Selon le Midrach, le tout premier verset des Psaumes fait allusion à Noa’h et aux générations au sein desquelles il vécut : « Heureux l’homme qui ne suit point les conseils des méchants, qui ne se tient pas dans la voie des pécheurs et ne prend point place dans la société des railleurs ».

Cet homme « heureux », disent nos Sages, n’est autre que Noa’h lui-même, qui ne suit pas les « conseils de méchants » – les conseils de la génération d’Enoch –, qui ne se tint pas dans les « voies des pécheurs » – la génération du Déluge –, et qui ne prit pas place dans une « société de railleurs » – ces hommes qui construisirent la tour de Babel.

Ce parallèle établi par nos Sages entre ces trois époques et les différents types de fauteurs évoqués par les Psaumes nous renseigne sur les motivations de chacune de ces générations. Si les premiers étaient des « méchants », les seconds des « pécheurs » et les troisièmes des « railleurs », c’est que leur faute résidait précisément dans ces qualificatifs.
La génération d’Enoch
Dans la paracha de Béréchit, la Torah évoque déjà le nom d’Enoch : « A Chet aussi naquit un fils, il lui donna le nom d’Enoch. Alors on commença à invoquer le nom de l’Eternel » (Béréchit 4, 26). L’« invocation » du Nom de D.ieu, dont parle ce verset, a une connotation bien différente aux yeux de nos Sages : « ‘On commença’ [Ou’hal] – c’est une expression de ‘profanation’ [‘houlin] : on commença alors à appeler des hommes et des éléments au nom du Saint béni soit-Il, pour en faire des divinités et les considérer comme des dieux ». Tel fut le mal initié par Enoch : il connaissait D.ieu, il savait qu’Il est le Créateur de toute chose, mais il prit le parti de « profaner » Son Nom – ou plutôt de le galvauder – en l’attribuant également à tous les êtres de la Création.
Pourquoi cette démarche ? Rav Chalom Schwadron (cité dans Léhaguid) explique qu’Enoch avait réalisé combien le dilemme de l’existence humaine était rude. L’homme est composé d’un bon penchant – dont les aspirations tendent vers les Cieux –, et d’un mauvais penchant – dont le but est de le soumettre à ses pulsions et le faire céder aux tentations. Et par conséquent, la vie de l’homme se résume à un choix, inéluctable : soit céder, soit s’élever.
Mais Enoch et les gens de sa génération ne l’entendaient pas ainsi : ils trouvèrent un « conseil » – « le conseil d’un méchant » – qui consistait à joindre « l’utile à l’agréable ». Refusant d’être condamné à ce dilemme, ils cherchèrent la voie de la conciliation : être à la fois prétendument fidèles à D.ieu, tout en ne perdant rien de ce que ce monde avait à leur proposer… Pour ce faire, ils privèrent D.ieu de toute transcendance, et L’inscrivirent dans le cadre même de la Création. Et quand on identifie D.ieu à sa Création – quand la nature devient elle-même divinité –, tous les obstacles s’aplanissent : en servant ses tentations, on sert en réalité D.ieu… Voilà quels étaient les conseils de cet authentique « méchant » : un homme qui choisit de falsifier D.ieu pour mieux servir ses intérêts.
De la charité aux enterrements
Si cette pensée peut sembler relever de concepts philosophiques qui échappent à notre quotidien, rav Chalom démontre qu’il n’en est cependant rien : chacun de nous a déjà été confronté, un jour ou l’autre, à des motivations similaires.
Pour illustre son propos, il évoque l’exemple d’un homme profondément avare. Pour cet homme, « donner » de l’argent – sans la moindre contrepartie – est au-dessus de ses forces ; à ses yeux, la chose lui semble même impossible. Mais cet avare sait que s’il veut mériter une part dans le Monde futur, il est obligé de réaliser quelque acte d’altruisme. Et là, un dilemme similaire surgit dans sa vie : se séparer de son argent ? « Impossible. » Renoncer au Monde futur ? « Ne suis-je pas un bon Juif, qui se veut respectueux de la Torah ? » Seule solution pour parer au problème : trouver un « conseil »… Conseil que notre homme découvre rapidement : il va ouvrir une caisse de prêts sans intérêts ! De la sorte, il conservera son capital, et en même temps, il réalisera une très belle mitsva de bonté envers autrui.
Mais rapidement, il réalise que cet expédient n’est pas si opportun : que se passera-t-il si ses créanciers ne peuvent tenir leurs engagements ? Et comment se protéger face aux escrocs ? Pire, imaginons qu’un homme lui emprunte une très grosse somme d’argent, et décide de l’emporter à l’étranger ?
Ces craintes ont raison de notre homme, qui renonce finalement à ce projet. Il décide donc de se tourner vers un autre palliatif : rendre visite aux personnes malades. Ceci constitue également une très belle mitsva, qui ne lui coûtera d’ailleurs que le temps de rester à leur chevet… Mais dès sa première visite, notre homme déchante aussitôt : la première connaissance à qui il rend visite à l’hôpital lui explique que les maux dont elle souffre sont dus à… un manque de moyens financiers. Si elle avait de quoi payer sa facture d’électricité, sa toux cesserait rapidement et elle serait sur pied dans les plus brefs délais. « L’argent, toujours l’argent », se dit notre homme.
Après de longues hésitations, il découvre enfin le « conseil », sûr et irréfutable, qui lui garantira une immunité financière : à chaque fois qu’il apprendra la nouvelle d’un décès, il ira accompagner le défunt jusqu’à sa dernière demeure ! D’ailleurs, il l’enterrera même de ses propres mains ! Les morts sont en effet peu exigeants : ils n’ont besoin ni de prêts d’argent, ni de soins médicaux…
Voilà comment de « bons conseils », cherchant à résoudre les dilemmes, peuvent conduire l’homme jusqu’aux dérives les plus méprisables.
La voie des pécheurs
Revenons à notre Midrach : les hommes du Déluge y sont considérés comme une génération de pécheurs [‘hataïm]. De prime abord, cette définition ne leur correspond guère : nous savons qu’un ‘hoté est un homme qui faute par mégarde, presque par inadvertance. Or, la Torah ne témoigne-t-elle pas au sujet de cette génération : « La terre s’était corrompue, toute créature avait perverti sa voie sur la terre… » (6, 11) ?
En fait, explique rav Chalom Schwadron, ces hommes étaient effectivement de sordides mécréants, mais c’est la voie qu’ils empruntèrent pour y parvenir qui était celle de simples « pécheurs ».
Nous apprenons en effet, dans le Talmud de Jérusalem, que dans les premiers temps, ces hommes fautaient de manière quasi anodine : un homme venait au marché avec un panier rempli de lupins pour les vendre. Un premier « client » survenait, il prenait un seul lupin, d’une valeur minime, et s’en allait. Un second client du même genre survenait, il ne prenait qu’un insignifiant lupin et il s’en allait aussi à son tour. Et ainsi de suite, plusieurs centaines de personnes venaient à son comptoir, le dépouillaient en ne lui infligeant qu’un préjudice dérisoire, jusqu’à ce qu’en fin de journée, notre homme s’en retourne chez lui, sans marchandise et sans le moindre sou. C’est donc bien en ne faisant « rien de mal » que les hommes du Déluge commirent les pires malversations.
Si nous n’y prenons pas garde, nous pouvons aisément copier le « mode de vie » de cette génération : on peut léser autrui tout en se considérant comme un homme juste, intègre et scrupuleux de la plus petite mitsva. En effet, le dommage causé est si « insignifiant » pour l’autre, qu’il n’y a pas de quoi s’en inquiéter… C’est cela la « voie des pécheurs » : de petits actes anodins, qui ne font de « mal à personne », mais qui vont pourtant à l’encontre de l’éthique et la morale les plus essentielles.
On raconte que quand le Gaon de Vilna entrait dans les bains publics, où se trouvaient des salles de vapeurs, il entrait toujours précipitamment et se dépêchait de fermer la porte derrière lui. Interrogé à ce sujet, il expliqua qu’en laissant la porte un tant soit peu ouverte, on laisse la vapeur s’échapper, ce qui constitue un « vol envers un public ». Un vol véritable, pour quelques bouffées de vapeur…
La Tour de Babel – une société des railleurs
Enfin, quelle fut la démarche des hommes de Babel ? Nos Sages disent qu’ils édifièrent cette immense Tour pour déposer à son sommet une idole tenant entre ses mains une épée, comme pour défier le Maître du monde.
Ces hommes n’étaient pas stupides, ils savaient parfaitement ce que signifiaient leurs actes. Par conséquent, que signifiait cette provocation vaine et illusoire, par laquelle ils pensaient combattre D.ieu avec une simple statue déposée au sommet d’une tour ?
Mais cette question renferme en fait sa propre réponse : le combat que ces hommes menèrent contre le Créateur résidait précisément dans l’inanité de leur démarche, qui reflétait le mépris et la futilité. Ils optèrent volontairement pour des choix vains et ridicules, dans la seule volonté de railler et se moquer des valeurs que le Créateur dicte à l’homme.
Cette tendance à ridiculiser toute chose constitue également une arme farouche : au lieu de contrer une idéologie par un argumentaire réfléchi et rationnel, le railleur se contente d’exprimer son mépris et de tourner ces opposants en dérision. Or, face à ce genre d’attitudes, une réponse juste et pensée ne sera d’aucune efficacité, car la moquerie n’a pas besoin de pertinence pour exister. Face à la raillerie, la seule réponse adéquate consiste à « ne pas prendre place dans cette société », et c’est pourquoi D.ieu décida de disperser ces hommes sur la surface du globe.Par Yonathan Bendennnoune, en partenariat avec Hamodia.fr