Le livre des « Juges » partie X

Examinons à présent la biographie de Ehoud, le deuxième chofèt.

Ehoud

Ehoud ben Guéra est le deuxième des «Juges». Issu de la tribu de Benjamin (3,15), dont Guéra était le fils (IChroniques8,3), il est celui dont la judicature a été la plus longue: plus de quatre-vingts ans (3,30).

Les seize versets (3,15 à 30) qui lui sont consacrés n’offrent pas de détails biographiques sur son compte, mais ils portent surtout sur ses activités:

Les enfants d’Israël étaient alors assujettis à ‘Eglon, roi de Moab, et Hachem leur a suscité un «sauveur», Ehoud, qui était gaucher. Chargé par les enfants d’Israël d’aller offrir un présent à leur suzerain, il se fit faire une épée à deux tranchants, longue d’une demi-coudée, soit d’environ 30 centimètres (Rachi), et il la ceignit par-dessous ses vêtements, sur la hanche droite. Cela lui permit d’échapper à la fouille de sécurité pratiquée par les gardes du palais, plus attentifs à palper le côté gauche de leurs visiteurs que leur droite. Reçu en audience privée par ‘Eglon, il lui annonça qu’il avait pour lui «une parole de Dieu». Le roi se leva alors de son siège. A ce moment-là, Ehoud dégaina son épée et l’enfonça dans le ventre du souverain, dont le texte précise qu’il était très gras (3,17), et il le mit à mort. Ayant réussi à échapper aux courtisans lancés à sa poursuite, il sonna de la trompette dans la montagne d’Ephraïm, lançant aux enfants d’Israël: «Suivez-moi, car Hachem a livré en votre main vos ennemis, les Moabites!» Ils se lancèrent à l’attaque et enlevèrent à Moab les gués du Jourdain, n’y laissant passer personne. Ils frappèrent Moab, environ dix mille hommes, tous forts et tous vaillants, et pas un n’échappa. En ce jour-là, Moab fut abattu sous la main d’Israël et le pays eut droit au repos pendant quatre-vingts ans.

Il résulte en premier lieu de ce texte que Ehoud n’a pas été un chofèt («juge»), c’est-à-dire un dirigeant, au sens strict du terme, mais, selon le verset 3,15, un «sauveur» (mochia’). Le verset27 nous apprend qu’il a, après l’exécution du roi de Moab, «sonné de la trompette et les enfants d’Israël descendirent avec lui de la montagne, et lui devant eux». On peut comprendre cette phrase comme signifiant qu’il a pris le commandement de l’armée d’Israël. Peut-être même suggère-t-elle qu’il a dirigé le peuple pendant les quatre-vingts ans qu’a duré sa judicature.

L’un des points forts du paragraphe consacré à Ehoud est sa rencontre avec ‘Eglon, roi de Moab. Celui-ci, allié aux Ammonites et aux Amalécites, avait envahi Erets Yisrael et s’était emparé de la ville de Jéricho (3,13).

 

 

Cela faisait dix-huit ans qu’il asservissait les enfants d’Israël.

Dans un geste apparemment anodin, mais sur lequel nous reviendrons, le roi ‘Eglon, à l’annonce faite par Ehoud qu’il «avait une parole de Dieu pour lui», se leva de son siège (3,20).

Si le texte précise que ‘Eglon était très gras, commente le Metsoudath David (3,17), c’est pour marquer qu’il manquait d’agilité pour pouvoir se dresser contre son agresseur. Ehoud s’enfuit hors du palais non sans avoir pris soin de verrouiller la porte de la salle où gisait sa victime.

Encouragés par ce succès, les enfants d’Israël se mobilisèrent sous son commandement et remportèrent sur Moab une victoire éclatante.

Leur triomphe eut une double conséquence: Erets Yisrael connut une période de paix de quatre-vingts ans. D’autre part, si Moab resta encore longtemps l’ennemi d’Israël, il cessa pour toujours de l’envahir (voir notamment ISamuel 14,47).

L’attitude du roi ‘Eglon se levant de son siège, quand Ehoud lui a annoncé qu’il avait à lui remettre un message de Hachem, a donné lieu à de nombreux commentaires.

Hachem a déclaré figurativement [à ‘Eglon]: «Tu t’es levé de ton trône en Mon honneur. Je te promets que tu auras parmi tes descendants un roi qui s’assiéra sur Mon trône!», ainsi qu’il est écrit (IChroniques29,23): «Salomon s’assit sur le trône de Hachem, comme roi à la place de David, son père, et il prospéra et tout Israël lui obéit.» (Midrach Ruth Rabba 2 voir aussi Sanhédrin 60a, Tan‘houma Waye‘hi14, Rachi et Radaq sous 3,20). Le texte veut parler ici de Ruth (voir Sanhédrin 105b). Celle-ci était en effet la fille de ‘Eglon, et elle a donné naissance à la dynastie de David et de Salomon.

Un autre mérite est d’ailleurs à attribuer à ‘Eglon. Il était le fils de Balaq, que le Talmud et les commentateurs félicitent pour avoir offert quarante-deux sacrifices (Sanhédrin 105b, Nazir23b, Sota47a, Horayoth10b voir aussi Radaq ad IIRois2,24). Il a en effet construit sept autels en trois endroits distincts, sur lesquels il a chaque fois offert un taureau et un bélier (Bamidbar 23,1).

On peut trouver, dans la littérature rabbinique, d’autres situations où des impies ont été récompensés pour avoir accompli un geste méritoire apparemment banal (voir Yalqout Chim‘oni Berèchith 27,116).

Il en est ainsi d’Esaü, qui a mérité d’obtenir le mont Sé‘ir pour avoir versé des larmes devant son père (Berèchith27,38) de Nabuchodonosor, qui a mérité de devenir l’empereur du monde pour avoir, une fois, honoré le Nom de Hachem (Sanhédrin 96a). Il revient pareil mérite à Jéroboam, pourtant responsable du schisme entre les deux royaumes d’Israël et de Juda, pour avoir réprimandé son maître, le roi Salomon (Sanhédrin101b, voir IRois11,27).

Il est écrit: «Il est des justes auxquels il arrive selon l’œuvre des méchants, et il est des méchants auxquels il advient selon l’œuvre des justes» (Ecclésiaste8,14). Prenant appui sur ce verset, nos Sages expliquent que Hachem récompense ici-bas les faibles mérites qu’ont pu s’acquérir les impies, cela pour faire disparaître leurs bonnes actions de leur bilan, afin de les punir comme ils le méritent dans l’au-delà (voir Horayoth10b).

(à suivre)

Jacques KOHN