La paracha Choftim s’ouvre sur ces mots : « Tu institueras des juges et des magistrats dans toutes les villes que D.ieu te donnera. (…) Ne fais pas fléchir le droit, n’aie pas égard aux considérations personnelles, et n’accepte pas de présent corrupteur (…). Ne plante pour toi aucun arbre d’Achéra ni aucun arbre auprès de l’autel que tu dresseras pour le Nom, Ton D.ieu. N’érige pas pour toi de statue, chose odieuse au Nom, Ton D.ieu. N’approche pas en sacrifice un taureau ou un mouton qui aurait un défaut », (Devarim, 16, 18-22).

Or, s’interrogeant sur le point commun qui relie ces six injonctions, le rav Chimchon David Pinkous zatsal, nous fait part – dans son livre « Tiférèt Torah » – de ce passage du Midrach (Devarim Raba, 5, 6) où l’on peut lire : « Le trône du roi Chlomo comprenait six dimensions, comme il est dit : ‘Six marches conduisaient à ce trône’, (Mélakhim, I, 10- 19) ; et dans cette paracha, il est question de six prescriptions négatives (lo taassé) : ‘1 – Ne fais pas fléchir le droit ; 2 – N’aie pas égard à la personne ; 3 – N’accepte pas de présent corrupteur (…) ; 4 – Ne plante pour toi aucun arbre d’Achéra, ni aucun arbre auprès de l’autel que tu dresseras pour le Nom, Ton D.ieu ; 5 – N’érige pas pour toi de statue, chose odieuse au Nom, Ton D.ieu ; 6 – N’approche pas en sacrifice un taureau ou un mouton qui aurait un défaut’. Or, un officier du roi se tenait devant le trône, et lorsque le roi gravissait la première marche, il déclarait : ‘Ne fais pas fléchir le droit !’. Quand il atteignait la deuxième marche, l’officier disait : ‘N’aie pas égard à la personne !’. La troisième marche : ‘N’accepte pas de présent corrupteur !’. La quatrième : ‘Ne plante pour toi aucun arbre d’Achéra ni aucun arbre auprès de l’autel que tu dresseras pour le Nom, Ton D.ieu !’. La cinquième : ‘N’érige pas pour toi de statue, chose odieuse au Nom, Ton D.ieu !’. Et lorsque le roi franchissait la sixième marche, l’officiait proclamait :’N’approche pas en sacrifice un taureau ou un mouton qui aurait un défaut !’ ».

Ainsi, ces six versets correspondent en substance aux six degrés par lesquels le roi Chlomo devait « s’élever » afin d’appliquer la Justice divine. Toutefois, fait remarquer le rav Pinkous, s’il paraît logique qu’avant de s’asseoir sur le trône à partir duquel il rendait ses verdicts, le roi Chlomo dut franchir ces trois premières marches associées aux trois premières injonctions que sont « Ne fais pas fléchir le droit, n’aie pas égard à la personne, et n’accepte pas de présent corrupteur », il nous est difficile de comprendre pour quelle raison les trois marches supérieures menant au trône royal sont quant à elles mises en rapport avec les injonctions suivantes : « Ne plante pour toi aucun arbre d’Achéra, ni aucun arbre, auprès de l’autel que tu dresseras pour le Nom, Ton D.ieu. N’érige pas pour toi de statue, chose odieuse au Nom, Ton D.ieu. N’approche pas en sacrifice un taureau ou un mouton qui aurait un défaut », tant il est vrai que ces trois injonctions ne semblent en effet entretenir aucun lien avec le fait d’appliquer la justice…

Détourner la loi…

Afin de résoudre cette anomalie, le rav s’intéresse à cet enseignement que l’on trouve dans le Traité talmudique Sanhédrin (page 7/b) et qui énonce que tout décisionnaire qui fausserait délibérément son jugement serait tenu pour avoir mis en terre un arbre d’Achéra dans le Temple, à côté de l’autel des sacrifices [l’Achéra était un arbre utilisé pour l’idolâtrie ; il était soit l’objet d’un culte direct, soit planté à proximité d’une idole pour la magnifier- Ndlr.]… Or, dans son commentaire de la Guémara intitulé « Yam chel Chlomo » sur le Traité talmudique Baba Kama (chapitre 4, alinéa 9), le Maharchal (rabbi Chlomo Yé’hiel Louria), commente ce passage du Traité Baba Kama (page 38/b) où il est raconté comment « l’empire romain avait envoyé deux de ces chefs de bataillons (Sardiotot) auprès des Sages d’Israël : ‘Vos sages nous ont enseigné votre Torah !, s’exclamèrent- ils. Nous l’avons lue, étudiée et approfondie !’ [pour la question de savoir dans quel cas il est permis d’étudier la Torah avec un non Juif, on se reportera aux réponses fournies par les Tossefot sur ce passage du Traité Baba Kama, ainsi qu’à l’ensemble de ce responsa du Maharchal-Ndlr]. Mais alors qu’ils étaient sur le point de partir, ils ajoutèrent : ‘Or, après avoir étudié attentivement votre Torah, force nous est de conclure qu’elle est vraie ! Une chose pourtant est inacceptable, lorsque votre loi stipule que si le taureau d’un Juif encorne celui d’un idolâtre (akoum), le Juif est exempt de payer les dommages causés ; mais qu’en revanche si le taureau d’un idolâtre encornait celui d’un Juif – que ce soit la première fois seulement (tam) ou bien de manière récurrente (moad) – dans tous les cas, l’idolâtre serait condamné à payer la totalité des dommages causés. Car de deux choses l’une : si l’on interprète l’expression ‘le taureau de son prochain’ [chor rééhou – Chémot, 21, 35-Ndlr.] au sens strict – c’est-à-dire concernant exclusivement les membres du peuple juif – alors, même dans le cas où c’est le taureau d’un non juif qui encorne celui d’un Juif, il devrait être exempt de payer. Et si au contraire cette expression ne doit pas être prise au sens littéral, alors dans le cas où c’est le taureau d’un Juif qui encorne celui d’un non Juif [même une première fois- Ndlr], il devrait être condamné à payer’ ». Rachi ajoute : « Les Sages n’ont pas voulu leur dévoiler la raison de cette apparente contradiction, à savoir que les biens d’un Cananéen [par extension de tout non Juif-Ndlr] sont, sauf preuve du contraire (bé’hezkat), affranchis de toute propriété (efker), à cause du danger [que cela représentait de dévoiler cette clause législative du droit juif à l’empire romain…, -Ndlr.] ».

Tout celui qui, même en vue de protéger sa propre vie, modifierait intentionnellement l’une des lois de la Torah, serait considéré comme s’il reniait toute la Torah !

Devant cette conclusion pour le moins étonnante, le rav Louria se demande pour quelle raison les Sages se sont ainsi sentis obligés d’enseigner à ces généraux romains une loi déclarant expressément que le peuple juif n’est redevable d’aucun dommage qu’il pourrait causer aux autres nations, en prenant ainsi le risque qu’elle soit dévoilée aux dirigeants de l’empire… Lesquels, pour se venger de cette incontestable « iniquité », persécuteraient sans aucun doute le peuple juif et l’assailleraient de terribles décrets. Ne pouvaient-ils pas plutôt leur cacher ce passage ou bien en modifier l’enseignement ? Ce à quoi, il répond : « Puisque tel ne fut pas le cas, preuve est faite que nous sommes obligés de sacrifier notre propre vie pour la sanctification du Nom divin plutôt que de transformer une seule des lois de la Torah de Moché. Au point où tout celui qui modifierait [intentionnellement] l’une de ces lois [même dans le but de protéger sa propre vie-Ndlr], serait considéré comme s’il reniait toute la Torah ! ». Ainsi que cela ressort par ailleurs de ce passage du Traité talmudique Yoma (page 38/b) où il est dit explicitement qu’une seule loi de la Torah équivaut à la Torah tout entière, puisqu’en effet rabbi Eléazar y enseigne : « Quiconque oublierait ne serait-ce qu’une seule chose de tout ce qu’il a étudié, provoquerait l’exil de ses propres enfants, ainsi qu’il est dit : ‘Tu as oublié la Torah de ton D.ieu, Moi de même J’oublierai tes enfants’, (Osée, 4, 6) ». Tel serait donc en définitive le sens de cette affirmation du Traité Sanhédrin précité : quiconque dévierait la légitimité d’un seul jugement ou qui altérerait une seule loi de la Torah serait considérait comme s’il pratiquait l’idolâtrie au coeur même du Temple, c’est-à-dire comme s’il reniait la Torah tout entière !

2 x 3 = 6 !

Arrivés à ce point de l’analyse, nous sommes en mesure de comprendre la nature de l’enseignement du Midrach précité mettant en relation les six marches du trône du roi Chlomo avec les six versets de la paracha Choftim. Puisqu’en effet, l’application de la justice – c’est-à-dire de l’ensemble des lois régissant une société – est nécessairement sous-tendue par la question de leur légitimité ou, dira-t-on, de leur justice.

Ainsi, lorsque le roi gravissait tout d’abord les trois premières marches de son trône, il exprimait la nature du rapport que tout juge doit entretenir avec le droit, conformément aux trois manières par lesquelles il peut être entraîné à fausser la juste application de la loi. Puisque, comme le rappelle le rav Pinkous, on peut résumer à trois formes les différentes manières de dévier l’équité d’un jugement : soit en effet parce que modifiant intentionnellement le sens de la loi, le juge ment au nom de la justice ; soit parce qu’il falsifie la loi dans le but d’en tirer un quelconque profit ou intérêt personnel ; soit enfin, parce que son jugement inique est la conséquence de son ignorance et ou d’un manque de perspicacité.

Trois alternatives qui correspondent respectivement aux trois premiers versets évoqués plus haut, à savoir : « Ne fais pas fléchir le droit », au sens propre ; « N’aie pas égard aux considérations personnelles », eu égard au fait de fausser un verdict afin de défendre des intérêts personnels ; et enfin : « N’accepte pas de présent corrupteur », en contrepartie du fait qu’influencé par d’autres considérations l’empêchant de discerner le vrai du faux, un juge se trouve alors dans l’impossibilité de pratiquer un arbitrage équitable. Ainsi, si le roi d’Israël devait au préalable franchir ces trois premières marches de son trône avant d’y rendre la justice, c’est dans la mesure où chacune de ces trois formes de falsification porte fondamentalement atteinte à la légitimité de la loi.

L’application de la loi telle qu’elle est exigée de nos décisionnaires implique la Parole de D.ieu, inscrite au coeur même de la législation juive (la Halakha)

Mais par ailleurs si, avant de pouvoir atteindre son trône, le roi Chlomo devait encore s’engager vers les trois marches suivantes, c’est parce que le respect et l’application d’une législation quelconque, implique nécessairement un rapport plus fondamental à la justice. Tout particulièrement lorsque cette législation est celle de la Torah, dans la mesure où l’application de la loi telle qu’elle est exigée de nos décisionnaires implique en outre la Parole de D.ieu, inscrite au coeur même de la législation juive (la Halakha). Les trois degrés supérieurs étaient donc là pour rappeler au roi cette dimension transcendante et révélée (‘hok) dont le peuple d’Israël est à la fois le porteur et le garant et qui, parce qu’elle assure la légitimité même de la loi (michpat), sous-tend par définition la justice des hommes. Toutefois, parce qu’il ne nous est pas donné ici d’examiner plus en profondeur le sens de chacune de ces prescriptions divines ni de montrer en quoi elles constituent la garantie même de l’application du droit, nous nous contenterons de les énumérer, conformément avec la brève explication qu’en donne le rav Pinkous zatsal.

Ainsi, lorsque le roi parvenait à la 4e marche, l’officier préposé au trône clamait : « Ne plante pour toi aucun arbre d’Achéra, ni aucun arbre, auprès de l’autel que tu dresseras pour le Nom, Ton D.ieu ». Puisque, comme l’enseigne le Traité Sanhédrin précité, quiconque « fléchit le droit » est comparable à celui qui pratique l’idolâtrie au coeur même du Temple. A la 5e marche, il proclamait : « N’érige pas pour toi de statue, chose odieuse au Nom, Ton D.ieu » en contrepartie du principe qui exige « N’aie pas égard aux considérations personnelles », puisqu’un juge qui, pour des raisons personnelles, détournerait la légitimité de la loi, expulse par là-même la sainteté (kédoucha) de la Torah et l’utilise à des fins profanes (‘houts), c’està- dire ici idolâtres… Et enfin, arrivé à la 6e et dernière marche, il disait : « N’approche pas en sacrifice un taureau ou un mouton qui aurait un défaut », dans la mesure où le juge qui accepterait un « présent corrupteur » ressemble à celui qui est atteint dans sa chair d’un défaut le rendant inapte à prononcer la justice, et qui s’il le faisait malgré tout, inoculerait cette imperfection au sein de la Loi de D.ieu, ‘has véChalom… Par YEHUDA RÜCK, avec l'accord exceptionnel d'Hamodia-Edition Française