Résumer succinctement l’empreinte que laissa un décisionnaire de l’envergure de rav Yossef Chalom Éliachiv zatsal – dont les décisions couvrirent plusieurs décennies – serait assurément prétentieux. On pourrait néanmoins tenter de déceler, à travers son parcours particulier, quelques grandes lignes qui forgèrent sa personnalité hors du commun.

Un décisionnaire autodidacte
Si l’on voulait donner un nom aux maîtres du rav Éliachiv – ceux qui lui inculquèrent les bases de la piska -, on pourrait désigner le rav Chimchon Aharon Polonski, connu à Jérusalem comme le « Téfliker rav » et rav du quartier de Bet Israël, et le rav Zélig Réouven Benguiss, un disciple de l’illustre yéchiva de Volozhine et l’un des dirigeants du Tribunal rabbinique de la Eda Ha’harédit.
Mais ceci ne reflète pas l’entière réalité. Car en vérité, rav Yossef Chalom Éliachiv fut avant tout un véritable autodidacte. Assis pendant une vingtaine d’heures chaque jour dans une petite synagogue de Méa Chéarim, c’est à la force de sa maîtrise de soi et de son assiduité hors du commun qu’il traça, seul, sa route. Quand à l’époque, étudiaient dans un kollel de grand renom les futurs grands maîtres de notre génération – parmi lesquels rav Chlomo Zalman Auerbach zatsal, rav Chalom Schwadron zatsal ou encore, qu’il mérite une longue vie, rav Chemouel Wozner chlita -, le rav Éliachiv choisit pour sa part la sérénité de l’étude isolée et solitaire, dans sa petite synagogue.
Outre cette « formation » autodidacte – rare dans ce monde d’élite -, le rav Éliachiv se distingua également par la qualité de son étude. Selon ses propres confidences, il consacrait l’essentiel de son temps à l’étude du Talmud – la Guémara qu’il chérissait plus que tout. Lors d’une période de vacances – pour autant que cette notion existât chez lui -, son gendre, rav Its’hak Zilberstein, le trouva en train d’étudier un texte du Michné Lamélekh – célèbre commentateur du Rambam. Presque en s’excusant, rav Éliachiv lui expliqua que pendant toute l’année, il consacrait la majorité de son temps à l’étude de la Guémara. Il profitait donc de cette période pour « se reposer » un peu sur un commentaire du Michné Lamélekh…
Ces deux caractéristiques – son assiduité exceptionnelle et son attachement aux textes du Talmud – laissent entrevoir la voie particulière que s’était choisie ce décisionnaire hors pair : une formidable proximité des textes. Pour lui, les situations les plus complexes et imbriquées devaient trouver leur réponse à l’intérieur même des textes originels.
Loin des pilpoulim ou des approches originales initiées par telle ou telle mouvance, il s’en tenait à ce que ses yeux lisaient et ce que son esprit percevait, conformément à l’adage talmudique : « Le juge ne tranche que selon ce que ses yeux lui montrent. »
D’ailleurs, lui-même ne se considérait guère comme un « décisionnaire », au sens noble du terme. (À ce titre, il ne fit jamais éditer ses décisions personnelles.) Il disait fréquemment que lorsqu’on lui pose une question, il s’efforce simplement d’y répondre selon sa manière d’envisager les choses, sans la moindre prétention d’imposer son avis.
Cette vision particulière apparut dans une célèbre discussion qu’il eut avec le rav Chlomo Zalman Auerbach zatsal, avec qui il entretint d’ailleurs toujours des rapports très amicaux. La question portait sur la définition extrêmement cruciale de la notion de « pikoua’h néfech » – danger de mort -, pour laquelle on peut transgresser le Chabbat et tous les interdits de la Torah. Le problème fut soulevé un vendredi, il y a une trentaine d’années, lorsqu’un jeune élève de yéchiva qui devait rejoindre le domicile familial pour le Chabbat disparut soudainement. Juste avant le début du Chabbat, les parents contactèrent le rav Mordé’haï Halperin – une sommité en matière de médecine et Torah – pour lui demander s’ils devaient engager des recherches, en dépit de l’entrée imminente du jour saint.
Ce dernier alla consulter le rav Éliachiv, qui trancha que cette situation n’autorisait pas une transgression du Chabbat. Il justifia sa décision par le fait que, premièrement, l’on n’avait aucune certitude que le jeune homme était effectivement en danger et deuxièmement, rien ne garantissait qu’une transgression du Chabbat puisse effectivement le sortir d’affaire. Cette ligne de conduite fut d’ailleurs celle qu’il adopta dans de nombreux cas : à ses yeux, s’il existe un doute autant sur les données factuelles d’une situation, que sur l’efficacité de la transgression du Chabbat, le cas ne peut être qualifié de pikoua’h néfech. Interrogé à son tour, le rav Chlomo Zalman Auerbach trancha quant à lui qu’il s’agissait d’un authentique cas de pikoua’h néfech, pour lequel il fallait transgressait le Chabbat.
Quelques années plus tard, une question similaire se présenta à nouveau. Le cas était celui d’un nourrisson mort peu de temps après qu’on lui eut administré un vaccin. Les médecins souhaitaient réaliser une autopsie de l’enfant pour déterminer quelles étaient les causes du décès et, le cas échéant, retirer le vaccin du marché dans les plus brefs délais. Là encore, la question fut de savoir si les risques qu’impliquait ce vaccin pour d’autres enfants – aussi ténus soient-ils, puisque le sérum n’avait jusque-là présenté aucun effet secondaire fatal – justifiaient qu’une autopsie soit effectuée. Lorsque rav Éliachiv fut à nouveau sollicité, il statua à ce moment-là… qu’on aille consulter rav Chlomo Zalman sur la question.
Une référence mondiale
Mais en dépit de son extrême humilité et de son mépris affiché à se faire valoir, les décisions du rav Éliachiv s’imposèrent au fil des ans, jusqu’à devenir une référence mondiale. Les rabbanim du monde entier le consultaient pour les cas les plus épineux et les situations les plus complexes, certains de trouver chez lui la solution à leur problème.
Une célèbre question de Iboum [lévirat] extrêmement complexe lui fut ainsi soumise en plein Chabbat. Un homme agonisant était sur le point de décéder sans laisser de descendance. Cette situation exigeait que la veuve réalise la ‘halitsa avec le frère du défunt, sans quoi elle serait dans l’impossibilité de se remarier. Or, il s’avéra que ce frère vivait en Russie communiste, et qu’il était donc fort improbable que la veuve et lui puissent un jour se rencontrer. Avec une vivacité d’esprit stupéfiante, le rav Éliachiv trouva la solution adéquate : il autorisa de manière exceptionnelle cet homme à se marier une seconde fois avec une femme de Jérusalem, elle-même parente par alliance du frère qui vivait en Russie. De la sorte, on put contourner les lois du Iboum (en vertu du principe de tsarat erva) et dispenser la veuve de ‘halitsa.
Il avait également une position très ferme sur les questions impliquant une certaine forme de « solution » à l’égard de la Hala’ha. Ce problème se pose notamment lors des différentes ventes – celles du ‘hamets à Pessa’h ou celles des terres d’Erets Israël lors de la Chémita -, ou encore dans les contrats de Héter Iska permettant de contourner les problèmes de Ribit. A ses yeux, il était évident que ces différents contrats de vente ne pouvaient être admis par la Hala’ha que s’ils étaient également reconnus par les tribunaux civils. Et tant qu’ils ne revêtent aux yeux des intervenants qu’une forme purement « religieuse », on ne peut leur accorder aucune valeur hala’hique.

Par Yonathan Bendennnoune, en partenariat avec Hamodia.fr