Parmi les nombreuses controverses talmudiques relatives à l’avènement de l’ère messianique, il convient de citer tout particulièrement celle qui oppose Chemouel et rabbi ‘Hiyya bar Aba (Berakhoth 34b ; voir aussi Sanhédrin 99a).

Le point de vue du premier est qu’il « n’est d’autre différence entre ce monde-ci et les jours du Messie que “la domination des nations” (chi’boud malkhiyoth) », c’est-à-dire le colonialisme, la violence et l’oppression politiques.

Rabbi ‘Hiyya bar Aba considère, en revanche, que l’ère messianique résoudra les contradictions politiques et économiques et annoncera, conformément aux promesses des prophètes, une ère où il n’y aura plus ni guerres ni pauvreté.

Il est intéressant de noter ici que Chemouel appuie son point de vue sur le verset de notre paracha qui annonce que « le pauvre ne disparaîtra pas du milieu de la terre » (Devarim 15, 11), ce que l’on peut comprendre comme signifiant que les inégalités économiques ne disparaîtront pas, puisqu’il y aura toujours des indigents…

Faut-il interpréter l’opinion de Chemouel comme voulant dire, selon la jolie formule d’Emmanuel Lévinas dans « Difficile liberté », que les pauvres devront subsister pour que « les riches aient la joie messianique de les nourrir » ?

Il est difficile de soutenir pareille idée aussi choquante, d’autant qu’un verset voisin (Devarim 15, 4) recommande qu’il « n’y ait pas d’indigent en Israël ».

La pensée de Chemouel mérite par conséquent d’être approfondie.

Rambam nous propose une description de l’ère messianique dans laquelle il semble se contredire lui-même. Dans les Hilkhoth techouva (8, 7), il affirme, comme rabbi ‘Hiyya bar Aba, que les prophètes n’ont prédit que pour les temps messianiques, et non pour le monde à venir. De même, dans les Hilkhoth melakhim (12, 5), il annonce qu’il n’y aura plus, lorsque viendra Machia‘h, ni guerres ni famines.

En revanche, dans le même chapitre (12, 1), il cite mot pour mot l’enseignement de Chemouel selon lequel « il n’y a pas d’autre différence entre ce monde-ci et les jours du Messie que la domination des nations ».

Rambam résout lui-même cette contradiction apparente en se référant à la prophétie (Isaïe 11, 6 et suivants) dans laquelle il est promis que « le loup habitera avec l’agneau, que le léopard couchera avec le chevreau… », cette image signifiant, à son avis, que l’agneau, symbole d’Israël, vivra en paix avec les soixante-dix « loups », c’est-à-dire les nations du monde.

Pour Maïmonide, partisan d’une thèse souvent appelée « minimaliste », rabbi ‘Hiyya bar Aba a annoncé que les prophéties se réaliseront à l’ère messianique, mais que l’ordre naturel des choses ne s’en trouvera pas modifié. Les prophéties qui annoncent des changements miraculeux dans cet ordre naturel ne sont que des métaphores.

Raavad (rabbi Avraham ben David de Posquières) s’en prend vigoureusement à cette thèse de Rambam. Il rappelle le verset : « … Je ferai disparaître les bêtes sauvages du pays… » (Wayiqra 26, 6) qu’il faut, selon lui, prendre ce verset au pied de la lettre : Les caractéristiques des animaux seront alors transformées, et donc le monde physique subira des changements importants.

Au delà de ces controverses, on peut considérer que la bonté (‘héssèd) étant le fondement du monde (« Le monde a été créé sur la bonté » [‘Olam ‘héssèd yibané – Psaumes 89, 3]), celui-ci ne pourra subsister, même lorsque sera venu le Messie, que grâce à la bonté que les humains se témoigneront les uns aux autres. Cette bonté devrait prendre, tout naturellement, des formes économiques, comme le prêt sans intérêt. La société idéale sera tellement imprégnée de cette bonté qu’elle se traduira, sur un plan macro-économique, par la réalisation du verset : « … tu prêteras à beaucoup de nations, et toi, tu n’emprunteras pas » (Devarim 28, 12).

Une autre manière de voir est celle qu’a proposée le Maguid de Khelm : En annonçant que « le pauvre ne disparaîtra pas du milieu de la terre », la Tora a voulu nous avertir qu’il y aura toujours des indigents. Et si tu ne veilles pas à leur entretien, ils ne survivront pas. Quelqu’un d’autre devra les remplacer, et ce quelqu’un sera peut-être toi-même.

Il semble, en conclusion, que la plupart de nos grands Maîtres, depuis les auteurs du Talmud jusqu’aux a‘haronim, s’accordent à conjecturer, au delà des controverses qui les opposent, que les temps messianiques installeront certes sur terre une époque où, dès lors qu’auront disparu le colonialisme, les guerres et les famines, cessera du même coup chez les hommes l’inquiétude du lendemain.

Cependant, l’existence juive est inséparable des notions de ‘héssèd et de tsedaqa . Or, l’une et l’autre de ces deux notions impliquent l’existence simultanée de donneurs et de receveurs, inconciliable avec toute idée d’égalitarisme.

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Haftarath parachath Reè – La promesse de l’invincibilité d’Israël

Le prophète s’adresse ici à Jérusalem, « infortunée, battue par la tempête, et qui ne trouve pas de consolation » (Isaïe 54, 11), et il lui promet qu’elle sera un jour reconstruite avec des pierres précieuses, comme des rubis et des saphirs. Tous ses enfants seront alors des étudiants de Hachem, et ils jouiront d’une paix éternelle et d’une incomparable grandeur spirituelle. Ses ennemis seront incapables de la conquérir (54, 15 à 17), et les enfants d’Israël n’auront pas à les craindre dès lors qu’ils Lui obéiront. Leur seule soif sera celle d’étudier la Tora, et il en résultera que leurs ennemis seront hors d’état de les vaincre. Hachem, qui a permis que soient forgées toutes les sortes d’armements, ne permettra pas qu’elles soient employées contre les enfants d’Israël (54, 17). La haftara s’achève avec la promesse qu’à l’époque du Messie aucune nation du monde ne sera en mesure de s’élever contre la nation d’Israël.
Jacques Kohn zal