Parmi les nombreuses lois énoncées dans le livre Devarim figure celle relative au Chaatnez : « Ne t’habille pas d’une étoffe mixte [Chaatnez], mélangée de laine et de lin » (Dévarim 22, 11).

L’interdiction de Chaatnez signifie qu’il est interdit de porter une étoffe contenant à la fois des fils de lin et de laine. Cette défense ne s’applique qu’à la laine de mouton ou de brebis.
Le vocable « chaatnez » – que l’on ne retrouve nulle part ailleurs – donna lieu à de nombreuses interprétations. Dans l’une d’elles, nos Sages y voient l’acronyme des mots : « choua – tavouy – noz » – qui désignent différentes étapes de la confection du tissu. Selon Rachi (dans Nida 61/b), ces étapes sont respectivement : le peignage, le filage et le tissage, indiquant que le chaatnez n’est interdit qu’à partir du moment où les fils de lin et de laine ont été peignés, filés et tissés ensemble. (A noter qu’il existe trois autres avis concernant la signification de ces mots : Rabbénou Tam, le Rach et le Rambam, cités dans le ’Hokhmat Adam 106).
Ces différentes étapes ne viennent toutefois définir que l’interdiction formelle telle que la formule la Torah. En revanche, par ordonnance rabbinique, tout assemblage de ces deux matières textiles est interdit, même si elles devaient être simplement cousues l’une à l’autre.
L’interdiction du Chaatnez s’applique même à un seul fil : même si un seul filament de lin s’est introduit dans une large étoffe de laine (et inversement), le vêtement est interdit. A noter qu’un habit dont l’étoffe n’est ni à base de lin, ni à base de laine, n’est pas pour autant certifié cacher : un mélange interdit peut se dissimuler en de multiples endroits…
Les raisons de l’interdit
Pour quelle raison la Torah interdit-elle de porter ce genre d’étoffe ? Il est bien connu que le Chaatnez constitue un exemple type des « ‘houkim » – ces « décrets divins » qui échappent à l’entendement humain.
Ceci apparaît dans Rachi sur A’haré Mot (au nom du Midrach Tan’houma) : « ‘Vous respecterez Mes décrets’ (Vaykra 18, 4) – il s’agit des décrets divins que le mauvais penchant conteste en disant : ‘A quoi bon les observer ?’, et que les nations du monde réfutent, comme l’interdit de consommer du porc, de porter des habits chaatnez ou la purification avec les eaux de la vache rousse. C’est pourquoi il est dit ici : ‘Je suis l’Eternel’ – ces décrets émanent de Moi et vous ne pouvez vous en décharger. »
Selon cette approche, il n’y a pas lieu de chercher de raison à cet interdit. Non qu’il n’y ait pas, dans l’absolu, d’explications valables, mais il nous incombe d’accepter cette mitsva comme un témoignage de soumission totale au Créateur, en dépit des sarcasmes que son irrationalité peut susciter chez les nations.
Toutefois, différents textes s’efforce de conférer à ce commandement tout au moins une définition logique. Ainsi, le Midrach Rabba (Dévarim 6) cite le verset des Proverbes : « Elles forment un gracieux compagnon pour ta tête » (1, 9) et le commente ainsi : « Rabbi Pin’has bar ‘Hama dit : En toute situation où tu te trouves, les mitsvot t’accompagneront. Quand tu construiras une nouvelle maison – ‘tu établiras un garde-fou autour du toit’ ; quand tu érigeras une porte, les mitsvot t’accompagneront – ‘tu les inscriras sur les poteaux de tes maisons’ ; quand tu te confectionneras de nouveaux habits, les mitsvot t’accompagneront encore – ‘ne t’habille pas d’une étoffe mixte’… »
Sans toutefois donner d’explication rationnelle, ce texte laisse néanmoins entendre que les mitsvot s’appréhendent comme un mode de vie, présent dans chaque aspect de notre quotidien.
Maïmonide (cité par le Séfer Ha’hinoukh 551) considère pour sa part que la Chaatnez, comme beaucoup d’autres mitsvot, constitue une manière de nier la valeur des cultes idolâtres. En effet, dans le temps, les prêtres païens avaient coutume de vêtir des habits tout spécialement confectionnés à partir d’un mélange de lin et de laine (selon son propre témoignage, c’était encore le cas à son époque chez les prêtres égyptiens). C’est donc pour nous éloigner de ces pratiques que la Torah interdit le port de telles étoffes.
Le Daat Zékenim (sur notre verset) écrit pour sa part que cet interdit a pour origine l’une des pièces du Temple : la parokhet – cet épais rideaux suspendu devant le Saint des saints. La parokhet était en effet composée à la fois de lin et de laine. De ce fait, la Torah nous interdit de reproduire cet alliage, de la même façon qu’elle interdit de mélanger les ingrédients composant la kétoret à des fins personnelles, pour établir une distinction claire entre le saint et le profane.
Le rapprochement de deux opposés
Une autre explication apparaît dans le Midrach Tan’houma sur Béréchit (chap. 9) : « ‘Caïn présenta du produit de la terre une offrande à l’Eternel’ – les Sages disent : il s’agissait de graines de lin. ‘Hével offrit de son côté des premiers-nés de son bétail, de leurs parties grasses.’ C’est la raison pour laquelle la Torah interdit les mélanges de lin et de laine comme il est dit : ‘Ne t’habille pas d’une étoffe mixte…’ Ainsi parla le Saint béni soit-Il : ‘Il ne convient pas que l’offrande du fauteur se mêle à celle de l’innocent.’ C’est pourquoi ce mélange fut interdit. »
Rabbénou Bé’hayé (sur Kédochim) développe ce Midrach ainsi : « Parmi toutes les forces spirituelles célestes, chacune d’elles est responsable d’un rôle et domine son domaine spécifique. Toutes les actions réalisées dans ce bas monde sont donc issues de ces forces, et c’est ainsi que l’univers se maintient intact. Or, comme tu le sais déjà, nos Sages affirment que même les forces célestes ont besoin d’évoluer dans la paix, comme il est dit : ‘Il établit la paix dans Ses demeures célestes.’ Par conséquent, lorsqu’un homme associe ici-bas deux éléments de la même espèce, il fait régner la paix dans les Cieux, car les forces supérieures peuvent alors achever leur mission convenablement ; mais celui qui mêle des espèces différentes ici-bas, il génère l’inverse de la paix, car il mélange les forces supérieures, les annule et les empêchent ainsi d’accomplir leur mission. (…) Comme les deux premiers nés de l’humanité [Caïn et Hével] approchèrent des sacrifices de laine [le bétail] et de lin, c’est la raison pour laquelle l’assemblage de ces deux matières nous a été interdit. L’union de ces deux hommes issus d’un même sein n’a pas été favorable, car il s’agissait d’un mélange de forces opposées, suscitant l’inverse de la paix. La fin de leur histoire en établit d’ailleurs la preuve : l’un assassina son frère, et ces deux hommes furent finalement perdus… »
Vigilance face au chaatnez
Le Talmud de Jérusalem raconte que Rabbi Chimon bar Yo’haï avait déposé un vêtement chez un teinturier non-juif. Lorsqu’il récupéra l’habit, il demanda à dix tailleurs de vérifier la teneur du tissu, pour s’assurer que le non-juif n’avait pas par mégarde introduit quelque fil de mélanges interdits dans son habit.
Ceci nous montre l’extrême méticulosité dont faisaient preuve nos Sages envers le Chaatnez. A ce titre, une coutume longtemps respectée consistait à ne jamais porter d’habits de laine, quel qu’il soit, par crainte que des fils de lin ne s’y soient mêlés (coutume citée par le ‘Hokhmat Adam 106). Si cette habitude n’a pas plus lieu d’être de nos jours – compte tenu des moyens technologiques dont nous disposons –, celle-ci nous montre cependant quelle vigilance mérite l’interdit du Chaatnez. A cet égard, il sera interdit de porter un habit sans l’avoir fait vérifier auparavant par un laboratoire compétent dans ce domaine, car même un simple risque de Chaatnez est interdit.
Le Noda BiYéhouda écrit à ce sujet : « Combien d’embûches ont été suscitées par la faute de cette terrible interdiction ! Ses lettres témoignent d’ailleurs de la gravité de sa punition : Chaatnez correspond à Satan-Az [Satan effronté]. A ce titre, si une personne porte sur elle du Chaatnez pendant un seul jour, sa prière ne sera pas entendue pendant quarante jours ! » (Drouché HaTsla’h 8, 6). Cette dernière affirmation est également reprise par le Chlamé Tsibour (cité dans Otzarot HaTorah) : « Concernant les vêtements que l’on porte, j’ai lu dans un ouvrage que rien n’entrave les prières davantage que le port d’habits contenant du Chaatnez, même si on ne le fait que par inadvertance… »
Récit
Dans l’ouvrage Ness Hahatsala chel Yéchivat Mir [« Le Miracle de la survie de la Yéchiva de Mir », relatant les péripéties du célèbre institut talmudique pendant la Shoah], on trouve le récit suivant (cité dans Otzarot HaTorah) :
Une année, en pleine prière de Yom Kippour, l’un des élèves de la yéchiva quitta soudain la grande salle où se tenaient les offices. Il revint peu après, vêtu de ses habits de semaine. En plein Yom Kippour, nous nous abstînmes de l’interroger sur son comportement étrange, et attendîmes la fin du jeûne.
Lorsqu’on le questionna enfin, il nous donna les explications suivantes : « Pendant l’office du jour saint, je remarquai que mes prières ne sortaient pas naturellement de ma bouche. J’ai multiplié les efforts de concentration, je me suis même interrompu un moment pour étudier un ouvrage de moussar, mais rien n’y fit : mes prières étaient comme enrayées.
Soudain, je me rappelai avoir étudié dans un ouvrage traditionnel que le Chaatnez empêche les prières d’être acceptées dans les Cieux. Comme le rapporte le commentaire ‘HaTsioni’ sur la Tora (sur la paracha de Kédochim), le Chaatnez représente deux forces célestes qui accablent Israël, et pour atténuer leur pouvoir, D.ieu les sépara. Or, lorsqu’une personne revêt des habits contenant du Chaatnez, elle associe à nouveau ces deux forces et embrouille les prières du peuple juif. Il est également écrit que l’ange Sandalfon – qui est chargé de former des ‘couronnes’ pour le Saint béni soit-Il – écarte les prières de celui qui porte du Chaatnez et refuse de les intégrer avec celles du reste du peuple. Cette personne est semblable à celui qui servirait les idoles, car il accentue les forces du mal. »
« Après ces réflexions, poursuivit le jeune homme, je me suis demandé si la nouvelle veste que j’avais achetée peu auparavant ne contenait pas du Chaatnez. Je suis donc allé aussitôt me changer, et j’ai enfilé mes vieux habits, ceux que j’avais emportés de Lituanie. De retour dans la salle principale, j’ai senti qu’une soudaine lumière inondait mon âme : mes prières retrouvèrent toute leur ferveur, et je m’emplis d’une grande dévotion, appropriée pour Yom Kippour. »
Le lendemain de Yom Kippour, la veste fut confiée à un spécialiste, qui y décela effectivement du Chaatnez… (A noter que le jeune homme avait auparavant fait vérifier sa veste par un tailleur, mais celui-ci n’y avait pas trouvé de mélange interdit.)
Par Yonathan Bendennnoune,en partenariat avec Hamodia.fr