Certains passages de la Torah paraissent a priori totalement secondaires, voire même superflus. Mais si l’on y regarde de plus près, on peut y découvrir des messages profonds et percutants. Dans la paracha de Vayigach, la Torah relate la sagesse avec laquelle Yossef géra la disette qui frappa l’Egypte pendant sept années.

Tout d’abord, il recueillit tous les biens numéraires que possédait le peuple, dont il remplit les trésors de Pharaon, en échange du blé qu’il leur fournissait. Lorsque l’argent vint à manquer, Yossef réclama le bétail, les chevaux et les ânes du peuple, qui devinrent également la propriété de Pharaon. Par la suite, les Egyptiens, démunis de tout, durent se vendre eux-mêmes et leurs terres en tant que serfs. C’est ainsi que l’intégralité du domaine d’Egypte devint la propriété de lacouronne, grâce aux habiles manipulations de son gouverneur. Aussi intéressantes que soient ces précisions, on a cependant du mal à comprendre pourquoi la Torah leur accorde une si grande place.
D’autant plus que le verset ajoute certaines précisions a priori purement politiques : « Toutefois, le domaine des prêtres, Yossef ne l’acquit point, pour qu’ils reçoivent une subvention de Pharaon et qu’ils consomment la portion que leur allouait Pharaon, de sorte qu’ils ne vendirent pas leur domaine » (47,
22).
Quelle est donc l’importance de cette précision dans les versets de la Torah ?
D’après rav Yaacov Kaminetski (Iounim Bamikra) l’explication tient dans une autre remarque : tous ces détails surviennent au
coeur même du récit de l’installation de Yaacov en Egypte.

En effet, les versets précédant ce récit indiquent que « Yossef établit son père et ses frères (…) dans la terre de Raamsès, et il sustenta son père, ses frères et toute la maison de son père ».

Puis, après avoir décrit les différentes manipulations de Yossef, la paracha revient à nouveau sur ce thème : « Israël s’établit en terre d’Egypte, dans la province de Gochen, dont ils devinrent

possesseurs. » Il semblerait donc que les manoeuvres que Yossef opéra soient intimement liées à l’installation de sa famille.
Pourquoi ?

Préserver l’héritage d’Avraham
Au moment où Yaacov entreprend son voyage en Egypte, il fait une halte à Béer Chéva : « Arrivé à Béer Chéva, il immola des sacrifices au D.ieu de son père Its’hak. » D.ieu se
révèle à lui dans une vision et lui annonce : « Ne crains pas de descendre en Egypte (…) Moi-même, je descendrai avec toi en Egypte et Moi-même Je t’en ferai remonter » (26,1-3).

Que craignait donc Yaacov ? Il savait qu’en amenant toute sa famille en Egypte, celle-ci risquait de s’y installer de manière définitive, de s’assimiler au peuple autochtone et de perdre finalement l’héritage dont il était porteur. Le Saint béni soit-Il l’apaisa donc en lui assurant que « Lui-même descendrait avec lui en Egypte ».

La Présence divine qui accompagna les enfants d’Israël en Egypte garantit donc la préservation de leur
identité au coeur du Royaume des Pharaons. Yossef avait lui aussi conscience de ce danger.

Instruit par son père de la promessz  qu’il venait de recevoir, il mit donc tout en oeuvre pour permettre à la Présence divine de rester parmi sa descendance, quelles que soient les épreuves qu’elle viendrait à subir.

Après avoir installé « son père et ses frères dans la terre de Gochen », Yossef entama une immense restructuration, de dimension nationale, qui avait précisément pour but d’assurerl’avenir de sa famille. La tribu de Lévi Pour garantir l’avenir de la nation juive,

Yossef comprit qu’une des tribus d’Israëldevait rester parfaitement intacte de toute influence, et entretenir leur héritage en s’adonnant jour et nuit au service du Créateur.
Comme on le sait, ce rôle fut attribué à la tribu de Lévi. Et de fait, on remarque que durant les décennies suivantes, les Lévites
furent privilégiés de manière exceptionnelle par rapport au restant des Hébreux. Tout au long de cet exil, les Lévites ne subirent jamais l’asservissement égyptien et furent toujours exemptés des travaux forcés. Grâce à ce privilège exceptionnel, ils purent continuer à s’adonner à l’étude de la Torah et rester ainsi fidèles à l’héritage patriarcal. Ce sont eux qui maintinrent le flambeau de D.ieu lors de l’épisode du veau d’or, et encore
dans de multiples occasions.
Mais lorsqu’on sait avec quelle cruauté les Egyptiens asservirent Israël, on est droit de se demander : comment les Lévites purent-tils être ainsi privilégiés ? Selon rav Kaminetski, c’est à Yossef qu’en revient le mérite.

וּלְאָבִיו שָׁלַח כְּזֹאת עֲשָׂרָה חֲמֹורִים
נֹושְׂאִים מִטּוּב מִצְרָיִם וְעֶשֶׂר אֲתֹונֹות
נוֹשְׂאוֹת בָּר וָלֶחֶם וּמָזוֹן לְאָבִיו לַדָּרֶ
« Pareillement, il envoya à son
père dix ânes chargés des meilleurs
produits de l’Égypte et dix ânesses
portant du blé, du pain et des
provisions de voyage pour son père »
(Béréchit 45, 23).

RACHI : « Il envoya à son père du vieux vin, celui dans lequel l’esprit des sages (daat zekénim) trouve son bien-être » (cf. Traité Méguila, p.16/ b). Or, la Michna enseigne : « Il existe
de jeunes tonneaux remplis de vieux vin, et d’autres vieux dans lesquels on ne trouve même pas une goutte de jeune
vin » (Avot 4, 20). Yossef voulant de la sorte faire savoir à son père que, même si son apparence extérieure a encore
tout de la jeunesse – et le fait que Yossef ne fût ministre d’Egypte que depuis peu – son intériorité est restée la même.
Cette antique parole que lui avait enseignée son père Yaacov s’est conservée intacte au fond de son coeur malgré les
années. Et Yossef savait qu’en faisant parvenir ce message à son père afin de le rassurer sur l’état de sa disposition spirituelle, il le soulagerait. Voilà pourquoi il est dit de Yossef qu’ « il envoya à son père du vieux vin, celui dans lequel l’esprit des vieillards trouve son bien-être ».

Le vin à l’intérieur du tonneau étant resté le même vieux vin depuis son origine puisque rien n’était parvenu à le modifier, « l’esprit des sages (daat zekénim) [pouvait alors] trouver son bien-être »…
Y.I.R., à partir de « Maayana chel Torah » 1, p.204

Yossef réalisa en fait une formidable manipulation : il mit en place un système grâce auquel chaque nation aurait de tout temps une tribu vouée au service de sa divinité, qui serait dispensée des impôts nationaux.

Désormais, jamais quiconque ne pourrait porter atteinte aux prérogatives dont jouissent les prêtres de chaque nation : « Le domaine des prêtres, Yossef ne l’acquit point, pour qu’ils reçoivent une subvention de Pharaon. »

Même dans les circonstances exceptionnelles d’une famine longue de sept ans, son décret eut force de loi incontournable, et les biens des prêtres égyptiens furent ainsi préservés.

Plusieurs générations plus tard, lorsque débuta l’asservissement égyptien, celui-ci apparut, tout au moins au début, comme un
« travail d’intérêt public », aussi innocent qu’un impôt collectif : « On imposa à ce peuple des officiers de corvée » (Chémot 1, 11). Légitimement, la tribu de Lévi fut dispensée de cet impôt, grâce à la loi promulguée par Yossef quelques décennies plus tôt. Et aucun prétexte ne permit à Pharaon de faire abroger
ce décret, car ses propres prêtres s’y seraient aussitôt opposés.
C’est pourquoi Yossef instaura ces différentes dispositions parallèlement à l’installation de sa famille dans la terre de Gochen, car elles constituaient la garantie de l’identité juive. Il sut qu’au coeur de l’exil, le judaïsme ne se préserve que dans les maisons d’étude, ces véritables refuges face aux ravages de l’assimilation.

Par Yonathan Bendennnoune,en partenariat avec Hamodia.fr