il a été décrété dans le Ciel que le montant du premier vol soit restitué à son propriétaire, et que la victime actuelle soit punie pour les fautes commises dans une autre vie…

Telles furent les circonstances qui se sont produites lors des conquêtes successives de ‘Hechbon. Cette ville appartenait à l’origine à Moav, lequel a été vaincu par Si’hon, le roi émorite, qui l’a lui-même cédée à Israël. À nos yeux, il s’agit d’ordinaires conquêtes de territoires, comme il y en a eu tant dans l’histoire de l’humanité. Cependant, le Talmud (cité par Rachi v. 26) explique que la Torah relate ces différentes conquêtes parce que, tant que cette terre était sous la domination de Moav, il était interdit à Israël de la lui prendre, comme il est écrit : « Ne sois pas hostile à Moav et n’engage pas de combat contre lui » (Dévarim 2, 9). Le Saint béni soit-Il a donc suscité la guerre menée par Si’hon contre ce peuple, afin de « purifier » sa terre et de permettre à Israël de la conquérir. C’est donc en envisageant les événements avec un regard beaucoup plus large que l’on peut en saisir la signification et la pertinence. Telle est la leçon que nos Sages ont déduite des mots : « Venez à ‘Hechbon ! » – le cours de l’histoire de cette ville nous invite à « établir le compte [‘hechbon] » juste et adéquat des événements du monde.

Faire preuve de lucidité
Le Maharil Diskin proposait quant à lui l’explication suivante. Rachi écrit dans notre paracha (sur le v. 23) : « Si ‘Hechbon n’avait été peuplée que de moustiques, personne n’aurait pu la conquérir… », tant cette ville fortifiée était invulnérable. Si’hon a pourtant réussi à la conquérir, et c’est précisément cette victoire exceptionnelle qui a été la cause de sa chute. En effet, s’il n’avait pas conquis ‘Hechbon, Si’hon n’aurait certainement pas déclaré la guerre aux enfants d’Israël : constatant que D.ieu combattait pour eux, il aurait su que ses chances de victoire étaient bien maigres, et il se serait abstenu d’aller les affronter. Mais comme Si’hon avait réussi à s’emparer d’une ville aussi puissante que ‘Hechbon, il s’était rempli d’une confiance en soi démesurée, sentiment qui le détermina à livrer bataille contre Israël.

En clair, la prise de ‘Hechbon l’incita à effectuer un mauvais calcul – oubliant que D.ieu était derrière toute les victoires d’Israël –, et ceci fut à l’origine de sa débâcle. C’est la raison pour laquelle les allégoristes voyaient dans la conquête de ‘Hechbon une invitation à opérer des « comptes » lucides et judicieux, et à comprendre ce qui se dissimule derrière l’apparence superficielle des événements. Ainsi en est-il des pertes occasionnées par les mitsvot : celles-ci peuvent effectivement être la cause de certains inconvénients, mais derrière ces désagréments qui s’offrent au regard, se cachent des récompenses infinies…

(Inspiré de Pninim Michoul’han Gavoha).

Par Chlomo Messica 
En partenariat avec Hamodia