Dans la paracha de Ekev, Moché s’adresse au peuple hébreu en ces termes : « Écoute Israël, tu franchis à présent le Jourdain (…) rappelle-toi, n’oublie jamais combien tu as mécontenté l’Éternel ton D.ieu, (…) vous vous étiez fait un veau de métal », (Dévarim, 9, 1- 16).

Sur ces mots, le Midrach évoque l’idée suivante : « Pour quelle raison est-il dit ici ‘Chéma Israël [Ecoute Israël]’ ? Les Sages expliquèrent : à quoi cette chose est-elle semblable ? A un roi qui aurait pris une femme noble pour épouse en lui offrant deux joyaux. Or, elle en perdit l’un d’eux. Le roi lui dit alors : ‘Tu en as perdu un, prends donc soin du second’. Ainsi, le Saint Béni soit-Il a sanctifié notre peuple par les mots : ‘Naassé vé- Nichma’ [Nous ferons et nous entendrons]. Lors de la faute du Veau d’Or, les enfants d’Israël perdirent le ‘Naassé’ ; Moché leur dit alors : ‘Vous avez perdu le Naassé [Nous ferons], prenez donc soin du Nichma [nous entendrons] ; c’est pourquoi il est dit ici : ‘Écoute Israël’ ». Ces quelques lignes extraites du Midrach sont difficilement compréhensibles : la célèbre formule de « Naassé véNichma » n’est-elle pas précisément indissociable ? Et en outre, que signifie « entendre » – c’est-à-dire étudier les préceptes de la Torah – si ce n’est dans l’intention de les mettre en pratique ? Nos Sages se montrèrent en effet extrêmement catégoriques à ce sujet au point de déclarer que « l’essentiel ne réside pas dans l’étude, mais dans l’accomplissement », (Pirké Avot, 1, 17).

Gravées par D.ieu ou par l’homme…

Il s’avère qu’en plus de cette « perte » du « Naassé », l’épisode du Veau d’Or entraîna de nombreuses autres conséquences. Déjà sur les « Lou’hot haBrit » elles-mêmes, on put noter une sensible différence entre les premières Tables – qui furent brisées par Moché lors de cet événement dramatique – et les secondes qu’il reçut à Yom Kippour après avoir obtenu le pardon divin. En effet, s’il est dit concernant les premières : « Ces Tables étaient l’ouvrage de D.ieu, les caractères qui y étaient gravés étaient des caractères divins » (Chémot, 32, 16), notre paracha relate en ce qui concerne les secondes Tables : « En ces temps-là, l’Éternel me dit : ‘Taille toi-même deux Tables de pierre (…) », (Dévarim, 10, 1). Le Veau d’Or entraîna donc une réelle dépréciation entre le premier et le second ‘Don de la Torah’ à deux niveaux : non seulement les enfants d’Israël furent privés d’une certaine dimension de l’acte – dans la mesure où l’engagement de « Nous ferons » leur fut ôté –, mais en outre, la confection même des Tables différa puisqu’elles furent alors taillées par Moché et non plus par D.ieu. Que suggèrent ces deux différences ? Et quelle relation ont-elles avec la faute du Veau d’Or ?

Rebondissements…

Les Sages nous révèlent qu’au moment où le peuple hébreu se tenait sur les flancs du mont Sinaï pour recevoir la Torah, « la souillure [du serpent] les quitta », (Traité talmudique Chabbat, page 146/a). Cette souillure, nous apprend-t-on, est celle que le serpent « introduisit » dans les êtres humains lors des premiers jours de la Création du monde en incitant ‘Hava à fauter. De fait, le Ramban explique qu’avant la faute du Fruit défendu, le mal existait déjà, mais il était toutefois encore étranger à la nature humaine. Avant cette faute originelle, l’homme était enclin par essence à faire le bien : sa condition d’être bon rejetait si vigoureusement toute forme de mal qu’il lui était inconcevable de se prêter à son jeu. Et c’est seulement par l’effet d’une intervention extérieure – en l’occurrence celle du serpent – que l’homme fut incité à commettre la seule chose qui lui était interdite…

Or après la faute, le mal s’enracina dans la nature humaine et depuis lors, une inclination intérieure à désobéir à la Volonté divine habite l’homme ; c’est cette même tendance que nos Sages désignent par le terme de « souillure » introduite par le serpent – lequel incarnait en ces temps-là les forces du mal. Mais nous apprenons des Sages qu’au moment du Don de la Torah, cette tendance au mal se dissocia de la nature humaine : le peuple hébreu retrouva la constitution d’Adam avant qu’il ne faute et se libéra de toutes ces tendances au mal devenues innées dans sa nature. Voilà pourquoi l’on apprend par ailleurs : « Que signifie : ‘Les caractères qui y étaient gravés’ ? Ne lis pas ‘gravés’ [‘harout] mais ‘libérés’ [‘hérout] », car cette acceptation de la Torah signifiait par-dessus tout un affranchissement de l’ange de la mort, des exils et, de manière générale, de toutes les différentes formes du mal (voir Traité talmudique Érouvin page 54/a, et Chémot Rabba 41). Cette véritable « libération spirituelle » eut de nombreuses conséquences chez ces hommes : ainsi, les Sages nous révèlent-ils que « si les premières Tables n’avaient pas été détruites, jamais le peuple juif n’aurait pu oublier les enseignements de la Torah » (Érouvin, ibid.). Autrement dit : l’âme humaine fut tant et si bien purifiée de toutes les corruptions de la nature que même un simple phénomène tel que l’oubli ne pouvait plus ternir cette nouvelle vie. En réalité, les premières Tables gravées par D.ieu Lui-même symbolisaient la pureté du coeur des hommes en cette heure essentielle : lui aussi avait retrouvé sa forme première tel qu’il était lorsque D.ieu l’avait façonné, c’est-à-dire pur et dénué de toute trace de mal. Dans un coeur pareil, les paroles de la Torah s’imprégnaient si parfaitement qu’aucun trouble ou phénomène de quelque sorte n’était à même de les en effacer…

Mais survint la faute du Veau d’Or et, avec elle, le retour à la condition précédente ! Le processus de la faute d’Adam fut réenclenché et le mal s’insinua à nouveau dans le coeur des hommes. Or depuis lors, le combat se mène à un tout autre niveau : c’est à l’homme qu’il incombe de surmonter le mauvais penchant qui l’habite et il doit donc contribuer par ses propres forces à combattre son mal intérieur. A cet égard, les secondes Tables de l’Alliance ne furent plus le seul produit de la Main divine, mais c’est Moché – en sa qualité d’être humain – qui dut lui-même les graver pour les adapter à la nouvelle condition vécue par le peuple d’Israël. A ce stade, la liberté spirituelle ne résulte plus d’une « évidence » innée dans la nature humaine, mais seulement des « efforts » que l’homme est à même de déployer ; ce qui amena nos Sages à reformuler leur sentence de manière légèrement différente : « Il n’est pas d’homme libre que celui qui ‘s’adonne’ à la Torah », (Pirké Avot, 6, 2).

A présent, nous sommes certainement mieux en mesure de comprendre la signification du Midrach lorsqu’il affirme que nous ne possédons plus qu’un « Nichma » dépourvu de « Naassé », comme l’évoque ainsi très justement le Sfat Emet : « S’il n’y avait pas eu la faute [du Veau d’Or], nous aurions perçu la Torah dans la dimension de l’acte : tous les éléments de l’existence auraient trouvé leur juste place et les enfants d’Israël auraient été entièrement purifiés, c’est-à-dire libérés de l’ange de la mort et du mauvais penchant. Mais dans la mesure où nous n’avons pas ce mérite, il nous incombe d’amener cette dimension à l’aide de notre propre implication dans l’étude de la Torah et dans le respect des mitsvot, qui est l’aspect de ‘Nichma’ de l’engagement de la Torah ».

En faisant précéder « l’accomplissement » [Naassé] à la « compréhension » [Nichma], les enfants d’Israël s’étaient en effet élevés au rang des anges puisqu’ils avaient manifesté par là-même une impulsion naturelle à accomplir la Volonté du Créateur. Ces hommes vivaient si pleinement les valeurs du bien qu’il était pour eux aussi naturel de l’accomplir que de respirer ; et dans ces conditions, la compréhension des préceptes pouvait effectivement venir en second lieu !

Mais ce niveau spirituel fut perdu lors de la faute du Veau d’Or : à ce moment, le mal s’introduisit à nouveau dans le coeur des hommes au point où l’impulsion naturelle du « Naassé » fut perdue. Depuis lors, il nous reste cependant la dimension du « Nichma » qui nous permet de retrouver notre pureté intérieure grâce à la force de l’étude et de notre implication personnelle.

YONATHAN BENDENNOUNE Adapté à partir du « Chiour Léyom Hachabbat » de rav Mordékhaï Miller