Le lien qui unit la lèpre (Tsaraat) et la parole est clairement explicité sous la plume de nos Sages (Traité talmudique Erkhin, page 15/a). C’est ce que nous allons essayer de mettre en lumière…


Un processus complexe

C’est dans les chapitres 13 à 15 du livre Vayikra que la Torah expose les lois concernant les symptômes de l’impureté lépreuse (tsaraat) : source d’impureté primaire, celleci a le pouvoir de contaminer tout ce qui se trouve sous le même toit qu’elle…

Se déclarant sous la forme de taches ou de décolorations, ces plaies  peuvent ainsi toucher aussi bien la peau que les cheveux, les habits (de laine, de lin ou de peau), ou même les murs de la maison de celui qui en est affecté. Et dans chaque cas de figure, il reviendra au Cohen d’en analyser la nature
afin de prononcer – en fonction du symptôme qu’il sait interpréter – leur destruction par le feu ou leur processus de purification pour ce qui est des vêtements contaminés. Dans le cas d’une maison où se trouveraient de telles taches, la Torah stipule en revanche que son propriétaire doit d’abord en vider le contenu, afin d’éviter que le Cohen ayant prononcé son diagnostic n’en vienne à déclarer impur tout ce qui s’y trouvait. Quoiqu’il en soit, c’est encore à celui-ci qu’il est donné de procéder à la séquestration du domicile, puis, s’il le faut, à sa destruction.

Enfin, dans le cas où c’est l’être humain lui-même qui est touché, le Cohen est une fois de plus le seul habilité à déclarer l’exclusion de
cette personne en « enfermant » la plaie, c’est-à-dire en isolant celle-ci de tout contact extérieur pendant sept jours. Après ce délai, le Cohen effectue alors une second visite afin de déterminer si la dartre s’est étendue. Si tel est le cas, la personne contaminée est déclarée impure et doit vivre en marge de la communauté jusqu’à sa guérison complète qui se conclut par la mise en place d’un processus complexe. En effet, la personne contaminée maintenant guérie devait se rendre au Temple pour y offrir en sacrifice deux oiseaux (le dror, une variété de moineau). Le premier était égorgé (mélika) au-dessus d’un ustensile en argile rempli d’eau vive (maïm ‘haïm), tandis que l’on plongeait ensuite le second oiseau vivant (avant qu’il ne s’envole librement) – ainsi qu’une branche de cèdre, un rameau d’hysope et un fil de laine pourpre – dans le mélange d’eau et de sang, avant d’en asperger sept fois l’ancien contaminé qui se trempait ensuite dans un mikvé (bain rituel).

Sept jours plus tard, celui-ci devait alors se raser tout le corps avant de se tremper une nouvelle fois dans les eaux du bain rituel. Le lendemain de cette purification, il se rendait à nouveau au Temple où il devait cette fois apporter en sacrifice un agneau en guise d’offrande de culpabilité (acham), une agnelle en holocauste (ola), ainsi qu’une offrande de farine et une mesure d’huile…


Le corps…

Du fait que nous traduisons le mottsaraat par « lèpre », l’habitude a été prise de l’identifier à cette maladie que l’on nomme communément aussi « la maladie de Hansen » (ainsi appelée en référence au bacille que ce chercheur norvégien découvrit en 1873). Infection chronique due à une bactérie proche de la tuberculose et qui, touchant les nerfs périphériques, la peau et les muqueuses, provoque des infirmités sévères chez celui qui en est atteint, la lèpre se différencie pourtant de la tsaraat. En effet même si, comme la lèpre, elle n’est pas contagieuse, la tsaraat nécessite pourtant, comme nous l’avons vu, l’isolement de celui qui en est atteint ! Or, cette particularité appelle un commentaire que le Ramban, par exemple, n’a pas hésité à formuler quand il explique (paracha Tazria, 13, 46) : « La tsaraat ne relève en rien d’une maladie naturelle. (…) Au contraire, elle est dans son essence même une plaie divine (makat Hachem) qui n’apparaît qu’en terre d’Israël(…) ».

L’isolement du métsora ne constitue donc en rien un procédé visant à empêcher une quelconque contamination susceptible de métamorphoser ceux qui entreraient en contact avec lui, en lépreux… En revanche, si cette mesure a bien pour but d’éviter que l’impureté dont le métsora est porteur, n’atteigne ceux qui le toucheraient, c’est pour de toutes autres raisons liées à la nature même de l’impureté (touma) dont l’origine souligne précisément l’idée d’une occlusion (otem) qui empêche l’arrivée du flux divin.

Contrairement à la pureté (tahara) assimilable à un épanchement de lumière et de clarté (tohar), l’impureté relève d’une opacité qui cache et empêche la vie de se dévoiler librement. Elle est le signe que la destinée de l’homme d’aprèsla faute est celle d’un « être-pourla-mort »…

Pour cette même raison, si c’est le corps de l’homme qui se trouve être le terrain de prédilection des lois de l’impureté – et pour ce qui nous concerne de la tsaraat –, c’est précisément dans la mesure où celui- ci constitue depuis la faute du premier homme – lorsque son corps de lumière (or) est devenu un corps de chair (ôr) – ce fossé infranchissable qui définit désormais sa dimension de créature. Tant et si bien que vouloir expliquer la nature de ces plaies qui prennent naissance à même le corps de l’homme oblige nécessairement à comprendre en quoi cette « maladie » peut constituer un obstacle aux forces vives de l’existence, au point de provoquer un véritable dérèglement de la Providence divine…

Support de la médisance

Comme son nom l’indique, le « métsora » est littéralement celui qui exprime le mal – « motsi chem ra » (Traité talmudique Irouvine, page 15/b) : le calomniateur, c’est-à-dire celui qui parle en mal des autres membres de la communauté. Expression d’un comportement antisocial, cette attitude est analysée en profondeur par le Maharal de Prague dans son livre « Nétivot Olam » où il explique en quoi, si cette faute est si grave, c’est précisément dans la mesure où la parole constitue à juste titre « l’excellence humaine (tsourat Adam) grâce à laquelle l’homme atteint son accomplissement en tant que créateur (michpat hatsoura) » (Nétiv haLachon, page 67). Car, au lieu d’utiliser le langage dans le but de rassembler les hommes afin de tisser les liens de la socialité, le calomniateur s’applique à les diviser et à les séparer afin de s’imposer comme le seul référent valable de toutes les valeurs qui ont cours. Faisant fi du respect de l’autre homme, un tel comportement aurait donc pour conséquence de supprimer littéralement « l’espace commun » du  dialogue et de l’échange qui fonde toute société, annulant ainsi toute forme de réciprocité, c’est-à-dire cette liberté inscrite dans la figure de l’autre homme qui fait face à chacun d’entre nous. Imposant au monde sa pensée réductrice, le calomniateur constituerait en ce sens la figure opposée du Cohen qui, comme nous allons le voir, incarne l’idée même d’harmonie et d’homogénéité sociale. A telle enseigne que nos maîtres expliquent que si le second Temple fut détruit, c’est en réponse à l’altération de cette dimension humaine fondamentale que représente la parole, source de cohésion et d’unité, principe de cohérence du monde.

Dans le premier chapitre du Traité talmudique Yoma (page 9/b), on peut lire en effet : « Pour quelle raison le premier Temple fut-il détruit ? A cause de trois méfaits : l’idolâtrie, la dépravation des moeurs et l’assassinat. (…) En revanche, le second Temple – dont la génération est connue pour avoir étudié la Torah, observé les préceptes de la Loi et pour avoir pratiqué la charité – pour quelle raison fut-il détruit ? A cause de la haine gratuite. Et ce, afin que l’on sache que l’animosité équivaut aux trois transgressions que sont l’idolâtrie, la dépravation des moeurs et l’assassinat. Car pendant la période du premier Temple, la haine gratuite était absente. Or, il est écrit : ‘Ils ont été livrés à l’épée avec Mon peuple’, (Ezéchiel, 21, 17). Rabbi Eliézer a expliqué que ce verset parle de ceux qui vont et boivent ensemble et qui pourtant se transpercent les uns les autres de leurs langues aiguisées »…

Le manteau du Cohen Gadol

L’apparition de la tsaraat semble donc être contemporaine d’une relation défectueuse entretenue avec les autres membres de la communauté.
Ainsi, lorsque ces différents types de taches (que l’on pourrait assimiler à autant de tumeurs, d’excroissances ou encore de crevasses) étaient présentés au Cohen, cette démarche avait précisément pour but de déterminer la nature de cette plaie inscrite à même la chair, symptôme d’une défaillance inhérente au plus profond de cette corrélation censée unir l’intériorité du malade à son monde extérieur. Extériorité du corps dans son rapport à l’intimité subjective certes, mais aussi de l’homme avec autrui, si comme nous l’avons expliqué, les trois niveaux de contamination sont à juste titre : la peau (ce « lieu » où s’expriment, c’est-à-dire s’extériorisent, les profondeurs de l’être subjectif), mais aussi l’habit et l’habitat (deux modes qui, comme l’indique leur proximité linguistique en langue française, soulignent ce même rapport que l’intériorité entretient avec l’extériorité), c’est bien parce que chacun d’entre eux constitue le support où se dépose la trace d’une défaillance entre le moi et son rapport à l’extériorité, à l’ordre social, et par extension à sa propre dimension universelle.

L’on comprend donc pour quelle raison seul le Cohen – et non un médecin ! – était habilité à déterminer la nature de ces symptômes. En effet, appelé à maintenir la cohésion sociale et la paix au sein du peuple d’Israël et du monde entier (à l’instar de Aharon haCohen dont il est dit dans les Pirké Avot 1, 12 : « Ohev Chalom véRodef Chalom [littéralement : ‘Celui qui aime la paix et la poursuit’] », il est le seul à pouvoir établir un tel diagnostic. A ce titre, « cette relation totalement désincarnée entre le Cohen et cette peau malade n’est pas comparable au geste du médecin dermatologue qui n’hésitera pas à toucher une plaie afin d’en mesurer le degré d’induration, l’existence d’une infection, l’apparition de ganglions, etc. Elle procède d’un
geste totalement sublimé comme si, par son simple regard posé sur la plaie, le Cohen avait tenté de la subjuguer, de la pénétrer au plus profond d’elle-même, comme s’il s’adressait à la structure subcellulaire de cette peau exposée à la vue », (S. Benzaquen, Avatars d’un peuple élu, page 243). Le Cohen n’effectuait-il pas son service au Temple nus pieds, vêtu des quatre – ou huit – habits pour le Cohen Gadol (Michna Yoma 7, 5) qui constituent autant
de niveaux relationnels en totale harmonie avec les différentes couches qui relient toute subjectivité au monde extérieur ?

Le Traité talmudique Erkhine (page16/a) est à cet égard formel : « Rabbi Anéni bar Sasson enseigne : ‘Tout comme que les sacrifices apportent l’expiation des fautes, de même les vêtements du Cohen réparent les fautes. La tunique (kétonete) expie le meurtre, comme il est dit : ‘Ils trempèrent la tunique dans le sang’, (Béréchit, 37, 31). Le pantalon (mi’hnassaïm), la dépravation des moeurs, comme il est dit : ‘Fais-leur des pantalons de toile afin de couvrir la nudité de la chair’, (Chémot, 28, 42). La tiare (mitsnéfèt), l’orgueil ; ainsi que l’a enseigné rabbi ‘Hanina quand il a dit : ‘Que vienne ce qui est haut pour pardonner l’action hautaine’. L’écharpe (avnèt) apporte l’expiation des pensées impures qui viennent du coeur (hirhour haLev), puisqu’en effet c’est là qu’elle était attachée. Le pectoral (‘hochen), les mauvais jugements, comme il est dit : ‘Tu feras le pectoral de jugement’ (Chémot, 28, 15). L’éphod, la faute d’idolâtrie, ainsi qu’il est écrit : ‘Sans éphod, ni pénates’, (Osée, 3, 4). Le manteau (méïl), la médisance ; le Saint béni soit-Il a affirmé en effet : ‘Que vienne ce qui est sonore [sur l’ourlet du manteau étaient cousues 72 clochettes d’or, ainsi que 72 grenades d’or, chacune entre chaque clochette- Ndlr.] et qu’il apporte l’expiation de cette action effectuée avec la voix’. La plaque (tsits), l’arrogance, car il est écrit ici : ‘Elle sera sur le front d’Aharon’, (Chémot, 28, 38), et il est écrit là-bas : ‘Tu avais le front d’une pervertie’, (Jérémie, 3, 3) ».

Si donc le manteau qui recouvrait le Cohen Gadol incarne cette possibilité d’une relation réussie au monde extérieur, c’est bien parce que, contrairement au commun des mortels toujours tiraillé entre l’expression de son intériorité (pnimiout) et les exigences d’un monde qui lui fait face, la disposition du Cohen à l’extériorité est toujours le résultat d’une homogénéité parfaite entre l’âme et le corps, entre le monde matériel et le monde spirituel…

Or nous n’avons plus aujourd’hui la possibilité de nous en remettre au diagnostic du Cohen afin de déterminer la nature profonde, ainsi que le traitement approprié des nombreux troubles épidermiques et autres maladies cellulaires dont notre génération est malade… Les enseignements de nos maîtres, pour qui veut bien les lire, sont toutefois restés intacts : tout comme la parole dont l’organe – la langue – se dissimule à l’intérieur de la bouche, la tsaraat trouve son origine au plus profond de cette relation subtile qui anime les rapports interindividuels.

Expression du coeur, la médisance est à l’origine des dysfonctionnements, non seulement des rapports sociaux, mais aussi de l’ensemble des lois régissant la place du peuple juif dans le monde. A la suite du Traité talmudique Yoma (page 9/b) précité, elle est stigmatisée par nos maîtres comme étant une faute dissimulée qui, pour cette même raison, masque le dévoilement de la Providence divine, comme il est dit : « Rabbi Yo’hanan et rabbi Eliézer ont rajouté qu’aux premiers [à savoir les hommes de la génération du  1er Temple-Ndlr] dont la faute fut rendue publique, la fin de l’exil fut annoncée. Mais aux seconds [c’est-à-dire la génération de la destruction du second Temple à laquelle nous appartenons encore jusqu’à sa reconstruction, rapidement et de nos jours-Ndlr] dont la faute fut insidieuse, leur fin ne leur fut pas révélée »…

YEHUDA RÜCK
Avec l’accord exceptionnel d’Hamodia-Edition Française