Dans une Michna du Traité talmudique Taanit (page 26/b), on peut lire que « dès qu’entre le mois de Av, on diminue les manifestations de joie ». Or, reprenant cet enseignement à la page 29/a, la Guémara ajoute que rav Yéhouda, fils de rav Chmouel bar Chilat, a affirmé au nom de Rav : « De même que lorsque entre le mois de Av, on diminue les manifestations de joie, ainsi quand le mois de Adar fait son apparition, on augmente les manifestations de joie ». C’est cette relation de réciprocité pour le moins étonnante établie entre ces deux mois – ceux de Av et de Adar – que nous voudrions interroger ici en cette veille du jeûne du 9 Av…

En effet, bien que soient consignées dans le Choul’han Aroukh (Ora’h ‘Haïm, 551, 1-2-3) les différentes prescriptions nous obligeant à diminuer les manifestations de joie à partir du premier jour du mois de Av, la question reste posée de savoir comment il nous est donné d’accomplir cette autre prescription d’augmenter les manifestations de joie à l’entrée du mois de Adar.

Car comment parler d’un « accroissement progressif de la joie » alors que cette dernière semble au contraire toujours se donner sous la forme d’une expression spontanée, voire inattendue ? De plus, et comme pour surajouter délibérément à l’ambiguïté de cette équivalence opérée par la Guémara, Rachi écrit en commentant ce passage : « ‘Quand le mois de Adar fait son apparition’, [c’est-à-dire] les jours miraculeux que connut Israël : Pourim et Pessa’h » ! Pourquoi Pessa’h ?! Quel lien Rachi at- il bien pu entrevoir entre le mois de Adar et la fête de Pessa’h pour affirmer que cette dernière fait elle aussi son « entrée » avec le mois de Pourim ?

C’est à ces questions que nous allons tenter à présent de répondre.

La délivrance future

Il convient tout d’abord de faire remarquer que le lien effectif qui réunit ces deux mois que sont Av et Adar semble précisément être celui d’une réflexion sur les douleurs subies par le peuple juif tout au long de son Histoire. La destruction du Temple bien entendu, mais aussi les nombreux décrets vindicatifs des nations qui, à travers tous les siècles, ont rythmé notre exil : ceux d’Aman et des autres ennemis d’Israël.

A cet égard, si avec l’entrée du mois de Av, il nous est demandé de nous abstenir de manière croissante de tout ce qui pourrait nous procurer de la joie afin de nous concentrer sur les malheurs de notre peuple jusqu’au jour du 9 Av – lors duquel nous vouons notre corps au jeûne et notre âme à une profonde méditation sur le sens de l’exil –, il ressort de cet enseignement du Traité talmudique Taanit qu’un comportement similaire (bien que la conclusion qu’il appelle, à savoir un surplus de joie, semble radicalement inverse) soit précisément exigé de nous à partir du mois de Adar. Puisque penser authentiquement l’essence de cette haine que les nations portent au peuple juif devrait nous amener à la juste perception de la nature réelle des différents « sauvetages » dont celui-ci a toujours pu bénéficier à travers les âges.

Et tel nous semble être en effet le sens du commentaire de Rachi quand il écrit : « ‘Quand le mois de Adar fait son apparition’, [c’està- dire] les jours miraculeux que connut Israël : Pourim et Pessa’h ». Car, si le maître de Troyes fait mention de Pessa’h pour souligner l’importance de cette joie propre au mois de Adar (!), c’est indubitablement parce que l’horizon véritable vers lequel tendent toutes les délivrances du peuple juif n’est autre que la Guéoula – la rédemption finale, c’est-à-dire Pessa’h ! Comme cela est enseigné dans le Traité talmudique Roch haChana, (page 11/a) au nom de rabbi Yéhochoua, puisque : « C’est au mois de Nissan que, dans le futur, Israël sera délivré ».

Et l’on comprend maintenant pour quelle raison l’affirmation de la Guémara n’est en rien contradictoire bien qu’elle exige, dans un même mouvement, qu’à l’instar du mois de Av (du premier jour du mois, à la semaine du 9 Av, jusqu’au jour du jeûne proprement dit) où il nous est demandé de diminuer progressivement nos manifestations de joie, nous devions multiplier progressivement les manifestations d’allégresse dès l’entrée du mois d’Adar jusqu’aux jours de Pourim (les 14 et 15 du mois).

Car, s’il est effectivement légitime de parler d’un accroissement progressif de la joie, c’est pour autant où ce sentiment augmente proportionnellement avec une profonde et authentique méditation sur les terribles malheurs qui ont toujours menacé le peuple juif et dont il fut miraculeusement sauvé. Puisqu’en dernier ressort, ces évènements symptomatiques de l’existence paradoxale de notre peuple sont tous l’expression de cette tension essentielle générée par cette opposition originelle entre d’une part le dévoilement de l’Unité divine à travers la délivrance de son peuple, et d’autre part la résistance (que d’aucuns appelleront l’antisémitisme) que celui-ci rencontre nécessairement au sein du réel et de sa force de dissémination… Tant et si bien que cette symétrie établie entre le mois de Adar et le mois de Av doit réciproquement nous inviter à réfléchir sur la manière dont il nous faut aborder le jeûne du 9 Av. Car si à l’approche de cette date, notre méditation sur le sens de l’exil doit nous permettre de nous élever à une véritable conscience historiale de la vacuité existentielle que provoqua la destruction du Temple de Jérusalem, c’est réciproquement dans la mesure où, derrière cette pensée douloureuse, pointe l’horizon d’une exultation sans pareille…

A cet égard, le Traité talmudique Makot (page 24/b) se conclut par un dialogue entre rabbi Akiva et les sages rabban Gamliel, rabbi Eliézer et rabbi Yéhochoua qui, alors qu’ils arrivaient dans les environs du mont du Temple, aperçurent un renard sortir de l’emplacement où se tenait le « Saint des saints ». Les trois Sages s’effondrèrent alors en pleurs, tandis que rabbi Akiva riait. Ils lui demandèrent :

– « Pourquoi ris-tu ? »

– « Et vous, pourquoi pleurezvous ? », répondit-il.

– « Les renards entrent et sortent aujourd’hui de ce lieu au sujet duquel il est écrit : ‘Le profane qui s’en approcherait serait frappé de mort’, (Bamidbar, 1, 51), lui direntils, et nous pourrions ainsi ne pas pleurer…?! ».

– « Quant à moi, voilà pourquoi je ris, rétorqua rabbi Akiva. Il est écrit : ‘Je me fis assister de témoins dignes de foi, d’Ouria haCohen et de Zacharie, le fils de Yévrékhiahou’, (Isaïe 8, 2). Or, pour quelle raison est-il précisément fait mention d’Ouria qui vécut sous le premier Temple, et de Zacharie qui vécut lors du second Temple, si ce n’est parce que l’Ecriture fait dépendre la prophétie de Zacharie de celle d’Ouria ? Ouria a prophétisé : ‘C’est pourquoi, à cause de vous, Sion sera labourée comme un champ, Jérusalem deviendra un monceau de ruines, et la montagne du Temple une hauteur boisée’, (Michée, 3, 12) ; et Zacharie a dit : ‘De nouveau des vieux et des vieilles seront assis sur les places de Jérusalem (…)’, (Zacharie, 8, 4) [un verset qui, comme l’écrivent les Baalé haTossefot, désigne la résurrection des morts, c’est-à-dire une période faisant suite à la délivrance future,-Ndlr]. Tant que la prophétie d’Ouria ne s’était pas accomplie, je craignais que celle de Zacharie puisse ne pas se réaliser. Mais maintenant que prend forme sous nos propres yeux la prophétie d’Ouria, il est clair que celle de Zacharie s’accomplira ».

– « Akiva, tu nous as consolés. Akiva, tu nous as consolés ! », lui lancèrent les trois rabbanim.

Comme le souligne rabbi Akiva dans ce récit, c’est donc parce que la prophétie de la délivrance future est inscrite au coeur même de la destruction du Temple qu’une authentique méditation sur les malheurs d’Israël devrait nous amener à éprouver cette joie accompagnant la perception véritable du futur d’Israël.

Pour cette même raison, l’affirmation du Traité talmudique Taanit précité qui installe dans une relation de réciprocité le mois de Av et celui de Adar, devrait être lue de cette manière : « C’est proportionnellement à la manière dont ‘entre le mois de Av’ et que l’‘on diminue les manifestations de joie’ – c’est-à-dire en vertu d’une profonde réflexion sur le sens des malheurs d’Israël – que ‘le mois de Adar fait alors son apparition’, et qu’ ‘augmentent les manifestations de joie’ ». Idée qu’Emmanuel Lévinas a résumée dans une expression sans équivoque, lorsqu’il définit l’existence juive comme « le virement inattendu de la malédiction en exultation », (« Être juif », Cahiers d’Etudes lévinassiennes, n°1, page 99).

Les lueurs du dernier empire

Forts de cet enseignement, qu’il nous soit permis en cette veille du 9 Av d’aborder sous un éclairage pour le moins singulier l’Histoire délétère la plus récente du peuple juif. Car, comme nous venons de le voir, si la méditation sur les malheurs d’Israël doit pouvoir nous permettre de nous élever à la conscience authentique de la félicité dernière qui accompagne son destin, c’est pour autant où nous sommes capables de rompre le confort intellectuel dans lequel nous a plongés le dernier empire de l’exil : la civilisation grécoromaine !

Passivité face au réel, le bien-être matériel auquel celle-ci nous convie constitue en effet la pire chose qui puisse arriver à notre peuple qui, laissant pour ainsi dire l’Histoire s’écrire dans son dos, se détourne de sa responsabilité présente et de son engagement existentiel. On trouve à cet égard une métaphore célèbre dont nous avons déjà eu l’occasion de parler qui met en scène un âne se tenant devant deux seaux : l’un de foin et l’autre d’eau. Lui-même n’a bu ni mangé depuis plusieurs jours et ne sachant pas par quoi commencer, il hésite… Tant et si bien que, sa présence d’esprit s’étant perdue dans la contradiction « insoluble » au sein de laquelle l’a plongée son hésitation, il finit par mourir… Or, cette situation censée définir le paradoxe de la liberté, exprime – certes de manière pour le moins caricaturale – comment la puissance de choisir peut se retourner dans une paralysie mortifère ! Nommée communément « indifférence » au sens le plus strict et le plus radical du terme, cette attitude fut même qualifiée comme « le plus bas degré de la liberté » (sic). Ce point où l’excellence humaine se retourne dans son contraire absolu, quand l’homme n’est plus le sujet positif d’aucune action, d’aucune parole, ni d’aucune pensée et que, pour ainsi dire, même la chose qui lui fait face en dit plus… Au point où l’on serait tenté d’affirmer que n’est à proprement parler « libre » que celui qui fait un usage positif de son librearbitre !

Il ne nous paraît pas toujours légitime de stigmatiser la destruction du judaïsme européen par le seul procès de la fameuse « assimilation galopante » du peuple juif, en particulier dans l’Allemagne d’avant guerre…

Ainsi, comme le rav Yaacov Poultorak zatsal aimait le rappeler dans son enseignement oral des prophètes qui vécurent la destruction du Temple, devant les évènements de l’Histoire – et plus particulièrement, comme ce fut le cas lors de la Seconde Guerre mondiale, lorsque le dévoilement de la Providence divine semble contredire le lien privilégié qu’Israël entretient avec le Créateur du monde -, l’homme peut adopter trois attitudes radicalement différentes : celle de la révolte ; celle du repentir ; ou encore celle de l’indifférence…

A telle enseigne qu’en ce jour de Ticha béAv, chaque membre de notre peuple a l’obligation de méditer sur cette surdétermination métaphysique de l’existence juive qui rythme encore son destin. C’est pourquoi, bien que nous ne disposions pas des clés de lecture – ou d’une prophétie spécifique – nous permettant de lire les terribles évènements que le peuple juif traversa au siècle dernier, cela ne signifie pas pour autant que nous soyons quittes de réfléchir à leur signification profonde, voire à leur inscription dans une véritable pensée de l’Histoire.

D’autant qu’il ne nous paraît pas toujours légitime de stigmatiser la destruction du judaïsme européen par le seul procès de la fameuse « assimilation galopante » du peuple juif, en particulier dans l’Allemagne d’avant-guerre…

Ainsi, dans un texte dont nous avons déjà eu l’occasion de parler (« Qu’appelle-t-on penser Auschwitz », Editions Lignes, Paris 2009), citant un passage du livre du philosophe Lacoue-Labarthe, « Fiction du politique », Ivan Segré écrit : « Telle serait la singulière, l’extrême audace de son propos, et sa marque – à jamais – dans la philosophie de langue française : ‘Dieu est effectivement mort à Auschwitz, en tout cas le Dieu de l’Occident gréco-chrétien, [écrit Lacoue-Labarthe] et ce n’est par aucune sorte de hasard que ceux que l’on voulait anéantir étaient les témoins, dans cet Occident-là, d’une autre origine du Dieu qui y avait été vénéré et pensé – si ce n’est même, peutêtre, d’un autre Dieu, resté libre de sa captation hellénistique et romaine et entravant par là même le programme de l’accomplissement. C’est pourquoi cet évènement, l’Extermination, est à l’égard de l’Occident la terrible révélation de son essence’ ».

Ce à quoi, l’on voudrait ajouter que si le peuple juif fut effectivement considéré comme le « témoin » d’un autre rapport au religieux, il était tout autant le témoin « gênant » de la décadence d’une Europe courant à sa propre perte, et que – en même temps que le Vieux continent devait en finir avec « l’art dégénéré » (sic) et ramener la « Kultur » à ses sources régénératrices grecques – il fallait faire disparaître…

En effet, à travers sa célèbre métaphore où chacun des quatre empires de l’exil d’Israël est comparé à un animal allégorique, le prophète Daniel (7, 2-7) révélait déjà : « Je scrutais l’horizon de ma vision nocturne, quand soudain les quatre extrémités du ciel se cabrèrent au-dessus de l’océan. Quatre énormes bêtes surgirent du fond des abîmes, différentes l’une de l’autre. (…). Puis, plongeant le regard au loin dans une nouvelle vision nocturne, c’est une quatrième bête qui, formidable, terrifiante et extrêmement vigoureuse, soudainement se dressa ; elle montrait de puissantes dents de fer, dévorait et broyait tout ; ce qu’elle laissait, elle le piétinait (…) ». Prophétie sur le dernier empire (Rome) que dans le livre qu’il consacra à la fête de ‘Hanouka (« Nèr mitsva »), le Maharal de Prague commente ainsi : « Le quatrième empire est ivre de néant. Et parce qu’il est l’aboutissement et le dernier des empires, il sera l’anéantissement et la disparition de tous les empires. Pour cette raison, il porte le vide. Etant lui-même le rien, il amène au monde son exténuation et dans ce mouvement, il abolit tout. Ainsi dit Daniel : ‘Il a des dents de fer’, (Daniel, 7, 7) ; ou encore : ‘Et se lève le quatrième empire. Froid comme le métal, il désagrège. Ecrase le tout. Ecrase et dissout’, (Daniel, 2, 40) ». Puis, invoquant un Midrach qui stipule : « ‘Et le cochon’ (Vayikra, 11, 6), c’est Edom ; ‘mais il ne rumine pas’ (idem.) : afin de signifier que non seulement il ne loue pas D.ieu, mais il l’injure, blasphème et déclare : Qui peut-Il être pour moi dans le ciel ?, (Psaumes, 73, 25) », le maître de Prague ajoute : « Certes, ces empires véhiculent le néant,, chacun étant l’amorce de l’autre. Toutefois, même si chaque empire, préparant celui qui le suit, lui transmet sa propre part d’inanité, le néant n’est attaché à aucun empire en particulier, si ce n’est au quatrième qui ne forme qu’un avec le vide. Or, parce que le nonêtre est toujours dévoilement d’une nouvelle forme d’existence, comme cela est connu, l’aboutissement du néant contient en lui-même le retour de l’être à Israël. C’est pourquoi le quatrième empire s’appelle le ‘cochon’, car c’est ‘par ricochet’ que la souveraineté retournera à Israël ( ) – le nihilisme qu’apporte le quatrième empire ayant pour conséquence de faire jaillir la souveraineté d’Israël. Le néant étant la cause de l’être, comme cela est connu de tous les Sages, le quatrième empire se dénomme le cochon. Pour la même raison, il est assimilé au fer destructeur. Engagé dans l’effacement et la disparition, l’absence est sa raison d’être »… Par Yehuda Rück,en partenariat avec Hamodia.fr

(1) Jeu de mots intraduisible en français : המלכות הד’ נקראת חזיר, שתחזור « .» המלכות לישראל Puisque le חזיר (cochon) comporte en effet dans son sens étymologique l’idée du retour, .חוזר