Le 8, 9 et 10 Tévèt constituent trois jours de jeûnes. Toutefois, seul le troisième fut retenu comme « jeûne public » en souvenir du début du siège de Jérusalem par les armées de Nabuchodonosor. Or le 9 correspond aussi au jour commémorant la mort du dernier des prophètes, Ezra. Et c’est le 8 Tévèt qu’eut lieu la traduction de la Torah en grec, la fameuse « Septante »…

Comme cela est enseigné dans le Traité Soferim (chapitre 1, Michna 7), l’évènement de la traduction de la Torah en grec est comparé au jour où la faute du Veau d’or fut commise, ainsi qu’il est dit : « Ce jour fut pour Israël aussi difficile que celui où fut confectionné le Eguel [le veau d’or], car la Torah ne pouvait être traduite dans son intégrité ». Comprenons bien : dire que ce jour est comparable à celui du ‘HèthaEguel, c’est mettre sur un même plan de signification la brisure des Tables de la Loi et la traduction de la Torah en grec. Et ce, parce que ces deux évènements constituent effectivement une « réduction » de la Torah !

Car, de même que les premières Tables incarnaient cet « cette réalité » que D.ieu avait Lui-même confectionné et où Il déposa Son écriture (Pirké Avot, 5, 8) – tandis que les secondes tables ordonnées à Moché après la faute du Veau d’or sont l’oeuvre de l’homme uniquement, comme il est dit : « Psol lekha – Confectionne-toi deux Tables comme les premières et J’écrirai sur elles les paroles qui se trouvaient sur les premières Tables que tu as brisées », (Chémot 34, 1) -, de même, avec la traduction de la Torah dans la langue grecque, le dévoilement de la Parole divine subit une réduction supplémentaire puisque après cette date, la signification de la Torah se donne à nous sous la forme de la seule rationalité : ce qui dépasse les limites de notre perception n’apparaît désormais plus pour nous comme étant révélateur de sens !

En effet, de même que nous assistons lors de la brisure des premières Tables à une perte radicale dans le mode même de la réception de la vérité – puisque désormais la Torah se donne à nous à l’intérieur des limites inscrites en l’homme comme lieu où est recueillie la Parole divine… alors que nos propres conditions de compréhension auraient dû être modifiées par le seul fait de recevoir la Torah ! –, de même lors de la traduction de la Torah en grec quelque 200 ans avant la destruction du Temple, quelque chose nous est retiré de cette dimension inscrite dans la Kabbalat haTorah des secondes Tables, au point où cet évènement constitue une rupture radicale dans la forme même du dévoilement de la Torah. Laquelle est désormais recouverte, pour ainsi dire, d’un « habit » (Lévouch) qui freine son dévoilement – pire… qui l’empêche et qui l’arrête.

Ainsi, la Méguilat Taanit enseigne-t-elle que pendant les trois jours qui suivirent la traduction de la Torah dans la langue de la rationalité grecque, une obscurité épaisse recouvrit le monde ; cette même obscurité dont il est question dans le Midrach au sujet du verset : « La terre n’était que désordre et chaos, obscurité au-dessus de l’abîme », (Béréchit 1, 1). Or « Rech Lakich commente : le verset s’ouvre avec les empires car ‘la terre n’était que désordre’, c’est Babylone, comme il est dit : ‘J’ai vu la terre, et elle n’était que désordre’ (Jérémie, 4, 23). ‘Chaos, ce sont les Mèdes, comme il est dit : ‘Ils firent tapage pour conduire Amman’, (Esther, 6, 14). ‘Obscurité’, c’est la Grèce qui obscurcit les yeux du peuple juif par ses décrets, lui demandant d’écrire sur la corne du taureau qu’il n’avait aucune part au D.ieu d’Israël », (Béréchit Rabba, 2, 4). Si donc désormais Israël cesse de percevoir la réalité authentique qui est celle de la Torah, c’est parce que ce lien qui attache notre être juif à la Parole qui légifère et par lequel il nous est donné d’élever la réalité elle-même au plus haut de son dévoilement, se trouve maintenant recouvert d’un autre régime de signification qui nous empêche de le vivre librement. Car quand bien saurait-on « penser » la Torah, sa réalité se laisse dire dès lors dans le système de la « nature » et de la norme socio-culturelle. Ce faisant, elle s’accommode à une mondanité qui la recouvre…

Une véritable guerre !

Pourtant, on trouve dans le Traité Méguila (pages 8/b et 9/b), le passage suivant où tout d’abord une Michna enseigne : « La seule différence entre [le texte] des Sifré Torah et celui des téfilines et des mézouzot repose sur le fait que le texte des Sifré Torah peut être retranscrit en toute langue, tandis que celui des téfilines et mézouzot ne peut être écrit qu’en lettres carrées [achourit]. Rabban Chimon ben Gamliel a dit : ‘La seule langue [étrangère] dans laquelle on a le droit d’écrire les Sifré Torah, c’est le grec ».

(Rappelons tout de suite que dans les Lois sur les Téfilines (1, 19), le Rambam fait remarquer que la langue grecque ancienne dont il est question dans cette Michna n’est plus de ce monde ; c’est pourquoi nous n’écrivons aujourd’hui le Séfer Torah qu’en Ktav achourit). Or, quand plus loin la Guémara cherche à établir un fondement pour cet enseignement de rabban Chimon ben Gamliel, elle propose deux solutions. La première énoncée par rav Yéhouda dit : « Même quand nos maîtres [Rabban Chimon ben Gamliel] autorisèrent le grec, ils ne le firent que pour le Séfer Torah, à cause de l’épisode du roi Ptolémée, comme il est enseigné : ‘Le roi Ptolémée rassembla 72 sages et les fit pénétrer chacun dans 72 tentes différentes sans leur révéler pourquoi il le faisait. Puis il se présenta devant chacun d’entre eux et ordonna : Ecrivez-moi la Torah de votre maître Moché [en grec] ! C’est alors que D.ieu mit dans le coeur de chacun d’eux l’inspiration (Etsa) qui les fit tous écrire la même chose ».

Chose pour le moins étonnante, cet enseignement cité par rav Yéhouda pour justifier l’autorisation de Rabn ban Chimon Gamliel d’écrire le Séfer Torah en grec est précisément celui sur lequel se base notre tradition pour fixer le 8 Tévèt comme jour de jeûne en souvenir de la traduction de la Torah en grec… Pour répondre à cette contradiction, force nous est donc d’expliquer en quoi c’est précisément lors de cet évènement que fut révélée une dimension jusque là inconnue et grâce à laquelle la Torah devint justement possible même dans l’exil ! Puisque le texte est formel : alors que Ptolémée ordonne la traduction de la Torah dans la langue de la ‘Hokhma grecque, « D.ieu mit dans le coeur de chacun d’eux l’inspiration (Etsa) qui les fit tous écrire la même chose ».

Ce qui signifie en d’autres termes que malgré l’exil provoqué par l’empire grec, c’est-à-dire malgré l’influence de cette langue de la rationalité dans laquelle se dit désormais le dévoilement de la transcn cendance divine déposée dans la Torah, l’Eternel se trouve aux côtés des Sages, déposant en leur coeur les moyens de contourner cette rationalité ! Au point où ce sont 15 modifications du texte – mentionnées une à une dans ce passage du Traité talmudique Méguila – que les Sages d’Israël vont apporter séparément mais d’un commun « accn cord » à leur traduction de la Torah en grec…

Ainsi, de même que l’exil d’Israël ne lui retire pas sa sainteté, de même ce qui se dévoile avec cet évènement de la traduction de la Torah écrite dans la langue grecque, c’est précisément la certitude que la Voix ne s’est pas tue, que le dévoilement de D.ieu persiste alors que nous passons à cette nouvelle modalité de la révélation portée désormais par la Torah orale. Puisque malgré la disparition de la prophétie, et en dépit de cette rupture entre l’immanence et la transcendance – entre la nécessité de la vérité et sa contingence qui caractérise l’exil -, le recours à la rationalité exprime cette situation nouvelle dans laquelle, bien que l’homme ait vu se réduire ses propres dispositions à être le lieu où la Parole peut être recueillie, la Torah orale devra trouver les moyens de rattacher la Parole divine déposée dans l’Ecriture à une « humanité » qui pourtant ne sait expliquer le monde que d’après ses propres catégories de pensée ! Malgré cette terrible « réduction » de la Torah opérée par la traduction de la Torah en grec, la promesse nous est donnée qu’il est possible, en vertu de l’effort accompagnant toute approche de la Torah orale, de retrouver les mesures infinies de la Torah.

Ainsi, si nous jeûnons en souvenir de l’événement capital que consitn tua cette traduction, c’est pour autant que cette dimension « rationnelle » désormais inhérente à toute lecture de la Torah est l’enjeu d’une véritable « guerre ». « Et cette guerre porte un nom dans l’histoire d’Israël, dans l’être même d’Israël : ce nom, c’est ‘Hanouka », (B. Lévy, « Judaïsme et philosophie : la Septtante n’est pas une tâche », in Cahn hiers d’Etudes lévinassiennes, hors série, page 75).

Sous les tentes de Chem…

Plus loin, la Guémara (Traité Méguila, page 9/b) propose une secn conde explication pour justifier l’autorisation de Rabban Chimon Gamliel d’écrire le Séfer Torah en grec : « Rabbi Abahou a dit au nom de Rabbi Yo’hanan : si Rabban Chimon Gamliel a pu faire une telle déclaration, c’est en vertu de la bénnédiction : ‘Yaft Elokim léYéfet (…) [Que D.ieu agrandisse Yéfèt ! Qu’il réside dans les tentes de Chem]’, (Béréchit, 9, 27) ; et qu’il faut lire : Que les paroles de Yéfèt soient dans les tentes de Chem ! (…) Que la beauté de Yéfèt se trouve dans les tentes de Chem ! ». Ce que Rachi commente : « Il s’agit de la langue de la nation grecque, une langue plus belle que toutes les autres »…

Selon cette explication, il ressort donc que l’écriture de la Torah en grec est rendue possible par le fait même qu’à travers cette ouverture de la révélation à l’universalité portée dans la langue de la rationalité, Yéfèt – c’est-à-dire les nations qui acceptent un rapport à la rationalité – est susceptible de s’installer dans les tentes de Chem. Ce que le rav Moché David Vali (disciple du rav Moché ‘Haïm Luzzato – le Ram’hal) explique ainsi dans son livre « Or Olam » (pages 164-165) : « Quand la Guémara dit ‘Que la beauté de Yéfèt se trouve dans les tentes de Chem’, il faut que nous comprenions que quand le Saint béni soit-Il voit des individus justes et intègres (CachèrvéAgoune) parmi la descendance de Yéfèt, comme c’est le cas des ‘Hassidé Oumot haOlam [littéralement les justes des nations, c’est-à-dire les individus qui, parmi les nations, observent les 7 commandements noa’hides dont celles-ci sont redevables, voir Rambam, Hil’hot Mélakhim, 8, 11-Ndlr.], D.ieu met en leur coeur une disposition à la conversion [ce que B. Lévy traduit ici : « à l’étrangéisation »] afin qu’ils puissent mériter eux aussi de s’abriter sous les ailes de la Présence divine (Che’hina) et de résider dans les tentes de Chem ».

Or, la cinquième Michna du chapitre 7 du Traité Sota enseigne précisément que lorsque Yéhochoua bin Noun entra en Erets Israël « il écrivit la Torah en 70 langues, comme il est dit : ‘Tu écriras sur ces pierres toute la Torah dans toute sa clarté (Béer Etev)’, (Devarim 27, 8) ». Et ce, comme l’explique le rav Ovadia miBarténoura : « afin qu’aucune nation ne puisse dire qu’elle ne pouvait apprendre la Torah ».

En ce sens, la traduction de la Torah en grec – telle qu’elle est mentionnée dans la Michna du Traité Soferim et à la suite de laquelle nos Sages ont institué un jour de jeûne – doit donc être distinguée de l’écriture du Séfer Torah en langue grecque. Ce que souligne expressément le Traité Baba Kama, p. 83/a, où il est dit : « La langue grecque est une chose, la sagesse grecque une autre ». Puisqu’en définitive, s’il est question d’une guerre dans ce difficile passage de la Torah à la langue grecque, c’est bien parce que la langue grecque – en tant qu’elle est porteuse de la rationalité grecque – dans son rapport au sensé biblique, « s’épuise à dire ce qui se trame dans les lettres carrées de l’Ecriture » (B. Lévy, Le Logos et la Lettre, Avant Propos, page 8) au point où elle en déforme nécessairement le sens ultime.

Tant et si bien qu’à la suite de son commentaire, le rav Vali ajoute : « Et si l’on demandait : Pourtant nombre de nations, bien que descendant de la progéniture de Chem, ont malgré tout observé des cultes idolâtres ! Comment pourrait-on alors être certain que la Che’hina résiderait sur ces individus par la seule force de cette bénédiction dont l’Eternel gratifia les enfants de Yéfèt ?! Il faudrait répondre que ce qui est visé par l’expression ‘les tentes de Chem’, ce sont précisément les maisons d’étude où l’on s’adonne au service divin et à la Torah (…) sans y mélanger aucune forme de discours étrangers (‘Hitsoniout). Car c’est uniquement dans ces tentes que réside la Présence divine de manière ininterrompue, et nulle part ailleurs »…
YEHUDA RÜCK, avec l’accord exceptionnel d’Hamodia-Edition Française