Au sujet du verset « Et il [Yaacov] prit des pierres de l’endroit et les disposa sous sa tête » (Béréchit, 28, 11), Rachi écrit ceci : « Il les disposa tout autour de sa tête comme une gouttière parce qu’il craignait les bêtes sauvages. Mais aussitôt les pierres se querellèrent : celle-ci disait : ‘C’est sur moi que le juste posera la tête !’ ; l’autre s’exclamait : ‘Non ! Sur moi !’. Le Saint Béni soit-Il fit alors d’elles une seule et même pierre. C’est pourquoi il est dit ensuite : ‘Yaacov se réveilla au petit-matin et souleva la pierre qu’il avait placée sous sa tête…’, (Béréchit, 28, 18) ».

Cet épisode est porteur d’un enseignement de premier ordre. En effet, comme l’indique encore Rachi au nom d’un Midrach (Béréchit Raba, 1, 1), alors que la Torah s’ouvre sur le verset

« Au commencement, D.ieu créa le ciel et la terre », il convient de garder à l’esprit que jamais le récit de la Création ne doit être envisagé comme la seule genèse historique du monde.

L’Eternel dirige en effet à chaque instant Son univers conformément aux lois qu’Il y a inscrites et au projet qu’Il lui a fixé ! Or, enseigne ce Midrach, ce projet ne se réalisera d’une part que par le dévoilement de la Torah elle-même – c’est-à-dire son étude ; et d’autre part, par la pérennité du peuple qui en a pris la responsabilité au mont Sinaï : Israël. Ainsi, quand il est dit : « BéRéchit Bara Elokim [Au commencement, D.ieu créa], nous devons lire : « Pour le commencement [BéRéchit] ».

Pour la Torah qui se nomme elle aussi « Commencement [Réchit] », comme il est dit : « Le commencement de Son oeuvre », (Proverbes, 8, 22). Et pour Israël qui porte aussi le nom de Réchit, comme il est dit : « Les prémices (Réchit) de Sa récolte », (Jérémie, 2, 3).

On comprend donc pour quelle raison les pierres qui se trouvaient là où Yaacov Avinou avait choisi de s’endormir se disputent la possibilité de se mettre au service du juste (le tsadik).

La Création toute entière n’ayant d’autre but et de sens que de permettre au peuple d’Israël et à la Torah d’exister, lorsque Yaacov – lui qui vient d’étudier la Torah jour et nuit sans interruption pendant 14 ans à la yéchiva de Ever (Rachi, Béréchit 28, 11 au nom du Traité talmudique Méguila, page17/a) et qui allait dévoiler au monde le nom propre d’Israël – prépare l’endroit où il allait passer la nuit, c’est toute l’OEuvre de la Création – ses lois et toutes les créatures la composant, tous les phénomènes naturels et toutes ses oeuvres particulières – qui instinctivement lui voue son existence…

Le Rambam développe amplement ce thème dans la préface de son « Introduction à la Michna ». Il explique en effet qu’un immense et somptueux palais pourrait n’avoir été construit que dans le seul but qu’un jour, un homme pieux vienne s’abriter à l’ombre de l’un de ses murs et puisse de cette manière échapper à la mort. « Puisque, dit-il, telle est la conduite de D.ieu – qu’Il soit glorifié et élevé ! -, et telle est Sa sagesse avec laquelle Il asservit la nature au profit de l’homme, ‘parfaitement fidèle aux résolutions d’antan’ [voir Isaïe, 25, 1, c’est-à-dire aux règles de conduites – hachga’ha – et au projet qui furent imposés au monde dès l’aube de la Création-Ndlr.] ». Or, cette soumission de toutes les créatures (terrestres et célestes) à la finalité divine qui fit d’Israël et de la Torah les véritables moteurs de l’accomplissement de l’univers concerne non seulement les éléments naturels, mais aussi les autres nations du monde et leurs oeuvres.

« Quelles ont été vos activités sur terre ? »

C’est ainsi que les premières pages du Traité talmudique Avoda Zara (page 2/a sq.) nous mettent en présence d’une Aggada désormais célèbre où l’on peut lire : Rabbi ‘Hanina bar Papa a enseigné qu’ « aux temps futurs, le Saint Béni soit-Il amènera le Séfer Torah en le portant sous le bras et proclamera : ‘Que tout celui qui s’est adonné à son étude vienne et reçoive son salaire !’. Aussitôt, tous les idolâtres s’agglutineront et s’y rendront en désordre, comme il est dit : ‘Tous les peuples s’agglutinent ensemble’, (Isaïe, 43, 9).

L’Eternel leur dira alors : ‘Ne vous présentez pas à moi en désordre, mais que chacune des nations entre une par une avec ses sages [sofréiha], comme il est dit : Que les nations [léoumim] se regroupent (idem) ; or une nation [léoum], c’est une royauté, ainsi qu’il est écrit : ‘Deux nations sortiront de tes entrailles et une nation sera plus puissante que l’autre’, (Béréchit 25, 23)…

Le premier à se présenter, c’est Edom [Rome, c’est-à-dire les descendants d’Essav-Ndlr.]. Pourquoi lui ? Parce qu’il est le plus important. Et comment le sait-on ? Parce qu’il est écrit : ‘Il dévorera toute la terre, la foulera et la brisera’, (Daniel 7, 23). Or, d’après rabbi Yo’hanan, ce verset désigne Rome, dont le pouvoir est reconnu dans le monde entier… Puis le Saint Béni soit-Il leur demande : ‘Quelles ont été vos activités sur terre ?’. Eux de répondre : ‘Maître du monde, nous avons organisé de nombreux marchés, construit des thermes, multiplié l’or et l’argent ; et tout cela, nous l’avons fait uniquement pour permettre à Israël d’étudier la Torah !’.

Le Saint Béni soit-Il leur répondra alors : ‘Imbéciles que vous êtes ! Tout ce que vous avez fait, vous ne l’avez fait que pour satisfaire vos propres désirs ! Les marchés, pour la débauche ; les thermes, pour votre propre plaisir personnel ; quant à l’argent et l’or, il est à Moi, comme il
est dit : ‘L’argent est à Moi et l’or est à Moi, dit l’Eternel Tsévakot’, (‘Hagaï 2, 8)…

Ils sortent alors, l’esprit en déroute. L’empire de Rome étant sorti, entre l’empire de Perse. Pourquoi la Perse ? Parce qu’en importance, elle vient tout de suite après Rome. Et comment le sait-on ? Parce qu’il est écrit : ‘Puis ce fut une autre bête, une deuxième, semblable à l’ours’, (Daniel, 7, 5) et que selon rav Yossef, ce verset désigne les Perses qui mangent et boivent comme l’ours, sont gros, chevelus et agités comme des bêtes. Le Saint Béni soit-Il leur demande : ‘Quelles ont été vos activités sur terre ?’. Eux de répondre : ‘Maître du monde, nous avons construit de nombreux ponts, conquis de nombreuses cités, mené beaucoup de guerres ; et tout cela, nous l’avons fait uniquement pour permettre à Israël d’étudier la Torah !’. Le Saint Béni soit-Il leur répondra alors : ‘Imbéciles que vous êtes ! Tout ce que vous avez fait, vous ne l’avez fait que pour satisfaire vos propres désirs ! Vous avez construit des ponts afin de percevoir des taxes, conquis des cités pour établir la mainmise sur ses habitants ; quant aux guerres, c’est Moi qui les ai menées, comme il est dit : ‘L’Eternel est un combattant [ich mil’hama]’, (Chémot 15, 3)… ».

 

Ce texte appelle bien entendu de nombreuses remarques. Nous nous contenterons ici du commentaire qu’en donne le rav Its’hak Zéev Soloveitchik tel qu’on le trouve restranscrit dans le recueil « Léka’h Tov », (Béréchit page 7) récemment traduit par Yonathan Bendennoune aux Editions « Jérusalem Publications – 2009 ». Or les « temps futurs » dont fait mention ce passage du Talmud, explique le rav Soloveitchik, désignent en réalité la période messianique, lorsque tous les faits et gestes de l’ensemble de l’humanité seront jugés.

En ce jour, la vérité sera absolument éclatante et incontestable, au point où ce dialogue entre le Créateur et les nations du monde, tel que le met en scène la guémara, devrait provoquer notre étonnement !

En effet, comment concevoir que les nations en question puissent avoir l’insolence de proférer des propos si manifestement mensongers, au point de déclarer : « Tout ce que nous l’avons fait uniquement pour permettre à Israël d’étudier la Torah »… ? Afin de répondre à cette question, le « Brisker Rouv » se propose de résoudre ce dilemme par une remarque intéressante. Les déclarations des nations, observe-t-il, ne sont pas en réalité considérées comme mensongères. La réplique que le Tout-puissant leur adresse le prouve bien, puisque Celui-ci ne les taxe pas de « menteurs » – comme on pourrait s’y attendre – mais simplement d’« imbéciles » !

Qu’est-ce à dire ?

En effet, bien qu’aujourd’hui personne ne soit en mesure d’apprécier le motif réel de toutes les oeuvres accomplies dans ce monde, il n’en reste pas moins que dans les temps futurs, lorsque la vérité éclatera au grand jour, tous les habitants de la terre découvriront alors de manière claire et incontestable le but précis qu’elles poursuivaient. Chacun discernera alors la véritable raison d’être de toutes les oeuvres des hommes et l’intention ultime de chacune d’elles !

Le « transsibérien »

Ainsi, en constatant rétroactivement qu’elles n’ont en réalité oeuvré que pour le bien-être du peuple juif – quoiqu’alors totalement inconscientes de ce fait –, les nations estimeront être à bon escient en mesure de réclamer une « récompense » pour leurs actions. En réponse à cette revendication, D.ieu les taxera alors d’ « imbéciles » dans la mesure où, bien que leurs actes fussent effectivement orientés conformément au projet divin au profit du peuple d’Israël, il n’en reste pas moins que leur intention profonde n’était que d’assouvir leurs propres intérêts. Pour cette raison, quelles qu’aient pu être leurs réalisations effectives, aucune d’entre elles n’offrira aux nations du monde la possibilité de prétendre à un quelconque « salaire » dans les Temps futurs.

Après cette conclusion riche d’enseignements, l’auteur du « Léka’h Tov », le rav Yaacov Israël Beyfus nous fait part de cette anecdote : « Lorsque les tout premiers chemins de fer relièrent la ville de Saint-Pétersbourg à Berlin, le père de rav Its’hak Zéev, rav ‘Hayim Soloveitchik, s’était exprimé en ces termes : ‘Cet ouvrage ne voit le jour que pour permettre aux étudiants des yéchivot de rejoindre plus facilement Volozhin ! [où se trouvait la plus fameuse des yéchivot- Ndlr], car tout ce qui est réalisé dans ce monde n’existe que pour la Torah et pour ceux qui s’y consacrent’.

Quelques années plus tard, la même réflexion fut formulée lorsque s’acheva la voie ferrée transsibérienne dont la construction, entreprise par les Tsars russes, s’était prolongée durant des dizaines d’années, n’épargnant ni sang, ni peine, ni douleur. Des sommes colossales avaient été investies dans cette oeuvre gigantesque qui traversait les plaines sibériennes pour rejoindre Vladivostok, face aux côtes japonaises en Extrême-Orient.

Une voie qui parcourait ainsi des dizaines de milliers de kilomètres. A l’époque, ce projet avait suscité l’étonnement général : quel était l’intérêt d’une si longue voie ferrée !? La réponse à cette question fut donnée le jour où les étudiants de la yéchiva de Mir, fuyant l’Europe embrasée par la Shoah, empruntèrent cette ligne ferroviaire pour se réfugier dans ces contrées lointaines. On réalisa alors que toutes les peines et toutes les dépenses occasionnées par la construction de cette longue voie ferrée n’avaient qu’un seul motif : celui de sauver la vie de ces Juifs qui se consacrent à l’étude de la par Torah » (op. cit.).Par Yehuda Rück, avec l’accord exceptionnel d’Hamodia-Edition Française