A Chavouot, la coutume veut qu’on lise le matin la Méguila de Ruth. S’il convient de saisir le rapport qui unit ce récit à la fête
du Don de la Torah, nous allons toutefois nous attacher ici à résoudre une question non moins pertinente posée par le Midrach
lui-même : « Cette Méguila n’apporte aucun enseignement concernant la pureté et l’impureté, ni le permis et l’interdit ; alors
pourquoi a-t-elle donc été écrite ? » (Ruth Rabba 2, 14)…

LA RÉPONSE que donne le Midrach à cette question essentielle semble constituer le fondement de cette histoire : « Pour t’enseigner combien grande
est la récompense des altruistes ! ». Ainsi, la bonté et la générosité semblent être au coeur du récit de Ruth.

C’est dans les paroles de Boaz que l’on trouve la mention explicite de ces actes généreux : « Que l’Éternel te bénisse, ma fille ! Ce trait de générosité de ta part est encore plus méritoire que le précédent », (3, 10). Selon Rachi, le premier acte de bonté auquel fait référence ici Boaz apparut au moment où
Ruth accepta de suivre Naomie sa belle-mère, et décida ainsi de se convertir au judaïsme (le Targoum transcrit en effet ce verset en ces termes : « le premier acte fut celui de ta conversion »).

Le second acte de générosité est quant à lui explicite dans la suite de ce verset : « Puisque tu n’as pas voulu courir après les jeunes gens, riches ou pauvres » – Ruth accepta ainsi de se consacrer au souvenir de son mari défunt en réalisant une forme de Yiboum [lévirat] en s’unissant à Boaz qui en était un proche parent.

Or, il convient de comprendre pour quelle raison ces deux actes d’altruisme méritèrent tant d’égards : il apparaît en effet, dans l’un comme dans l’autre, que Ruth ellemême avait tout intérêt à les accomplir !

Bien qu’elle relevât effectivement d’une grande détermination personnelle, sa conversion lui octroya néanmoins l’immense mérite d’appartenir désormais à la Nation élue. Quand bien même le fit-elle pour sa part de manière fort désintéressée, il existe sans nul doute de nombreux autres actes de générosité qui furent réalisés sans qu’aucun avantage n’en soit tiré par leurs auteurs ; toutefois, ceuxci ne méritèrent pourtant pas tant de considération…

Ainsi en est-il du mariage de Ruth avec Boaz, son « second trait de générosité » : dans ces circonstances également, bien que l’acte proprement dit fut destiné à perpétuer le nom de Ma’hlon, il apporta toutefois à Ruth son lot de bienfaits, notamment le fait de s’unir à Boaz, homme sage, riche et important : autant d’avantages qu’elle ne trouverait pas nécessairement chez « des jeunes gens ».


Un héritage séculaire

En réalité, cette forme de bonté nuancée se retrouve précisément dans les toutes premières origines de Ruth, c’est-à-dire chez la fille de Loth qui engendra Moav, père de la nation moabite.

Lorsqu’après la destruction de Sodome et de Gomorrhe, Loth se retrouva isolé du reste du monde dans une grotte avec ses deux filles, celles-ci furent convaincues qu’avec la disparition de ces deux grandes villes, c’était le monde tout entier qui s’était effondré… Or, par souci de perpétuer le genre humain sur terre, ces deux femmes se permirent l’intolérable en perpétrant un inceste par « sacrifice » afin d’offrir à leur père une descendance.

En analysant brièvement les desseins des filles de Loth, nous pourrons nous apercevoir qu’elles aussi étaient animées par une volonté de faire le bien, dans la mesure où, en dépit de la sordidité de leur acte, leur intention n’était a priori aucunement intéressée. Pourtant, certains avis dans le Midrach (Béréchit Rabba 51, 10) estiment que derrière ce « sacrifice » se cachait en réalité une volonté de dépravation. De plus, même les avis qui ne voient pas leur acte sous cet angle confirment néanmoins que cet inceste fut en fin de compte la cause première d’un véritable acte de débauche, survenu bien plus tard au moment où les filles de Moav séduisirent les enfants d’Israël dans le désert (Bamidbar, 25, 1)…

Ces considérations établissent donc une nette similitude entre les actions des filles de Loth et les événements décrits dans la Méguila de Ruth : dans un cas comme dans l’autre, c’est l’ambivalence inhérente à tout acte de générosité qui se dégage. Là où les unes font preuve d’abnégation totale pour la survie du genre humain, c’est néanmoins l’aspect sordide de leur acte qui est retenu. Inversement, Ruth est quant à elle glorifiée pour avoir réalisé des actes dans lesquels la générosité n’est pas formellement manifeste.


Un nom révélateur…

C’est dans un autre passage du Midrach – expliquant la signification des noms des deux brus de Naomie – que nous pourrons peut-être mieux saisir la signification de ces deux épisodes si intiment liés : « L’une s’appelle Orpa – parce qu’elle a montré sa nuque [oref] à sa belle-mère ; la seconde s’appelle Ruth – parce qu’elle a regardé [raata] les paroles de sa belle-mère », (2, 9).

Ainsi, ce qui sépare si radicalement ces deux femmes, ce fut leur réaction si opposée face aux mêmes propos. Là où la première « tourne le dos » et s’en revient aussitôt à son existence individualiste, la seconde au contraire « ouvre les yeux » et prête attention aux exigences de l’heure.

En réalité, il s’avère que tout acte
de charité peut être taxé d’« intéressé
» : dans la mesure où l’on
a généralement quelque chose à
gagner à aider autrui, il apparaît
fatalement que toute charité est
porteuse d’équivoque. Cependant,
ce qui caractérise réellement un
acte de bonté, ce sont les proportions
que l’on donne aux besoins
d’autrui et aux siens propres.
L’égoïste est en effet une personne
qui a parfaitement conscience du
manque de son prochain, mais il
l’observe à une échelle microscopique
et le considère comme étant insignifiant.
En revanche, ses propres
exigences sont à ses yeux démultipliées
et méritent que le monde
entier s’y intéresse… La véritable
charité consiste donc à accepter
de porter une attention
aiguë à son prochain
et d’agir suivant ce que l’on
y voit.

Si Ruth « regarda » les paroles
de Naomie, c’est pour
nous signifier qu’elle accorda
de la considération à
tous les aspects de la situation
et qu’elle décida en fin
de compte de suivre les pas
de sa belle-mère en raison
de ce qu’elle « vit » chez
cette dernière.

C’est également ainsi
qu’elle agira plus tard en
prenant parti de se marier
avec Boaz. En effet, bien
que cette union impliquât pour elle
d’incontestables avantages, c’est
néanmoins par considération à
l’égard d’autrui que sa décision fut
motivée. Parce que si l’ambiguïté
est généralement présente dans un
acte de générosité, c’est cependant
dans la profonde intimité de celui
qui l’accomplit que gît le véritable
enjeu.

Dans cette perspective, il s’avère
que Ruth contribua effectivement
à « réparer » le tort de ses ancêtres,
les filles de Loth.

Chez elles également, il apparaît
que si leur acte devait être considéré
isolément, nul reproche ne
pourrait leur être formulé dans la
mesure où leur volonté était vraisemblablement
de rendre possible
la pérennité du monde. Pourtant,
comme nos Sages le décèlent entre
les lignes des versets, il s’avère que
leurs intentions n’étaient pas si pures
qu’on pourrait le croire de prime
abord et là aussi, cet acte sordide,
accompli sous prétexte d’une « volonté
noble » mais pourtant motivé
par des intentions dépravées, souligne
le caractère ambivalent de la
« générosité » des filles de Loth…
C’est en ce sens que s’explique
également l’ambiguïté du
mot « ‘hessed » ; si celui-ci désigne
généralement « l’altruisme »
proprement dit, la Torah l’emploie
cependant parfois pour définir les
plus abjects égarements de l’inceste
(notamment dans Vayikra 20, 17
concernant l’inceste entre frères et
soeurs).

Un ‘hessed ne se définit en effet
pas par un acte spécifique, mais
par le regard se trouvant à son origine
et par la volonté qui le motive.
C’est en ce sens que l’ancêtre
du roi David mérita dignement de
s’appeler « Ruth », parce qu’elle sut
accorder de la considération aux
besoins de ceux qui l’entourent.

Y. BENDENNOUNE
Avec l’accord exceptionnel d’Hamodia-Edition Française

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