C’est dans le Traité Baba Batra (page 99/a) que le Talmud s’interroge sur
l’aspect des Kérouvim, les Chérubins qui surplombaient l’Arche sainte
dans le Tabernacle et dans le Temple. Outre la description qui en est faite
dans notre paracha lors de la construction du Tabernacle, nous retrouvons
également ces Chérubins lors de l’édification du Temple par le roi Salomon
à la fois dans le livre des Rois et dans les Chroniques bibliques, dont une
lecture attentive nous révélera certaines contradictions.

Dans notre paracha (Chémot,
25, 19), Moché se voit ainsi
enjoint de réaliser « deux
chérubins d’or (…) ressortant des
deux extrémités du propitiatoire.
Un chérubin d’un côté et l’autre du
côté opposé : c’est du propitiatoire
même que vous ferez saillir ces deux
chérubins ». En revanche, pour ce
qui est des Kérouvim confectionnnés
par le roi Chlomo, les versets
les décrivent ainsi : « On fit pour le
Saint des Saints deux chérubins en
bois d’olivier, hauts chacun de dix
coudées (…) On plaça les chérubins
au milieu de l’enceinte intérieure,
les ailes déployées, de manière que
l’aile d’un chérubin touchait le mur,
celle du second chérubin le mur opposé, et que leurs autres ailes se
touchaient aile à aile au milieu de
l’enceinte », (Rois- I, 6, 23-27).

Comme en témoignent ces versets,
alors que les Kérouvim de
Moché étaient disposés au-dessus
de la Kaporet, cet épais couvercle
d’or qui dominait l’Arche Sainte,
ceux du roi Chlomo furent quant
à eux posés à même le sol dans
l’enceinte du Sanctuaire. En outre,
alors que ceux de Moché étaient
confectionnés entièrement en or,
ceux de Chlomo étaient faits de
bois d’olivier et seulement recouverts
d’or (dissemblances relevées
par Rachbam dans Baba Batra,
ibid.). Néanmoins, ce ne sont pas
ces deux différences qui retinrent
l’attention des Sages dans ce passage
du Talmud mais une troisième
qui, bien que d’apparence anodine,
s’avère receler des trésors d’enseignements…

Un symbole d’amour

Comme les décrit notre paracha,
« ces Chérubins auront les ailes
étendues en avant et dominant le
propitiatoire ; leur visage, tournés l’un vers l’autre, seront dirigés
vers le propitiatoire ». A contrario,
les Chérubins confectionnés par
Chlomo sont dépeints, cette fois-ci
dans les Chroniques (II-3, 10-13),
comme « deux Chérubins, aux visages d’enfants, qu’on recouvrit
d’or ; (…) ils se tenaient debout sur
leurs pieds, la face tournée vers
l’édifice ».

Or, si l’on accepte que certaines
nuances puissent exister entre le
Tabernacle provisoire du désert
et le Temple permanent édifié par
Chlomo – notamment dans les dimensions
de leurs ustensiles (voir
à ce propos la célèbre discussion
qui opposa Rachi au Ramban dans
notre paracha, chapitre 25, verset
9), la distinction mise ici en relief
semble pour sa part réclamer
une explication : pour quelle raison
valable les Chérubins du Tabernacle
étaient-ils « tournés l’un
vers l’autre », et ceux du Temple
de Chlomo dirigés « vers l’édifice »,
si rien ne justifie une telle différrence
?

Aux yeux de nos Sages, cette anomalie
apparut si significative qu’il
fallut nécessairement la résoudre
par une interprétation, l’objet du
débat talmudique suivant : « Rabbi
Yo’hanan et rabbi Elazar se prononcèrent à ce sujet : l’un pense
que leur face était tournée l’une
vers l’autre, et le second considère
qu’elle était tournée vers l’édifice ».
Or, demande le Talmud, comment
s’explique la description
faite dans les Chroniques selon le
premier avis ? Par le fait que si,
à l’origine, les Chérubins furent
disposés l’un en face de l’autre,
ils ne conservaient toutefois cette
position qu’aussi longtemps que le
peuple d’Israël se pliait à la volonté
de D.ieu, et « à l’image de l’amour
qu’éprouvent un homme et une femme, [ces chérubins] constituaient
un signe que le Saint Béni soit-Il
aime Israël. A l’origine, ils furent
donc confectionnées de la sorte afin
de faire régner la Présence divine
au sein d’Israël et qu’Israël respecte
la volonté de D.ieu » (Rachbam sur
place).

En revanche, si le peuple venait
à s’écarter de la Voie tracée par
le Créateur, les Chérubins se détournaient
l’un de l’autre. Ainsi,
selon cette première opinion, les
Chérubins furent confectionnés à
l’origine le regard tourné l’un vers
l’autre, suivant le modèle idéal où
le peuple d’Israël est parfaitement
fidèle à la Volonté divine, et c’est
du temps de Chlomo, à une époque
où manifestement le peuple s’écartait
du droit chemin, que leurs
visages se détournèrent par voie
miraculeuse…

Évidemment, cette explication
est irrecevable selon la deuxième
opinion qui considère que les Chérubins
furent confectionnés le regard
tourné vers le Sanctuaire :
comment pourrait-on concevoir en
effet qu’ils aient été conçus à l’origine suivant un modèle suggérant
l’éloignement du peuple d’Israël de
son Créateur ?

Par conséquent, ce second avis cité
par la Guémara doit nécessairement
considérer qu’il n’existait pas
deux positions différentes chez
les Chérubins : la contradiction
entre les versets s’explique par le
fait qu’ils n’étaient par réellement
tournés l’un vers l’autre, ni franchement
orientés vers l’édifice,
mais seulement « penchant de côté »…« à l’image d’un homme qui
s’entretient avec son ami tout en
tournant légèrement le visage de
côté » (Rachbam ibid.). Ce qui explique
le fait qu’ils étaient à la fois
tournés vers l’édifice et aussi l’un
vers l’autre.

En conséquence, si l’on reconsidère
le symbole que représentaient
ces Kérouvim dans le rapport entre
D.ieu et Son peuple, il apparaît selon
cette opinion que leur relation
semblait être en même temps plus
modérée mais aussi plus constante
: jamais les deux statuettes ne se
regardaient franchement, mais jamais
non plus elles ne détournaient
leur regard l’une de l’autre…
Pour pertinente qu’elle soit, cette
remarque fut formulée par rabbi
‘Haïm de Volhozin zatsal, et l’explication
qu’il proposa en réponse
révèle une perspective très approfondie
relative à un problème
éternel, s’il en est : la conjonction
aussi impossible qu’impérieuse entre
une vie vouée à l’étude et les
nécessités matérielles… Autrement
dit : comment concilier l’étude de la Torah
– une activité supposée occuper
l’homme « jour et nuit » – avec
la vie quotidienne remplie des
« rigueurs » imposées par la subsistance
et par les exigences professionelles…
?

Étudier ou récolter ?

Cet alliage toujours délicat entre
les exigences matérielles et spirituelles
de l’être humain est abordé
dans le Talmud (Traité Bérakhot,
page 35/b) à travers une autre
contradiction apparue entre deux
autres versets : « ‘Tu récolteras
tes céréales’ – que nous enseigne
ce verset ? Parce qu’il est dit par
ailleurs ‘Ce livre de la Loi ne devra
pas quitter ta bouche [et tu le
méditeras jour et nuit]’ (Josué, I)
– peut-être devrions-nous prendre
ce verset au pied de la lettre ?
C’est pourquoi il est annoncé ici :
‘Tu récolteras tes céréales’, (Dévarim,
11) – c’est-à-dire accompagne
les paroles de la Torah avec les
exigences de la vie courante ».

Selon cette interprétation, celle de
rabbi Ichmaël, l’impératif d’une
étude ininterrompue de la Torah
est néanmoins elle-même tributaire
des nécessités matérielles de
l’homme.

Sur ce, le Talmud énonce ici la
très fameuse position de rabbi
Chimon bar Yo’haï, qui s’oppose
rigoureusement à celle de rabbi
Ichmaël : « Si l’homme laboure à
l’heure du labour, s’il sème à la
saison des semailles, s’il récolte
au moment des récoltes (…) qu’en
sera-t-il de la Torah ? En réalité,
lorsque le peuple d’Israël accomplit
la volonté de D.ieu, son travail
est accompli par autrui, (…) mais
lorsqu’il ne respecte pas la volonté
de D.ieu, c’est lui-même qui doit
effectuer ses travaux, comme il est
dit : ‘Tu récolteras tes céréales’ ».
Ainsi, selon rabbi Chimon bar
Yo’haï, la barre de l’idéal humain
se place nettement plus haut que
celle de rabbi Ichmaël : il n’y a
dans l’absolu aucune concession à
accorder aux exigences matérielles
puisque l’homme, s’il sait être à
la hauteur de sa vocation, sera en
mesure de s’absorber entièrement
dans l’étude de la Torah sans jamais
être inquiété des contraintes
financières – lesquelles seront
quant à elles remplies par autrui
ou de toute autre manière…

Le Talmud conclut ce débat en déclarant
: « Nombreux furent ceux
qui agirent conformément à l’avis
de rabbi Ichmaël et qui atteignirent
leurs idéaux, et nombreux
furent ceux qui agirent conformément
à l’avis de rabbi Chimon bar
Yo’haï, et qui ne les atteignirent
pas ».

Cette conclusion, qui semble être
un compte-rendu de l’application
concrète des différentes thèses
présentées, révèle en réalité l’essence
profonde de ce débat. En
effet, explique rav ‘Haïm de Volhozin,
si l’on nous apprend ici
que « nombreux » furent ceux qui
éprouvèrent – à leur avantage ou
à leurs dépens – les deux avis des
Sages, c’est dans la mesure où le
débat se situe précisément au niveau
de la « généralité », c’est-àdire
pour l’ensemble du peuple et
non pas à l’échelle de l’individu.
Autrement dit, le premier de ces
Sages estime qu’au niveau de la
majorité, il est pour ainsi dire
inconcevable que l’ensemble du
peuple d’Israël fasse abstraction
des exigences matérielles. Si ce
niveau existe, c’est seulement à
l’échelle de l’individu qui, s’il en
a les possibilités matérielles, doit
s’en tenir aux termes exacts du
premier verset : « Ce livre de la
Loi ne devra pas quitter ta bouche
». Or selon rabbi Ichmaël, ce
mode de vie, pour idyllique qu’il
soit, n’est envisageable que pour
l’individu, tandis qu’à l’échelle
globale, il n’est qu’utopie et illusion.

En effet, suivant cette perspective,
l’idéal de la collectivité se trouve
précisément dans une association
parfaitement dosée d’un emploi du
temps consacré essentiellement à
l’étude de la Torah – nuit et jour
ainsi que le prescrit le verset -,
mais qui admet néanmoins « des
instants et des courtes heures occupées
aux besoins du gagne-pain,
pour les nécessités et les exigences
strictes de la subsistance ». Et de
fait, si rabbi Ichmaël considère
cette situation comme un idéal,
c’est précisément à la mesure des
capacités de l’être humain qui,
même pendant ces quelques courtes
heures consacrées aux « exigences
du quotidien », est à même
de « ne jamais quitter de l’esprit
les pensées de la Torah ». Grâce
à cette subtile concession accordée
au monde matériel, l’homme
possède ainsi l’aptitude de vivre
intensément sa Torah en s’y
consacrant continuellement, tout
en tolérant quelques heures où ses
pensées « accompagnent » – pour
reprendre ses propres termes – les
exigences de la vie.

Suivant cette optique, la position
de rabbi Chimon bar Yo’haï
se révèle à présent nettement
moins rigoureuse, puisque lui même
ne conçoit évidemment pas
un tel mode de vie comme une
« violation de la Volonté divine ».
Le point de divergence entre ces
Sages consisterait donc plutôt à
savoir s’il existe un idéal absolu :
celui de se consacrer – littéralement
jour et nuit -à la Torah, également
à l’échelle de la majorité
du peuple.

Rabbi Chimon conçoit que ce niveau
peut parfaitement exister,
comme lui-même et ses condisciples
en ont fait la preuve… Or, le
baromètre de cet idéal était représenté,
selon lui et conformément
à la première opinion citée plus
haut, par les deux Chérubins qui
pouvaient s’orienter entièrement
l’un vers l’autre – une posture reflétant
une intimité plus intense
encore entre D.ieu et Son peuple.

Par ailleurs, la particularité de
l’avis de rabbi Ichmaël repose
dans le fait que l’idéal de la vie sur
terre, s’il se veut plus modeste, est
néanmoins doté d’une constante :
les visages des Chérubins étaient
invariablement orientés à la fois
l’un vers l’autre et à la fois vers
l’édifice, puisqu’à l’échelle de
la collectivité, l’idéal consiste
d’être capable de conjuguer
l’impératif avec le nécessaire !

YONATHAN BENDENNOUNE


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