Le livre des « Juges » partie XVIII

Gédéon – troisième partie

 L’analyse de la partie du livre des « Juges » consacrée à Gédéon portera aujourd’hui sur la deuxième de ses mises à l’épreuve : celle de la toison et de la rosée

La mise à l’épreuve de Hachem par Gédéon (6,36 à 40)

 

«Gédéon dit à Dieu: “Si Tu veux sauver Israël par ma main, comme Tu l’as dit, voici, je mets une toison de laine sur le sol de l’aire: si la rosée est sur la toison seule, et que tout le sol reste sec, je saurai que Tu sauveras Israël par ma main, comme Tu l’as dit.”

Il en fut ainsi. Lorsqu’il se leva le lendemain, il pressa la toison et, de la rosée qu’il en exprima, il eut une pleine coupe d’eau.

Gédéon dit au Seigneur: “Ne te mets pas en colère contre moi si je t’adresse encore une prière. Permets-moi seulement une nouvelle épreuve par cette toison: que la toison seule reste sèche, tandis que tout le sol sera couvert de rosée!”

Dieu déféra à sa demande cette nuit-là: la toison seule resta sèche,et le sol d’alentour fut couvert de rosée.»

Le récit touchant à la toison et à la rosée suscite de nombreuses questions.

Si certains auteurs tiennent cet épisode pour une réalité vécue, d’autres, dont le Rambam (Guide des Egarés2 –42,47), le considèrent comme une pure allégorie.

Quoi qu’il en soit, en sollicitant Hachem pour qu’Il accomplisse un acte lui promettant le succès de ses entreprises, Gédéon n’a-t-il pas transgressé l’interdiction contenue dans la Tora (Devarim6,16) de Le mettre à l’épreuve? Et ne l’a-t-il pas fait à deux reprises, en demandant en premier lieu que la rosée imprègne la toison seule, la terre alentour restant sèche, et ensuite que la terre soit couverte de rosée et que la toison reste hors d’atteinte de toute humidité?

Ce qui est interdit, explique Sa‘adia Gaon, cité par Radaq (6,39), c’est de mettre Hachem à l’épreuve en doutant de Sa possibilité d’agir.

C’est ainsi que les enfants d’Israël ont mal agi, car ils «ont tenté Hachem dans leurs cœurs […] en disant:“Pourrait-Il dresser une table dans le désert?» (Psaumes78,18 et suivants).

Gédéon, en revanche, avait pleinement confiance en la toute-puissance de Hachem. Il voulait uniquement vérifier s’il était digne de bénéficier d’un miracle aussi extraordinaire et qui bouleverserait à ce point les lois de la nature.

Un rapprochement se présente à l’esprit: Lorsque Eliézèr, serviteur d’Abraham, arriva à Aram-Naharayim, la ville de Na‘hor, à la recherche d’une épouse pour Isaac, il imposa lui aussi une épreuve à Hachem en Lui adressant la supplique suivante:

«La jeune fille à qui je dirai: “Fais pencher, je te prie, ta cruche, afin que je boive!”, et qui dira: “Bois, et j’abreuverai aussi tes chameaux!”, c’est elle que Tu auras destinée à ton serviteur, à Isaac, et à cela je saurai que Tu as usé de grâce envers mon maître.» (Berèchith24,14).

Et l’on sait qu’il fut aussitôt exaucé, puisque, avant même qu’il eût fini de parler, Rébecca se présenta, une cruche à son épaule (verset24), pour se comporter exactement comme l’avait demandé Eliézèr.

Reste à savoir pourquoi Gédéon commence par demander que la toison soit imprégnée de rosée et que son environnement reste sec, pour souhaiter ensuite – alors que sa première requête venait d’être exaucée – que la terre soit couverte de rosée et que la toison ne recueille aucune humidité.

Pour répondre à cette question, il faut relire attentivement les versets 36 et suivants. Lorsque Hachem a exaucé la première demande de Gédéon, il est précisé que la toison était gorgée de rosée et que, l’ayant pressée, celui-ci en a recueilli une coupe pleine d’eau (verset38). Rien n’est indiqué, en revanche, quant à l’état du sol. Etait-il resté sec, comme l’avait demandé Gédéon (verset37), ou était-il mouillé? Le texte nous laisse dans l’ignorance sur ce point, et donc Gédéon a pu légitimement penser qu’il n’avait pas été répondu correctement à sa requête.

Lors de la deuxième épreuve, il a été demandé que la terre fût humectée de rosée et que la toison restât sèche (verset39). Or, effectivement, «la sécheresse fut sur la toison seule, et sur toute la terre il y eut de la rosée» (verset40).

Une autre différence est mise en valeur par le Yalqout Chim‘oni (Choftim6, §62):

Le Saint béni soit-Il a dit: «J’ai fait écrire que “Je serai comme la rosée pour Israël” (Osée14,5), et toi, tu as dit: “Que la sécheresse soit sur toute la terre” (6,37). Je n’ai alors rien fait. En effet, il n’est pas écrit que Hachem a fait ainsi, mais: “Il fut ainsi” (6,38).

Mais lorsque tu as dit: “Qu’il n’y ait de sécheresse que sur la toison!” (6,39), aussitôt: “Dieu fit ainsi” (6,40).»

Gédéon n’avait donc pas obtenu totalement satisfaction lors de sa première requête, raison pour laquelle il en a présenté une seconde, en sens inverse.

Reste à savoir pourquoi Hachem n’a pas entièrement accédé à la première demande, alors qu’Il a pleinement exaucé Gédéon en ce qui concerne la seconde.

Si la toison avait été humide et la terre sèche, comme demandé la première fois, le miracle n’aurait pas été seulement surnaturel, il aurait été, d’une certaine manière, «contre-nature». La laine, substance animale, ne peut pas, en tant que telle, s’humecter spontanément d’un élément liquide, alors que la terre est apte à le faire, la fonction de la rosée, comme d’ailleurs de la pluie, étant de féconder la terre lorsqu’elle souffre de la sécheresse (voir Ralbag ad 6,36).

Or, le résultat de la seconde demande de Gédéon a été, comme nous l’avons vu, que la terre a été envahie par la rosée, alors que la toison est restée sèche. Ce résultat a été beaucoup plus naturel –en tout cas considérablement moins surnaturel– que ce qui avait été demandé la première fois, de sorte que satisfaction, cette fois-là, a pu être entièrement donnée (voir Ta‘anith3a et b).

Pourquoi avoir fait intervenir la rosée? On notera que celle-ci n’apparaît qu’en de rares circonstances dans la Tora. Il en est question une première fois quand Isaac a béni Jacob pensant s’adresser à Esaü: «Que Dieu te donne de la rosée des cieux et de la graisse de la terre, et une abondance de froment et de moût!» (Berèchith27,28). On la trouve à nouveau associée à la manne, dont elle assure la préservation (Chemoth 16,13 et suivants), et enfin comparée à la parole de Hachem (Devarim 32,2).

La rosée, à l’instar de la pluie, n’est pas le résultat de quelconques interventions humaines, ni le produit de hasards fugitifs elles sont, l’une et l’autre, l’aboutissement de la seule volonté de Hachem. Une nuance importante les sépare toutefois: Tandis que Hachem fait dépendre l’arrivée de la pluie sur terre de la conduite des hommes (voir notamment Devarim 11,17), la venue de la rosée se produit quel que soit leur comportement. C’est pourquoi la bénédiction transmise par Isaac à Jacob parle de rosée, et non de pluie: Persuadé qu’il s’adressait à Esaü, il a voulu le bénir sans associer aux bienfaits qu’il lui promettait une exigence morale ou spirituelle.

D’une certaine manière, Gédéon a eu, lorsqu’il a mis Hachem à l’épreuve, une arrière-pensée identique: Les mérites insignifiants des enfants d’Israël, plongés dans l’immoralité et l’idolâtrie, n’auraient pas suffi à les faire bénéficier de la pluie, alors que la rosée restait à leur portée.

La Guemara (Ta‘anith3a et b) illustre comme suit cette différence entre la pluie et la rosée: Deux versets sont apparemment contradictoires: «Elie le Tichbite dit à Achab: “Par Hachem, le Dieu d’Israël, devant qui je me tiens, il n’y aura ces années-ci “ni rosée ni pluie”, si ce n’est sur mon ordre!”» (IRois17,1), alors que plus loin, Hachem dit à Elie: «Va, montre-toi à Achab, et Je donnerai “de la pluie” sur la face de la terre…» (IRois18,1).

Pourquoi est-il question de rosée dans le premier de ces deux versets, et pas dans le second, où seule la pluie est mentionnée?

Parce que la rosée ne cesse jamais (Rachi: «Pas même ces années-là de sécheresse»).

Dans ce cas, si la rosée ne cesse jamais, pourquoi Elie jure-t-il qu’il n’y en aura pas?

C’est parce qu’il y aura certes de la rosée, mais pas de rosée «de bénédiction».

A suivre…

Jacques KOHN Zal