Si les motivations dissidentes de Kora’h firent couler beaucoup d’encre, la plupart des explications avancées sur son attitude s’accordent à dire que c’est sa richesse – tant matérielle que spirituelle – qui l’incita à convoiter ce qui ne lui revenait pas.

Une conduite qui incarna au mieux le fameux verset de l’Écclésiaste (5, 12) : « Une richesse amassée pour le malheur de celui qui la possède »…

Pour mieux comprendre la subtilité si dangereuse de l’attitude de Kora’h, il convient que nous méditions quelque peu sur le regard si authentique que porte la Torah sur la richesse et l’opulence matérielle.

« Le bonheur et la grâce me poursuivent… »

À ce propos, nous ne pouvons manquer d’évoquer le fameux enseignement de nos Sages dans les Maximes des Pères : « Quel est l’homme riche ? Celui qui est heureux de ce qu’il possède, comme il est dit : ‘Le produit de ton travail, tu le mangeras : tu seras heureux et le bien sera ton partage’, (Psaumes 128, 2) », (Pirké Avot, 4, 1) – la double expression du verset s’expliquant ainsi selon cette michna : « ‘Tu seras heureux’ – dans ce monde-ci ; ‘le bien sera ton partage’ – dans le monde futur ».

Le principe se dégageant de cet adage nous révèle ainsi que le terme « richesse » ne désigne aucunement l’accumulation de biens matériels. Dans son commentaire « Dére’h HaChem » sur les Pirké Avot, le Maharal de Prague apporte un éclairage intéressant à ce sujet : « Un homme ne saurait être qualifié de ‘riche’ pour l’abondance d’argent qu’il détiendrait dans une salle ou dans son coffre : en effet, ces biens ne lui appartiennent pas réellement, dans la mesure où ils ne constituent pas une possession propre et particulière. Il ne convient donc pas d’être appelé ‘riche’ pour cela. L’homme heureux de ce qu’il possède, qui se révèle riche dans son esprit grâce à la joie de ce qu’il possède, mérite lui seul d’être qualifié de ‘riche’ puisqu’il est riche par lui-même ». La richesse se révèle ainsi un bien se logeant au plus profond de la personnalité de l’être qui la possède ; et c’est alors seulement que l’on « détient » réellement un bien, puisque celui-ci ne saurait nous être retiré.

Dans le même ordre de pensées, rabbi ‘Haïm de Volozhin écrivit dans son commentaire intitulé « Roua’h ‘Haïm » les explications suivantes : « La richesse et les honneurs ne sont en réalité propres qu’au Saint Béni soit-Il seulement. Cependant, nos Sages nous déclarent dans la sentence bien connue : ‘ Nul homme ne quitte ce monde après avoir comblé la moitié de ses ambitions, car celui qui possède un lot de cent n’aspire qu’à acquérir deux cents ’ ; en revanche, celui qui est heureux de ce qu’il possède n’aspire à aucune autre possession, et c’est pourquoi il est riche dans sa propre personne. Et même lorsque D.ieu lui octroie de grandes richesses et des honneurs, lui-même ne les a pas recherchés comme le dit le verset : ‘Le bonheur et la grâce me poursuivent toute ma vie’ ».

En vertu de quoi, poursuit le rav de Volozhin, la richesse s’appelle précisément dans cette michna : « une part » [‘helko] dans la mesure où elle ne sera jamais autre chose que la fraction d’un ensemble – c’est-à-dire la moitié de la totalité de que l’on convoite -, et c’est pourquoi l’homme véritablement riche est celui qui se satisfait de la « moitié » qu’il détient déjà entre ses mains.

Contentement et satisfaction

Au regard du nécessaire désintéressement pour la richesse clairement prescrit dans cet enseignement, les Sages nous indiquent par ailleurs que la richesse authentique se trouve être littéralement dans « le labeur des mains de l’homme » ; lui seul en effet ouvre à l’homme « le bonheur en ce monde-ci et le bien dans le monde futur ».

D’une part, on comprend en effet fort bien que la richesse et l’amoncellement des biens matériels ne sont susceptibles de n’apporter aucune forme de bonheur dans le monde futur, puisqu’ils n’y ont absolument pas leur place et qu’ils y sont totalement dénués de valeur. Mais de surcroît, les commentateurs ont également noté combien la pleine et authentique satisfaction de son sort est à même d’épargner à l’homme bon nombre de dérives spirituelles que l’ambition financière draine souvent avec elle, comme l’indiqua à juste titre le Tiféret Israël : « Lorsque l’homme se contente de ce qu’il possède, il n’en vient pas à ‘convoiter les biens d’autrui’, à ‘voler’ ou à ‘dépouiller’ autrui, à berner ni à commettre toutes sortes de transgressions pour gagner de l’argent… ».

La michna souligne, elle aussi, combien même en ce monde, la richesse n’est pas nécessairement un symptôme de bonheur, comme on peut le lire dans les explications de Rachi : « Même le plus grand des riches, s’il se soucie et éprouve de l’inquiétude pour ce qu’il possède, il est alors considéré comme le plus pauvre d’entre les pauvres ».

En effet, dans la mesure où jamais un homme ne parvient à combler ses appétences financières en ce bas-monde, le bonheur ne sera donc jamais le lot de l’homme ambitieux et avide de biens.

« Tout cela n’a aucune valeur à mes yeux ! »

C’est dans cet esprit que L’Écclésiaste tranche sans équivoque : « Qui aime l’argent n’est jamais rassasié d’argent », (5, 9). Pour illustrer cette idée, le Gaon de Vilna écrivit dans sa célèbre « Lettre ouverte » que les attraits de ce monde-ci sont semblables à la consommation d’eau salée pour un homme assoiffé : pendant que lui-même est convaincu d’étancher sa soif, il ne réalise pas que chaque nouvelle gorgée l’assèche davantage…

Cet insatiable appétit d’argent n’est pas sans rappeler le funestement célèbre personnage d’Aman. Comme en témoigne la Méguila d’Esther, Aman possédait en effet une formidable richesse selon les critères de l’époque, au point qu’il déboursa sans broncher dix mille kikar [sorte de lingots] d’argent afin d’asseoir un peu plus son amour-propre. Or, en dépit de sa richesse, de son statut social et de la grande famille qu’il réussit à fonder, il déclara sans ambages : « Mais tout cela n’a aucune valeur à mes yeux ! », (Esther, 5, 13). En effet, dès lors que ses caprices déments l’amenèrent à exiger que tous les citoyens du pays se prosternent devant lui, son immense richesse perdit tout intérêt face à cette absurde convoitise… Et pour peu qu’un seul homme dans tout le territoire d’Assuérus refusât de se prosterner à lui, il se considéra lui-même comme le plus pauvre d’entre les pauvres !

« D.ieu est mon lot »

Concluons par une approche ‘hassidique de cet enseignement. Lorsque la michna enjoint l’homme de se réjouir de son lot, explique-ton par tradition, il s’agit du Saint Béni soit-Il Lui-même, désigné par le Psalmiste : « L’Éternel est la portion de mon sort », (16, 5). Certes, celui qui possède un lot de cent n’aspire qu’à voir sa fortune doubler. Cependant, le fils du Roi – à qui tous les trésors du royaume sont ouverts – ne s’inquiète certainement pas de détenir une fortune entre ses mains. En outre, « se réjouir de son Lot » désigne également les transports de joie que l’on éprouve à vivre à proximité du Créateur, lesquels sont susceptibles de nous faire oublier tous les tracas si prosaïques et terre-à-terre de nos exigences financières. Conscient du fait que D.ieu ouvre généreusement les portes de Ses trésors à quiconque évolue sous Son giron, tout Juif vivra effectivement dans le bonheur et la sérénité : « Qu’Israël se réjouisse de son Créateur, que les fils de Tsion éclatent en transports pour leur Roi ! », (Psaumes 149, 2).

Avec l’accord exceptionnel d’Hamodia-Edition Française