Le livre des « Juges » (III)

Nous continuons ici la série d’articles que nous consacrée au livre du Tanakh appelé Séfèr Choftim 

Les périodes de repos accordées aux enfants d’Israël après chaque Chofèt.

Une autre particularité, très significative, du séfèr Choftim est la fréquence de l’apparition du nombre « quarante » (ou de son multiple « quatre-vingts » et son sous-multiple « vingt ») pour définir la durée des périodes de repos dont ont joui les enfants d’Israël :

« Le pays fut en repos “quarante ans”. ‘Othniel, fils de Qenaz, mourut » (3, 11).

« En ce jour-là, Moab fut abattu sous la main d’Israël ; et le pays fut en repos “quatre-vingts ans” (après Ehoud) » (3, 30).

« Qu’ainsi périssent tous tes ennemis, ô Hachem ! mais que ceux qui t’aiment soient comme le soleil quand il sort dans sa force ! Le pays fut en repos “quarante ans” » (5, 31).

« Midian fut humilié devant les enfants d’Israël ; et il ne leva plus sa tête. Et le pays fut en repos “quarante ans”, aux jours de Gédéon » (8, 28).

« Les enfants d’Israël firent de nouveau ce qui est mauvais aux yeux de Hachem ; et Hachem les livra en la main des Philistins pendant “quarante ans” » (13, 1).

« [Samson] jugea Israël, aux jours des Philistins, “vingt ans” » (15, 20).

« Ses frères et toute la maison de son père descendirent, et l’emportèrent ; et ils le remontèrent, et l’enterrèrent entre Tsor‘a et Echtaol dans le sépulcre de Manoa‘h, son père. Il avait jugé Israël “vingt ans” » (16, 31).

Faut-il, comme se le demande par exemple le Metsoudath David (ad 13, 1), prendre cette durée de quarante ans au pied de la lettre ?

On peut en effet noter qu’il est souvent question, dans le Tenakh, de périodes de « quarante ans » pour désigner toute une génération. C’est ainsi qu’ont duré quarante ans l’errance des enfants d’Israël dans le désert (Bamidbar 14, 33), la judicature du grand-prêtre ‘Eli (I Samuel 4, 18), les règnes des rois David (II Samuel 5, 4 ; I Rois 2, 11), Salomon (I Rois 11, 42) et Joas (II Rois 12, 1).

De même est-il fréquent qu’un événement décrit dans la Bible s’étende sur « quarante jours » : le déluge (Berèchith 7, 4 ; 12, 17), l’embaumement de Jacob (Berèchith 50, 3), le séjour de Moïse au sommet du mont Sinaï (Chemoth 24, 18 ; 34, 28), le voyage des explorateurs (Bamidbar 13, 25), la durée des défis lancés à Israël par Goliath (I Samuel 17, 16), le séjour du prophète Elie sur le mont ‘Horèv (I Rois 19, 8), l’annonce par le prophète Jonas du délai à l’expiration duquel Ninive allait être détruite (Jonas 3, 4)…

C’est ainsi également que la Tora fixe à quarante le nombre maximum de coups pouvant être administrés lors d’une flagellation (Devarim 25, 3).

Il est encore significatif que Moïse se soit enfui en Midian à l’âge de quarante ans, qu’il y ait passé le même nombre d’années, pour revenir ensuite en Egypte afin de sauver les enfants d’Israël à l’âge de quatre-vingts-ans (voir Midrach Tehilim 90).

Le nom du livre

Le séfèr Choftim (en français : « Juges » ; en latin : iudices) porte un titre susceptible d’être mal compris. On pourrait penser qu’il concerne des affaires de tribunal ou de justice. Mais le mot « juge » qui figure pour la première fois au chapitre 2 de ce livre (versets 16 à 18) n’évoque pas une fonction judiciaire. Les « juges » sont des personnages que Hachem a choisis pour sauver ou délivrer le peuple d’Israël dans des situations difficiles. En fait, lors de sa première occurrence dans ce livre, le mot chofèt apparaît en parallèle avec le verbe hochi‘a (« sauver ») : « Hachem suscita des juges (Choftim) ; ils les délivrèrent (wayochi‘oum) de la main de ceux qui les pillaient » (2, 16).

L’activité des « Juges » a consisté à diriger le peuple d’Israël, et non à trancher des litiges, fonction attribuée au dayan plutôt qu’au chofèt. Plus exactement, leur travail judiciaire à proprement parler n’a été qu’accessoire. N’oublions pas, en effet, que la fonction de gouverner et celle de juger sont l’une et l’autre, pour la Tora, des charges déléguées par Hachem, et que celle-ci ignore le principe de la séparation des pouvoirs en honneur dans les sociétés modernes.

On voit mal, d’ailleurs, comment une « juge » comme Devora aurait pu se consacrer à arbitrer des conflits entre justiciables, alors que le Choul‘han ‘aroukh (‘Hochèn Michpat 7, 4) pose pour principe qu’une femme ne peut être juge. Il est vrai que, selon Rabbi Ye‘hiel Mikhel Epstein (‘Aroukh ha-Choul‘han [ibid.]), elle peut trancher des litiges portant sur des sommes d’argent (dinei mamonoth).

Le Targoum Yonathan traduit le mot chofèt par « naguid » (« prince », ou « représentant de Hachem »), terme souvent employé plus tard par les prophètes comme synonyme de « roi » (voir notamment I Samuel 9, 16 ; I Samuel 13, 14 ; I Rois 14, 7).

On peut rapprocher le mot hébreu « chofèt » de celui de « suffète » (également d’origine sémitique) qui désignait, dans la Carthage antique, la sommité – comparable au « consul » romain – investie de tous pouvoirs pour diriger la cité, et notamment pour faire la guerre. Or, les consuls romains, personnages essentiellement politiques, étaient également désignés sous le nom de iudices (« juges »).

à suivre…

Jacques KOHN