La paracha des Bikourim est toujours lue à l’approche de Roch haChana. L’occasion donc d’approfondir quelque peu l’idée même de « commencement»…

En ce jour… »

C’est sur le verset « En ce jour, le Nom, ton D.ieu, te recommande d’exécuter ces diverses lois et ces statuts ; tu t’appliqueras donc à les observer de tout ton coeur et de toute ton âme », (Dévarim, 26, 16) que se conclut le passage de la Torah traitant de la mitsva des Bikourim (les prémices de la nouvelle récolte, c’est-à-dire au moins 1/60è d’une récolte de l’un des sept produits de la terre d’Israël qui devait être déposé dans un panier puis amené au Temple entre la fête de Chavouot et celle de Souccot, et enfin consommé par le Cohen-Ndlr). Or, sur les mots : « En ce jour », Rachi écrit : « Que chaque jour les injonctions soient inédites à tes yeux, comme si aujourd’hui même tu y avais été enjoint ! ».

En effet, commente rabbi Yéhouda Leib Alter, le célèbre auteur du « Sfat Emet » (année 5632-1872), le renouveau des jours dépend entièrement de l’investissement (avoda) de chacun d’entre nous. Et ce, parce que comme l’enseigne le « Séfer Yétsira », le monde est composé de trois dimensions : l’espace (olam), le temps (chana) et l’âme (néfech). Or, c’est précisément dans la mesure où se manifeste la force de l’âme dans le corps que d’une part se renouvellent les conditions de vie de tout un chacun, et que d’autre part, se modifie notre  Histoire et par voie d’extension toute la Création.

Et si le passage relatif à l’injonction des prémices se conclut ainsi avec cette affirmation, c’est bien parce que ces offrandes contiennent en elles le principe même du renouvellement insoupçonné de nos propres conditions d’existence. Pour cette raison, fait encore remarquer le « Sfat Emet », les premiers fruits étaient essentiellement apportés au Temple peu avant Roch haChana, c’est-à-dire pendant cette période où, alors que la plus grande majorité de la récolte est déjà ramassée, le peuple juif se prépare au renouvellement de la Création toute entière… Or par ailleurs, on peut lire dans un Midrach : « Moché rabbénou comprit dans une vision prophétique que le Temple serait détruit et que la mitsva des Bikourim prendrait fin. Il se leva et institua que le peuple d’Israël effectue [en contrepartie de cette mitsva] trois prières quotidiennes [cha’harit, min’ha, et arvit-Ndlr]. Et ce, parce que la prière est plus chère encore au Saint Béni soit-Il que toutes les bonnes actions et que tous les sacrifices ! », (Midrach Tan’houma, paracha Ki Tavo, 1). En cette période qui nous sépare du « Yom ha- Din » – le jour du grand jugement -, il convient donc de revenir sur la force de cette prière du peuple juif…

Au commencement…

Pour ce faire, rappelons tout d’abord, comme le stipule le verset « VéLaka’hta méRéchit kol Pri (…)[Et tu prendras des prémices de chaque fruit (…)] » (Dévarim, 26, 2), que la mitsva des Bikourim a pour fonction de relier le peuple d’Israël au « Réchit », c’est-à-dire à la genèse de toute chose. Puisque, comme cela est enseigné dans un autre Midrach, « Rav Houna, qui s’exprimait au nom de rabbi Matna, dit : ‘C’est par le mérite de trois choses que le monde fut créé : par le mérite des prémices, par le mérite des dîmes et par le mérite du prélèvement rituel de la pâte. Par le mérite des prémices, comme il est dit : ‘Béréchit Bara Elokim [Au commencement, D.ieu créa]’. Or, il n’y a pas d’autre commencement que celui des prémices, comme il est écrit : ‘Les prémices nouvelles de ton sol, tu les apporteras à la maison de l’Eternel ton D.ieu’, (Chemot, 23, 19) (…) », (Midrach Raba, Béréchit 1, 4). Commentant ce passage au 3 chapitre de son ouvrage « Nétsa’h Israël », le Maharal de Prague explique pour quelle raison ces trois mitsvot entretiennent un rapport avec la naissance du monde : « En effet, écrit-il, c’est quand le fruit a atteint sa maturité et qu’il est le premier de son espèce qu’on l’appelle ‘prémice’ [en tant que] première et unique apparition… Car les prémices concernent la toute première figue qui, grâce à ce roseau qu’on lui attache en signe de reconnaissance, est isolée sans qu’aucune autre chose ne lui soit associée. La dîme en revanche n’est prélevée qu’une fois que la récolte a déjà été rassemblée, quand une motte est formée. Quant au prélèvement rituel de la pâte, il ne peut être accompli qu’après que la pâte a été pétrie et qu’elle forme un ensemble absolument homogène… Or, il en est exactement de même de la Création divine [de l’apparition de l’être à partir du néant-Ndlr]. En premier lieu, apparaissent des éléments simples dont chacun est indépendant et existe en quelque sorte pour lui-même. Ensuite, ces éléments s’associent les uns aux autres et bien qu’ils ne se confondent pas encore, ils constituent pourtant déjà un groupe solidaire. Puis, en définitive tous ces éléments s’enchevêtrent jusqu’à former une totalité parfaite. De ces trois étapes, la première est la plus éloignée de la composition, tandis que la seconde relève de l’assemblage, sa structure étant celle d’« un lien de proximité » – à l’image de voisins qui, bien que réunis, ne se confondent pas pour autant. La troisième enfin allie les différents éléments composites et les fusionne au point de ne constituer bientôt qu’une seule entité homogène… Et à chacun de ces moments est assigné un commencement qui relève de D.ieu qui en est l’Auteur, dans la mesure où Lui seul, le Saint Béni soit-Il, est Un et qu’en cette unité absolue repose la possibilité même de toute origine. Ce commencement est appelé ‘Réchit Davar’ – l’origine de toute chose à laquelle le réel vient ensuite s’ajouter. Et c’est parce qu’elles décrivent l’amorce du geste divin amenant la Création à l’acte, que le Tana mentionne en premier lieu l’injonction des prémices. Car les prémices ont lieu au moment où le premier fruit fait son apparition, comme il est dit : ‘Le premier fruit de la terre que l’Éternel ton D.ieu te donne’, (Dévarim, 26, 2)… De plus, chacun de ces commandements renvoyant à l’origine nous enseigne pourquoi nous devons ramener toute production à D.ieu, la Création n’existant que grâce à un commencement absolu par l’intermédiaire duquel le réel est rendu possible – toute existence étant liée à sa genèse. La raison en est très simple, même s’il est impossible de l’expliquer dans toute sa profondeur – tout particulièrement en ce qui concerne le commandement du prélèvement rituel de la pâte que l’on effectue très précisément après le rassemblement de l’infinité des grains de farine et la formation de la pâte, acte qui rend nécessaire le retour de toute chose au Saint Béni soit-Il. Car c’est en Lui, qui est l’Un, que toute chose trouve son origine (…) ».

En d’autres termes, dire que la mitsva des Bikourim est en premier lieu concernée par l’idée même d’« apparition », c’est reconnaître son caractère hautement métaphysique et le lien qu’elle entretient avec l’acte créateur de D.ieu. Amener les premiers fruits au Temple signifiait donc que nos parvenions à lire, à travers toute production – qu’elle soit oeuvre de la nature ou bien de l’homme – la Présence divine l’ayant rendue possible.

Une « recréation » permanente !

Nous sommes maintenant à même de mieux comprendre le lien unissant les Prémices à la prière quotidienne. Car dire, comme l’enseignent les Pirké Avot (2, 13), que nous ne devons pas faire de notre prière « une habitude » (kéva) – d’autres traduiront « un fardeau », c’est rappeler qu’à travers la temporalité propre à chaque journée et à ses changements (le soir, le jour et l’après-midi), la prière doit être cette occasion qui nous permet de nous placer devant le Créateur dans un renouveau permanent, comme si nous étions là, devant Lui pour la première fois, charriant avec nous les épreuves et les acquis du jour. Or, comme cela est dit dans le Traité talmudique Berakhot (page 26/b), les trois prières quotidiennes furent instituées, d’après rabbi Yossi bérabbi ‘Hanina, en référence à celles des Patriarches (avot tiknou). Pourtant, la question reste posée de savoir en quoi il était nécessaire que chacun des Patriarches inaugure une prière qui lui soit propre !? Its’hak et Yaacov ne pouvaient-ils pas suivre ainsi le chemin tracé par leur père et reproduire ce que ce dernier leur avait parfaitement enseigné ? Pourquoi faire donc preuve de changement et de renouveau… ?

La réponse à cette question réside, nous semble-t-il, précisément dans la définition même du terme « avot », qui signifie à la fois « les pères » mais aussi « les principes ». Et pour cause : car, si Avraham, Its’hak et Yaacov portent ce nom – comme Sarah, Rivka, Ra’hel et Léa celui de « imaot », les mères –, c’est bien parce qu’ils furent chacun des points de départ irremplaçables ! Aucun d’entre eux n’ayant jamais imité – ni même seulement reproduit- ce qui lui était transmis, mais au contraire l’ayant intégré au point de faire « un » avec cet héritage et de pouvoir le transmettre à nouveau, c’est-à-dire de le faire sien. Ainsi, bien que nous devions nous conformer au rituel de prière tel qu’il fut institué par les hommes de la Grande Assemblée (Anchei Knésset haGuedola), on n’accèdera à la dimension authentique de la prière que pour autant où nous parvenons à installer, envers le Tout-puissant et nousmêmes, une véritable dimension créatrice, exprimant de la sorte notre être devant D.ieu. Autocritique et même acte de réflexion (entendue dans les deux sens du terme), ce n’est pas pour rien que le verbe « prier » est en hébreu un verbe transitif : « léhitpalel ». Car se tenir devant D.ieu, c’est d’abord se tenir soi-même, prendre acte de sa situation propre dans le réel !

Certes, les « Avot » nous dévoilèrent trois dimensions distinctes et trois types de qualités (middot) inhérentes à toute posture (amida) devant l’Eternel. Mais il revient à chacun d’entre nous de faire vivre ces déterminations de l’être juif à travers chaque prière de chaque jour. Et tel semble bien être l’un des enseignements de la mitsva des Prémices, les Bikourim, ce passage de la Torah que nous lisons tous les ans pendant le mois d’Eloul, quelques jours avant l’anniversaire de la Création de l’homme le jour de Roch haChana.

Rappelons toutefois que si D.ieu dévoile au prophète Jérémie « Je te garde le souvenir de l’affection de ta jeunesse et ton amour au temps de tes fiançailles quand tu Me suivais dans le désert dans une région inculte. Israël est réservé (kodech) au Nom, prémices de Sa récolte (réchit Tevouato) » (Jérémie, 2, 3), la paracha des Bikourim suit pourtant immédiatement les derniers versets avec lesquels se conclut la paracha Ki Tetsé où il est fait mention de cette autre nation portant également le dénominatif de « Réchit », comme il est dit : « Réchit goyim Amalek » (Bamidbar, 24, 20). Nos maîtres ayant expliqué – à partir du verset « Amalek survint et attaqua Israël à Refidim » (Chémot, 17, 8) – que l’apparition d’Amalek est toujours contemporaine d’un relâchement (« ref-yadaïm ») de notre être, d’un oubli et d’une absence de conscience provoqués par le poids de l’habitude et par notre propre engourdissement. Comme si l’une était la réponse à l’autre… « Que chaque jour les injonctions soient [donc] inédites à [nos] yeux, comme si aujourd’hui même [nous y avions] été enjoints » (Rachi) ! Et que nous puissions vivre chaque instant de notre existence comme une nouvelle genèse, nous tenant ainsi toujours au lieu même de notre naissance, lorsque D.ieu fait apparaître l’homme et qu’Il l’installe au milieu du Jardin d’Eden « LéAvda ouléChamra [Pour le garder et le faire fructifier] », (Béréchit, 2, 15)… !

YEHUDA RÜCK
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