Manger casher, respecter Chabbat ou se couvrir la tête peut être compliqué dans le monde professionnel en France. Mais entre mitsvot et carrière, les témoins rencontrés  ont refusé de choisir. Eux ont réussi à surmonter les obstacles. Et demain ?

Durant quarante ans, tous les matins en partant au travail, Moché B*. a emporté la « gamelle » contenant son repas de midi. « Dans son entreprise, il n’y avait pas de micro-ondes ou de coin-cuisine pour les employés. Mon père a donc mangé froid durant toute sa vie professionnelle », raconte sa fille, quelques semaines après la disparition de ce Juif pieux, qui fit toute sa carrière dans l’un des fleurons de l’industrie militaire française. « Nous ne l’avons jamais entendu se plaindre. Mais c’était le prix qu’il était prêt à payer afin de manger casher ».

En France, être un Juif respectueux des mitsvot et travailler dans le monde de l’entreprise peut être une gageure.

Ce sont en effet une multitude d’obstacles – petits ou grands – qui se dressent sur la route de celui qui entend poursuivre sa carrière sans pour autant transiger sur les commandements divins. Longtemps anecdotique, la question trouve une actualité nouvelle sous l’effet conjugué de l’augmentation du niveau de pratique d’une partie de la communauté juive et de la crispation autour de la laïcité. Comme souvent, la polémique autour de la visibilité de l’Islam pratiquant touche les Juifs par ricochet (voir article). Comment imaginer en effet interdire à une musulmane de porter le voile, et laisser un juif coiffer sa kippa ?
Il y a encore trois ans, Chemouel M. arborait pourtant la sienne sur son lieu de travail. Avec sa barbe broussailleuse et son costume noir de ‘Hassid Loubavitch, ce détail détonnait bien un peu dans le grand ministère où ce haut fonctionnaire travaille : « Depuis le temps, mes collègues s’étaient habitués, même si certains refusaient de me parler à cause de cela. Moi je continuais mon chemin, considérant que c’était leur problème et pas le mien », témoigne cet important responsable communautaire qui se définit comme un « fonctionnaire républicain ». Jusqu’au jour où un syndicat s’en est mêlé, dénonçant, dans des tracts, ce cadre qui, en affichant trop ostensiblement son judaïsme, contrevenait au « principe de laïcité ». De guerre lasse, et pour ne pas mettre son ministre en porte à faux, il s’est finalement résigné à couvrir son occiput… d’un postiche.
Une solution adoptée depuis le début de sa carrière par Sylvie P., qui occupe un poste de direction dans l’une des principales institutions financières nationales. Pour une femme mariée, la perruque est en effet un couvre-chef plus discret – et plus acceptable – qu’un foulard. De même qu’on peut s’habiller de façon modeste sans attirer l’attention sur son « particularisme » juif.

Privé de cantine
Mais la façon de s’habiller ou de se coiffer est bien le moindre des soucis des chomré mitsvot. Dans une culture où la nourriture tient une place aussi importante qu’en France, la question de « qui mange quoi, et avec qui » joue un rôle non négligeable dans une carrière. À son niveau de responsabilité, Sylvie P. est ainsi obligée de participer à des déjeuners réunions avec les dirigeants de sa société. Dans ce cas-là, elle demande au maître d’hôtel du restaurant de l’entreprise de lui faire livrer un repas casher. Avant de pouvoir bénéficier de ces petits privilèges, elle se souvient pourtant avoir dû se réfugier durant des années dans les escaliers ou sa voiture pour pouvoir manger casher à l’abri de la curiosité de ses collègues.
Car la sacro-sainte pause déjeuner est une institution dans le monde de l’entreprise. C’est là que se transmettent des informations essentielles dans l’avancement d’une carrière. Chemouel M., qui a pris l’habitude de déjeuner seul dans son bureau, confirme par exemple passer « à côté de certaines de choses ». « En n’allant pas à la cantine, je suis tenu à l’écart de la dynamique informelle de mon administration. C’est là qu’on apprend qu’untel est promu, qu’un poste se libère ou qu’une décision vous concernant est dans les tuyaux. C’est bien souvent ce qui permet d’avoir coup d’avance ».

Parfois, manger casher est même un handicap insurmontable.

Il y a une vingtaine d’années, Daniel P. faisait ainsi partie du service international d’une grande institution française, synonyme de fréquents déplacements à l’étranger. « Autant vous dire, qu’à l’époque, trouver de la nourriture casher à Francfort ou même à San Francisco, c’était mission impossible », se souvient-il. « Je passais donc des journées entières sans pratiquement manger ». Un désagrément qui a priori ne regardait que lui. Au bout d’un moment, on lui a pourtant fait comprendre que son refus de déjeuner avec ses collègues nuisait à la cohésion de l’équipe et que sa progression s’en trouverait bloquée. Daniel P. est donc parti ailleurs. Bien lui en a pris, puisqu’il dirige désormais un département technique d’une entreprise parapublique et que lorsqu’il organise des déjeuners de services, ceux-ci ont lieu… dans un restaurant casher !
L’épreuve du Chabbat
Reste LA grande épreuve de tout Juif religieux évoluant dans un monde professionnel général : le Chabbat et les fêtes juives. Comment en effet faire admettre à ses supérieurs et ses collègues qu’au nom d’une religion qui n’est pas la leur, on devra s’absenter plusieurs jours par an en raison de fêtes dont ils n’ont jamais entendu parler, ainsi que le samedi et le vendredi après-midi en hiver ? « Pour cela il faut être sûr de soi, savoir ce que l’on peut faire ou ne pas faire », assure Chemouel M. Lui même en a fait l’expérience en tout début de carrière, un vendredi après-midi alors qu’il avait demandé à partir plus tôt pour cause de Chabbat hivernal. Son chef avait dit non. Il était parti quand même, s’attendant à être renvoyé, pour finalement écopé d’un avertissement et d’être muté dans un autre service. Depuis ce premier rapport de force et son refus de céder, il n’a plus jamais été embêté. Et pour les fêtes, il pose « sans problème » à l’avance ces jours de vacances. Une chance que n’aura jamais eue Moché B., souvent contraint de se prétendre malade lorsqu’on lui refusait une absence. « À son retour, on lui faisait lourdement remarquer que comme par hasard, il était toujours malade durant les fêtes juives », se souvient sa fille. « Mais que pouvait-il faire ? » Rien.

Car, pour tous ceux qui se définissent comme des Juifs respectueux des mitsvot, c’est à la vie professionnelle de s’adapter à Chabbat.

Jamais l’inverse.
À l’étage de direction, Sylvie P. affirme, elle, n’avoir jamais rencontré de blocage particulier pour pouvoir, par exemple, quitter son bureau plus tôt le vendredi. « Mais c’est à moi que ça posait un problème : j’avais toujours un remords à partir avant les autres », raconte-elle. « Jusqu’au jour où j’ai intériorisé que ce n’était pas un enjeu et qu’il ne pouvait en être autrement pour moi. Quand vous êtes convaincu de ce que vous faites, non seulement vous êtes apaisé, mais cela s’impose à vos interlocuteurs ». Comme les autres, elle s’efforce cependant d’être irréprochable dans son travail et dans ses rapports avec ses collaborateurs. Une exigence d’autant plus grande qu’elle a conscience de représenter, au sein de son entreprise, le monde juif orthodoxe dans son ensemble. Ce que cette mère de famille très impliquée dans la vie communautaire résume ainsi : « même dans le monde professionnel, il faut faire du Kiddouch HaChem ».

Les remords de Benjamin
Mais les témoins interrogés par Hamodia ont tous en commun d’avoir déjà atteint l’apogée de leur carrière. Protégés par leur ancienneté et leur position hiérarchique au sein de l’entreprise, ils peuvent se permettre d’imposer à leur entourage professionnel leur respect strict des mitsvot.

Reste que la situation est bien différente lorsque l’on descend dans la hiérarchie, que l’on débute, ou que l’on est en contact avec le public.

Commercial, Yonathan L. a ainsi vite compris qu’il était inimaginable, dans son milieu professionnel de porter une kippa. Quant à Benjamin A., diplômé d’une prestigieuse école d’ingénieur, il a craqué : entre une embauche dans la « boîte » de ses rêves et le respect de Chabbat, il a choisi l’embauche. Avant de finalement démissionner un plus tard, rongé par les remords, et faire son alya.

Entre crise économique et crise de la laïcité, l’époque n’inspire pas à l’optimisme en matière de respect des mitsvot dans le monde professionnel. « La communauté juive de France a fait un compromis historique en respectant la culture dominante. En échange, on lui laissait des interstices où elle pouvait vivre sa différence. Mais cette tolérance est en train de disparaître », diagnostique Chemouel M. le haut fonctionnaire Loubavitch et républicain. Il ne se fait d’ailleurs guère d’illusions : « les ennuis ne font que commencer… »
Par Serge Golan,en partenariat avec Hamodia.fr

* Les identités de toutes les personnes interrogées ont été modifiées à leur demande, signe de la fragilité de leur exception cultuelle dans le monde professionnel.