tit-purimPersonne n’aura manqué de remarquer que le festin de Pourim doit répondre d’une manière ou d’une autre à cet autre banquet organisé par le roi Assuérus et auquel assistèrent alors les Juifs de Suze… Démultiplication de mets savoureux et de vins délicats, le banquet du mois d’Adar constitue pourtant le lieu même d’un retournement : « VéNahafokh Hou » !

Une domination sans partage.

De par son absence radicale de toute coercition (« Ein Ones », Méguila Esther, 1, 8) et du fait de l’effacement de toutes les limites, le festin royal auquel tous les citoyens de Suze furent conviés mit en évidence cette relation intime que l’homme entretient avec la nourriture, c’est-à-dire ce retour, toujours latent, vers l’animalité… Quiconque a déjà réellement ressenti la faim sait en effet combien la régression animale guette chacun de ses gestes et combien sont fragiles les bornes de son humanité : qu’elles soient celles du respect de lui-même ou celles du respect d’autrui…

Démonstration de sa toute-puissance et de sa domination sur l’ensemble des valeurs qui comptent dans le monde, le piège tendu par le roi Assuérus avait pour but avoué de conduire le peuple juif à sa propre désintégration en l’introduisant de force dans une réalité matérielle face à laquelle il devait s’avouer vaincu…

La nourriture, en quantité excessive, avait pour but de provoquer l’assoupissement des facultés cérébrales de tous les participants, et le vin – dont il est dit qu’il était « grand comme la main du roi [rav kéYad haMélekh] » (Méguila Esther, 1, 7), devait achever l’assimilation des Juifs de Suze en les plongeant dans un sommeil sans espoir. Le jugement de la Guémara (Traité Méguila, 12/a) est à ce propos sans équivoque : « Pourquoi les Juifs de cette génération méritaient-ils d’être exterminés ?, demande-t-elle. Parce qu’ils ont pris plaisir au festin du Racha ».

Il est écrit dans la Méguila Esther (1, 4) que le banquet dura 180 jours et que le dernier repas fut aussi fastueux que le premier ! Le Gaon de Vilna fait toutefois remarquer que l’expression « De nombreux jours [Yamim Rabim] de 180 jours » (Idem.) est superflue. Puis, il résout cette anomalie à l’aide d’un Midrach qui nous enseigne : « Nabuchodonosor possédait toutes les richesse du monde. Mais alors qu’approchait sa dernière heure, il se dit : ‘Devrais-je laisser tout cet argent à des incapables ?!’. Il ordonna alors que d’immenses bateaux de cuivre soient construits. Puis il les remplit de ses trésors. Il ordonna ensuite que l’on creuse sous l’Euphrate, les cacha làbas, et retourna [Afakh] l’Euphrate sur eux. Mais puisque Korech devait régner un jour et qu’il prendrait la décision de reconstruire le Temple, l’Eternel dévoila où ce trésor avait été enfoui », (Esther Raba, 2, 1).

Reprenant à son compte ce Midrach, le Gaon écrit toutefois : « Nabuchodonosor possédait 1080 trésors qu’il enfouit dans l’Euphrate… ». D’où ce nombre est-il déduit et à quoi correspond-t-il ? En réalité, c’est dans son commentaire du verset précédant que le maître a déposé sa réponse. Il est écrit en effet que le roi Assuérus fit montre de « la richesse et de la gloire de sa royauté ; de l’importance et de la splendeur de sa majesté », (Ibid., 4). Six termes équivalant aux six attributs propres à la puissance babylonienne qui domt minait alors le monde dans ses six directions fondamentales (avant/ arrière ; droite/gauche ; haut/bas) et qui, si on les multiplie par les 180 jours de festin pendant lesquels les fastes du palais royal furent exposés et utilisés, équivalent très précisément au nombre de 1080 évoqué par le Gaon de Vilna !

Or, ce nombre ne doit pas nous laisser indifférents puisque d’une part, il correspond très exactement aux instants qui composent une heure (Rambam, Lois du Kiddouch ha’Hodech, 6, 2) ; et que d’autre part, il équivaut au nombre précis des « combinaisons des 4 lettres du Nom de D.ieu à chaque instant », (voir Néfech ha’Haïm, 1, 2 ; et 2, 3 – note 57) !

Ces indications numériques nous révèlent donc que l’empire d’Assuérus incarnait la domination totale sur toutes les valeurs de ce monde matériel. Dans le temps et dans l’espace (voir Maharal, Or ‘Hadach, page 73 sq. sur le verset « Assuérus régnait de Hodou à Kouch, sur 127 nations »), aucune dimension – qu’elle soit matérielle ou spirituelle – n’échappait à son pouvoir. Ainsi, en invitant de la sorte les Juifs à découvrir les « richesses » de l’empire, le suzerain utilisait les voies d’une idéologie du « spectaculaire » qui laissa jusqu’à aujourd’hui de profondes traces dans l’imaginaire collectif…

Le sommeil

Au sujet de la célèbre expression « ‘Hayav Inich lévassoumé béPouria [Tout homme est dans l’obligation de se saoûler à Pourim] », les commentateurs discutent sur la question de savoir jusqu’où est-il permis de s’enivrer…

Le Rama (rabbi Moché Isserlès, Choulkhan Aroukh, Ora’h ‘Haïm, 695) stipule que selon certains avis, il n’est pas nécessaire de boire avec excès et qu’il suffit que les vapeurs d’alcool nous fassent sombrer dans une semi léthargie nous rendant incapables de distinguer entre l’expression « Arour Haman [Maudit soit Haman] et Baroukh Mordekhaï [Béni soit Mordékhaï] », pour que nous soyons acquittés de nos devoirs envers cette mitsva…

Or, jouant sur la polysémie de l’expression « Yéchno Am E’had Méfouzn zar ouMéforad ben haAmim [Il est un peuple disséminé et désuni parmi les nations] (…) » (Méguila Esther, 3, 8), le Traité talmudique Méguila (page13/b) enseigne que Haman rétorqua à Assuérus qui craignait les représailles de l’Eternel s’il s’en prenait au peuple juif : « Ils sont endormis [Yéchénim] » ! Le Midrach va même plus loin puisqu’il affirme qu’à travers ces mots, Haman désirait faire connaître au suzerain une disposition du Tout-puissant vis-àvis de Son peuple : « Celui dont il est dit qu’Il est le D.ieu Un néglige son peuple [Yochen miAmo] », (Esther Raba, 7, 13).

C’est donc en analysant la nature profonde du sommeil que nous serons en mesure d’approcher un tant soit peu la raison pour laquelle c’est précisément à l’occasion d’un banquet qu’il nous est demandé de revt vivre le miracle de Pourim…

Tout le monde reconnaîtra que, plongé dans un sommeil profond, le dormeur n’est plus maître de lui-même : l’assoupissement de ses facultés cérébrales laisse place au règne de la seule imagination, c’est-à- dire à ce « désordre » qui caractérise le monde onirique. Au point où il ne serait pas faux d’affirmer que le propre du sommeil et du rêve, c’est d’annuler, pour ainsi dire, la réalité vécue afin de la remplacer par une autre que d’aucuns ont pu appeler « surréelle ». Pourtant, quel que puisse être le degré de cette abolition de la perception logique du monde, même au plus profond de sa somnolence, la pensée humaine reste suffisamment présente pour permettre au dormeur qui se réveille de – littéralement – « reprendre ses esprits », c’est-à-dire de renouer avec le fil de sa pensée consciente et de ne pas sombrer dans la folie.

Ainsi, même s’il a pu être dit que le sommeil représente un soixantième de la mort (Traité talmudique Berakhot, page 57/a), il ne constitue en aucun cas un anéantissement total des forces vives de l’existence. Au contraire, toutes inconscientes soient-elles, les forces imaginaires libérées dans le sommeil sont l’expression de l’indestructible attache qui relie l’homme à son essence même. Mieux : c’est par le biais même de ce passage par la négation totale de la maîtrise de soi que l’homme découvre la dimension irréductible de sa propre identité, accédant ainsi au point ultime auquel son âme est rattachée de toute éternité.

Tel est le sens profond des évènements qui provoquèrent le dévoilement intervenu à Pourim. Alors que le peuple juif, butant sur la trace inaltérable de sa réalité, était noyé sous la toute-puissance perse, qu’il était au bord de la dislocation à cause de son assimilation et de sa participation aux valeurs d’une société avide de possessions (voir le Maharal, Ner Mitsva, page11), il fut soudain saisi par la conscience de son identité profonde ! Ainsi, s’éleva-t-il à cette certitude que son destin – bien qu’il puisse espérer le défaire dans les « rêves de grandeur » proposés dans l’Histoire par toutes les formes de société – est lié à une dimension métaphysique qui le surdétermine.

C’est cette même idée que l’on retrouve dans le déguisement de Pourim : la hauteur imprescriptible (néchama) qui constitue le fondement élémentaire de l’être juif, consume de l’intérieur toutes les valeurs jusqu’à faire fondre les couches multiples qui, tout au long du cheminement d’Israël dans l’exil, sont venues s’ajouter à son essence… Jusqu’à ce que le corps lui-même redevienne l’authentique reflet de cette intériorité qui fut décrétée être la sienne à l’aube de sa propre création…

Pourim Saméa’h !

YEHUDA RÜCK