Dans la première partie de la parachat Lekh Lekha, Loth, le neveu d’Avraham, accompagne son illustre oncle dans toutes ses pérégrinations. Lorsque soudain, pour une anecdote a priori insignifiante, le patriarche décide de se détacher de lui…

Voici comment la Torah relate cet épisode : « Loth aussi, qui accompagnait Avram, avait du menu bétail, du gros bétail et des tentes. Le terrain ne put se prêter à ce qu’ils demeurent ensemble, car leurs possessions étaient considérables et ils ne pouvaient habiter ensemble. Il s’éleva des différends entre les bergers des troupeaux d’Avram et les bergers des troupeaux de Loth. (…) Avram dit à Loth : ‘Qu’il n’y ait donc point de querelles entre moi et toi, entre mes bergers et les tiens, car nous sommes frères ! Toute la contrée n’est-elle pas devant toi ? De grâce, sépare-toi de moi : si tu vas à gauche, j’irai à droite ; et si à droite, je prendrai à gauche.’ » (Béréchit 13, 5-9).
Qu’est-ce qui décida donc Avraham d’opérer cette rupture avec Loth, à cause d’une dispute opposant leurs bergers respectifs ? De prime abord, on pourrait répondre que c’est le faible niveau spirituel de son neveu qui convainquit le patriarche de s’en séparer : la promiscuité le persuada qu’il n’y avait pas d’autre alternative. Mais cette réponse semble incohérente. Tout d’abord parce que la qualité élémentaire d’Avraham était au contraire la bienveillance et la tolérance envers ses semblables. Même lorsque trois voyageurs parurent au seuil de sa tente – des voyageurs qu’il prit en un premier temps pour des nomades idolâtres –, il n’épargna pas les efforts pour les accueillir avec les plus hautes marques de respect. Sa compassion envers autrui était sans bornes, même à l’égard de ceux qui se fourvoyaient dans des cultes insensés.
Par conséquent, il ne fait aucun doute qu’il pût faire preuve d’une grande indulgence envers son propre neveu. D’autant que ce dernier était, en dépit de tout, doté de qualités morales remarquables. A la première épreuve du patriarche – « Quitte ton pays, ton lieu natal et ta maison paternelle » – Loth également répondit présent : « …et Loth partit avec lui », visiblement pour s’attacher à la voie choisie par son oncle. En outre, il sut être à la hauteur de son enseignement, puisqu’il offrit l’hospitalité aux anges malgré les dangers que cela impliqua pour sa famille. Mais malgré tout, Avraham décida de se séparer de lui. Par la suite, lorsque Loth fut pris en captivité par des rois féroces, le patriarche n’hésita pas à risquer sa vie pour le sauver. Il risqua sa vie pour lui, mais il refusa pourtant de vivre à ses côtés, pour des motifs qui paraissent a priori bien peu essentiels…
Chmouël et le roi Chaoul
Selon rav Mordékhaï Miller (Chiour Léyom HaChabbat), nous retrouvons des circonstances quelque peu similaires dans un tout autre contexte, à travers lequel nous pourrons résoudre cette difficulté. Il s’agit de l’épisode où le roi Chaoul fut démis de sa dignité après avoir enfreint l’ordre divin d’anéantir le peuple d’Amalek : « A présent, va frapper Amalek (…) et ne le prends pas en pitié : fais tout périr, homme comme femme, enfant et nourrisson… » (Chmouël I 15, 3). Au lieu de quoi Chaoul épargna Agag, le roi Amalécite, ainsi que les troupeaux.
Lorsque Chmouël vint lui faire le reproche de son attitude, Chaoul répondit en ces termes : « Chaoul dit à Chmouël : ‘Mais j’ai obéi à la voix de D.ieu, et j’ai accompli la mission qu’Il m’avait donnée ! J’ai emmené Agag, le roi d’Amalek, et le peuple d’Amalek je l’ai exterminé. Le peuple a prélevé dans le butin du menu et gros bétail, le meilleur de l’anathème, pour le sacrifier à D.ieu dans le Guilgal.’ Chmouël lui dit : ‘Des holocaustes et des sacrifices auraient-ils autant de prix aux yeux de l’Eternel, que l’obéissance à la voix divine ?’ (…) Chaoul dit : ‘J’ai péché, j’ai transgressé la parole de l’Eternel et tes ordres car je craignais le peuple et j’ai cédé à sa voix. Et maintenant, sois indulgent pour ma faute !’ (…) Chmouël répondit à Chaoul : ‘Tu as dédaigné la parole de l’Eternel, l’Eternel te déclare indigne d’être roi d’Israël ! » (ibid. 20 et 24-35). Là aussi, la destitution de Chaoul semble singulière : la décision du prophète n’est-elle pas précipitée et, semble-t-il, même un peu cruelle ? Chaoul était un homme parfaitement intègre, dévoué à D.ieu de tout son être : pourquoi son repentir n’a-t-il pas accepté ? Et en quoi sa faute justifie-t-elle qu’il perde définitivement sa dignité, sans espoir de retour ?
La réponse réside visiblement dans une idée évoquée par le Séfer Ikarim (part. IV, chap. 26), au sujet du repentir. L’auteur, rav Yossef Albo, explique que deux états d’esprit interdisent à l’homme l’accès à un repentir sincère. Tout d’abord, si le fauteur ne prend pas conscience de son erreur ou de la gravité de ses actes, il n’y a guère espoir qu’il les regrette. Deuxièmement, lorsque le fauteur s’efforce de se justifier, légitimant son acte par des prétextes illusoires le confortant dans sa voie. Ce faisant, cet homme altère la gravité de sa faute en affirmant tout bonnement qu’il n’y avait rien de mal à agir comme il le fit.
Lorsqu’on examine les versets mentionnés plus haut, on s’apercevra que le roi Chaoul commit ces deux erreurs simultanément. Premièrement, il refusa de reconnaître le caractère délictueux de son acte : « Mais j’ai obéi à la voix de D.ieu, et j’ai accompli la mission qu’Il m’avait donnée ! J’ai emmené Agag, le roi d’Amalek, et le peuple d’Amalek je l’ai exterminé. » Ensuite, même après qu’il admit avoir contrevenu à la volonté divine, il continua à se justifier en légitimant ses décisions : « J’ai péché, j’ai transgressé la parole de l’Eternel et tes ordres car je craignais le peuple et j’ai cédé à sa voix. » Ce n’est donc pas tant la faute de Chaoul qui convainquit le prophète de le priver de la royauté, mais bien la manière dont il réagit aux reproches : refusant d’admettre la réalité, Chaoul se cloisonna derrière une muraille de justifications hermétiques au repentir.
Cette tendance à chercher à justifier ses actes coûte que coûte est hautement nuisible. Tout d’abord, comme nous l’avons vu, parce qu’elle ferme l’accès à un repentir sincère et authentique. Mais aussi parce qu’une fois entré dans cet engrenage, l’individu se cloître dans un infernal cercle vicieux dont nul ne pourra l’extraire : seule une honnêteté intime, provenant de son for intérieur, pourra le sauver du mensonge dans lequel il évolue. Dans les mots du Messilat Yécharim, cette faculté que l’on pourrait désigner d’« autocritique » est appelée la pureté : « Lorsqu’un homme est entièrement pur, exempt des influences funestes suscitées par les tentations, sa vision devient clairvoyante, son discernement parfaitement limpide au point qu’aucun désir ne pourra plus corrompre sa pensée… » (chap. 8). Il s’agit d’une qualité rare, accessible seulement à ceux qui exercent un travail considérable sur leur personne pour acquérir une honnêteté pure, exempte de toute hypocrisie intérieure.
Les justifications de Loth
C’est précisément cette disposition – consistant à vouloir se justifier à tout prix – qui incita Avraham à se séparer de son neveu Loth. Au sujet de la dispute qui opposa les bergers du premier à ceux du second, Rachi écrit : « Les bergers de Loth étaient des mécréants : ils faisaient paître leurs troupeaux dans des champs privés. Lorsque les bergers d’Avraham leur reprochèrent de voler autrui, ils rétorquèrent : ‘La terre de Canaan a été offerte à Avraham. Or, ce dernier n’a pas d’héritier. C’est donc Loth qui recevra cette terre, et il ne s’agit pas de vols.’ C’est pourquoi le verset précise dans ce contexte : ‘Le Cananéen et le Pharizéen occupaient alors le pays’ – sous-entendant qu’il n’appartenait pas encore à Avraham. »
Pour légitimer leur conduite, les bergers de Loth inventèrent ces arguments fallacieux dans le seul but de se dédouaner. A n’en pas douter, c’est bien Loth qui était à l’origine de cette prise de position, allant jusqu’à nier l’évidence pour conforter son attitude. Découvrant cette disposition chez son neveu, Avraham comprit qu’il était dorénavant hermétique à tout reproche. Comprenant que Loth trouverait indéfiniment des prétextes pour justifier sa conduite et apaiser sa conscience, il réalisa que le dialogue étant désormais rompu entre eux.
Le patriarche n’hésita alors pas un instant : « Si tu vas à gauche, j’irai à droite ; et si à droite, je prendrai à gauche ! » Quelles que fussent les hautes qualités morales de Loth, il était d’ores et déjà condamné à la déchéance, comme le prouva son choix de rejoindre les villes dépravées de Sodome et Gomorrhe. C’est certainement à ce sujet que nos Sages enseignent : « Celui qui étudie la Torah de manière intéressée [c’est-à-dire pour des motivations personnelles], elle deviendra pour lui un poison. » Car avec un tel état d’esprit, la Torah elle-même peut « justifier » les pires écarts de conduite.

Par Yonathan Bendennnoune, avec Hamodia.fr