Comme le veut la tradition, le premier des Dix commandements énonce : « Je suis l’Éternel ton D.ieu Qui t’ai fait sortir du pays d’Égypte… », (Chémot, 20, 2). Or, les commentateurs n’ont pas manqué de relever que cette mitsva n’a pas été donnée à la forme impérative.

En fait, cette formulation assez particulière nous permettra de découvrir une lumière toute nouvelle concernant le principe fondamental de la émouna – notre croyance intime en un D.ieu unique…

EN RÉALITÉ, s’il est couramment admis que le premier des Dix commandements débute effectivement par l’expression « Anokhi (…) », cela ne fit cependant pas l’entière unanimité des commentateurs.
Objet Inconnu

D’une part, le Ramban se conforme à l’approche généralement établie en soutenant sans hésitation que « cette parole constitue un commandement positif qui – de par la déclaration «Je suis l’Éternel» – affirme et nous enjoint à la connaissance et à la croyance en l’existence de D.ieu ». C’est donc bien par la forme affirmative que la Torah énonce ici l’impératif « de connaître et de croire » en l’existence du Saint Béni soit-Il.

Par ailleurs, ajoute le Ramban, s’il est fait référence ici précisément à la Sortie d’Égypte – « Qui t’ai fait sortir d’Égypte » – et non, par exemple, au fait que D.ieu est le Créateur de toute chose, c’est parce que cet événement historique atteste non seulement de l’existence même du Créateur, mais également de Son implication absolue dans la marche de tous les événements de ce monde. Dans son fameux ouvrage intitulé « Livres des Commandements », Maïmonide conçoit également la chose sous le même angle en soutenant que par ces mots, la Torah nous enjoint de « croire en la Divinité – c’est-à-dire de croire qu’il existe au monde une Cause première Qui administre toutes les créations », (Mitsva I). Pour preuve, le Rambam invoque un passage du Talmud (Traité Makot, page 23/b) dans lequel on peut lire que les mitsvot de la Torah se comptent au nombre de 613 – parmi lesquelles 611 qui constituent la « Torah [valeur numérique = 611] que nous a ordonnée Moché » (Dévarim 33, 4) –, et deux autres : « Je suis l’Éternel… » et « Tu n’auras point d’autre dieu… » que les enfants d’Israël entendirent de la bouche de D.ieu Lui-même.

Mais dans ses annotations sur cet ouvrage, le Ramban évoque l’avis du « Baal Halakhot Guédolot » – appelé le Bahag – pour qui l’annonce de ce principe ne saurait constituer une « mitsva », c’est-à-dire un « ordre » à proprement parler…

Afin de justifier le point de vue de cet auteur, le Ramban invoque une parabole du Midrach qui raconte qu’un roi avait pris possession d’un nouveau domaine ; ses sujets le questionnèrent alors sur les règles et les décrets qu’il souhaitait leur imposer, à quoi le monarque répondit : « Acceptez- moi d’abord comme votre roi et je pourrai ensuite vous énoncer mes décrets ! ».

Ainsi, explique cet auteur, le principe le plus fondamental de notre foi ne saurait constituer un commandement « formel ». Au contraire, les mitsvot n’ont lieu d’être que consécutivement à ce principe de foi élémentaire sans lequel elles seraient dépourvues de fondement. Au-delà des aspects concrets de la discussion, ces différents avis laissent au demeurant transparaître le principe fondamental de la foi en D.ieu. Comme le conçoit le Bahag, la émouna ne saurait relever d’un quelconque « devoir religieux » : elle doit être ancrée dans le coeur des hommes non comme le fruit d’une « nécessité », mais comme l’éclat d’une évidence.

C’est également dans cet ordre d’idées que l’on pourra saisir parfaitement, selon ces premiers auteurs, le sens de la formulation particulière de ce premier commandement : « Anokhi Hachem Élokékha [Je suis l’Éternel] »… Car, si aucun impératif n’y est clairement formulé, c’est bien parce que même selon ces avis, la émouna ne saurait être le résultat d’une injonction stricte et rigoureuse, mais seulement une évidence émanant de la sensibilité de l’être humain.

Croire et comprendre, est-ce antinomique ?

Bien qu’il se soit nettement nuancé ces dernières décennies, un certain « sens commun » répandu dans la culture occidentale admet que science et croyance ne font généralement pas bon ménage… Ce mode de pensée conçoit en effet la science comme le moteur d’une rationalité rigoureuse, elle-même en mesure d’apporter des explications à tous les phénomènes de la nature et de l’existence. Or, en considérant le monde avec cette implacable rationalité, le « scientifique » en arrive à nier toute existence qui ne saurait être rigoureusement « démontrée » et n’accorde aucun crédit à ce que ses propres perceptions sensorielles ne peuvent établir logiquement. Si cette conception peut aujourd’hui paraître dépassée pour beaucoup, ses séquelles ne cessent toutefois de prédominer dans l’état d’esprit collectif de la plupart des Occidentaux. En effet, même si l’on admet aujourd’hui que « croire et comprendre » peuvent parfaitement cohabiter, il n’en reste pas moins que les sciences exactes se prévalent toujours d’apporter des « réponses » à ce que la croyance religieuse ignore, et surtout d’avoir pour elles l’atout imparable de la « preuve » et de la « certitude », contrairement à la foi en D.ieu qui, arguent-elles avec insistance, sera toujours fondée sur des « dogmes spéculatifs »…

Or, il faut comprendre que cette approche s’avère radicalement opposée à l’optique dans laquelle se conçoit toute la croyance juive !

De fait, on fait généralement remarquer qu’aucun débat véritable ne saurait faire dialoguer ces deux domaines de la pensée humaine, dans la mesure où la science concevrait l’existence du seul point de vue « physique » en cherchant à comprendre et définir le fonctionnement de la nature, tandis que la émouna ne se préocuperait que de son aspect « métaphysique », en voulant comprendre le sens et le « pourquoi » de ces différents fonctionnements… Toutefois, il s’avère qu’une approche plus précise et approfondie de la nation de émouna nous permettra d’établir que cette remarque mérite d’être formulée différemment.

Comment « croire » ?

« La qualité de croyance est une disposition subtile de la sensibilité de l’âme » : c’est en ces termes que le ‘Hazon Ich définit en effet la notion de émouna.

De fait, l’âme humaine est dotée d’une « faculté » qui n’est nullement commandée par la raison ; cette aptitude résulte d’une sensibilité de l’âme qui, en se développant, peut amener l’homme à des découvertes que la raison ne saurait expliquer, mais qui n’en restent pas moins rigoureusement avérées. Ces « découvertes » sont empiriques, immanentes, et elles se nomment « émouna ».

Comment y accède-t-on… ?

Si la réponse à cette question dépend de la sensibilité spécifique à chacun, le ‘Hazon Ich en décrit cependant le principe de base : « Si l’homme se prête à sa sensibilité, s’il vit un moment de sérénité, libéré de la frénésie de ses tentations, si son oeil s’extasie de l’immensité des cieux et de la profondeur des terres, il s’émeut et se trouble en découvrant le monde comme une énigme impénétrable, insondable et merveilleuse… Cette énigme enveloppe son coeur et son esprit, il sent ses sens lui échapper et son souffle le quitter. Tout son être et toute sa volonté ne sont alors voués qu’à percer cette énigme, et la découverte de sa réponse consume son âme (…) », (« Émouna ouBita’hon »).

Sens et intuition

L’auteur de ces quelques lignes, le rav Avraham Ichayahou Karélitz zatsal, était un homme réputé pour son implacable droiture, pour la rigueur de son analyse intellectuelle et la méticulosité qu’il plaçait dans chacun de ses développements. Mais voilà qu’ici, il n’hésite pourtant pas à décrire la émouna, non comme le résultat d’une longue investigation intellectuelle, ni comme une démonstration discursive et irréfutable, mais bien comme cette capacité à la contemplation que tout homme peut découvrir en soi. S’il peut a priori sembler « subjectif », le résultat de cette contemplation n’est toutefois pas moins authentique que celui qui découle de la méthodologie rationnelle. La vocation des sciences est effectivement de parvenir à une définition « calculable » de tous les éléments de la nature ; ainsi selon elle, la beauté ou l’harmonie ne résultent finalement que d’une succession de valeurs géométriques répondant aux normes de l’esthétique…

Certes, quand bien même l’existence entière serait-elle explicable, il existe cependant un domaine qui ne saurait être par essence quantifiable. Ce domaine nous conduit à un mode d’analyse employant des instruments totalement différents que ceux utilisés dans l’approche scientifique : si celle-ci se sert des « perceptions sensorielles » humaines pour aboutir à ses conclusions, la foi use quant à elle de la « perception intuitive » de l’homme ! Laquelle, bien que n’étant à proprement parler pas « quantifiable », ne résulte pas moins d’une méthode d’analyse parfaitement authentique – pour peu que celui qui s’y prête soit animé d’un désir de recherche profond et intègre.

Par conséquent, jamais les résultats de l’un et de l’autre de ces deux modes de connaissance ne sauraient être confrontés, dans la mesure où l’une observe le ciel avec sa vue, quand la seconde scrute les Cieux avec les yeux de l’âme…. Et si une certaine « communauté scientifique » – celle qui influence tant l’état d’esprit actuel – a pris le parti de considérer le gouffre séparant ces deux approches comme une inévitable contradiction, c’est plus pour se libérer des contraintes de la croyance qu’en fonction d’une authentique recherche de vérité…

En définitive, science et croyance ne diffèrent pas seulement dans leur vocation, mais plus précisément dans la part de la nature humaine qui s’y adonne. Car comme l’énonce le Premier commandement, la foi en D.ieu ne procède nullement d’une « connaissance » – pas même énoncée par la Torah –, mais bien d’une vérité que tout homme doit apprendre à déceler en son for intérieur. C’est pourquoi ce qui est énoncé ici n’est pas « Crois que Je suis l’Éternel », mais seulement l’évidence d’un fait – « Je suis l’Éternel » !

YONATHAN BENDENNOUNE