Le 17 Tamouz commémore la brisure des premières Tables de la Loi par Moché rabbénou, alors que les enfants d’Israël viennent de se prosterner devant une idole. Un évènement sans précédent qui restera pour les générations à venir une date néfaste pour le peuple juif…

Vingt-quatre fautes

Dans le premier chapitre du Traité talmudique Taanit, p.5/a, au sujet du verset qui dit : « Car ce sont deux fautes que Mon peuple a commises : Ils M’ont délaissé, Moi la source d’eau vive, pour se creuser des citernes, des citernes fendues » (Jérémie, 2, 13), rav Na’hman demande à rav Its’hak : « Est-ce deux ou vingt-quatre fautes que D.ieu leur a pardonnées ? » rav Its’hak lui répond : « Voici ce qu’a dit rabbi Yo’hanan : c’est une faute qui en vaut deux. Et quelle est-t-elle ? C’est l’idolâtrie, comme il est dit : « Car ce sont deux fautes que Mon peuple a commises : ils M’ont délaissé, Moi la source d’eau vive, pour se creuser des citernes, des citernes fendues ». Et il est dit ensuite : « Passez aux îles de Kittim, et voyez ; envoyez à Kédar et examinez bien… Une nation a-t-elle changé ses divinités alors qu’elles ne sont pas des dieux ? Or, « Mon peuple a troqué sa gloire contre des chimères », (ibid., 10, 11). Et un Tana a enseigné : « Les Kittéens adorent le feu et les Kédarites l’eau. Et bien qu’ils sachent que l’eau n’éteint pas le feu, ils n’ont pas changé de divinités, tandis que « Mon peuple a troqué sa gloire contre des chimères » »…
Par ce dialogue, la Guémara veut nous faire entendre en quoi le péché d’idolâtrie est plus condamnable encore quand il émane du peuple juif que lorsqu’il est le fait des autres nations. Comme cela est dit explicitement dans le Traité talmudique ‘Houline, p.5/a : « La faute d’idolâtrie est assimilable au refus de toute la Torah ». Elle équivaut à elle seule aux deux autres crimes capitaux que sont le meurtre et la transgression des relations interdites.
Quant au statut des deux fautes dont il est question dans le texte précité, pour certains commentateurs, il s’agit de la transgression des deux premiers commandements des « Dix Paroles » : « Je suis l’Eternel ton D.ieu » et « Tu n’auras pas d’autres dieux que Moi », une faute qui constituerait l’abandon du D.ieu unique révélé au Sinaï en lieu et place du culte des idoles païennes (rabénnou ‘Hananel). Quant aux 24 transgressions, elles concernent, selon Rachi, soit le non-respect de ce que contiennent les 24 livres de la Bible (comprenant les Prophètes et les Hagiographes), soit les 2 fautes dont il est fait mention dans Jérémie (2, 13) auxquelles s’ajoutent les 22 transgressions mentionnées chez le prophète Ezéchiel (22).

Le péché d’idolâtrie est plus condamnable encore quand il émane du peuple juif que lorsqu’il est le fait des autres nations
Or, voici de quelle manière, dans son livre « Nétsa’h Israël » (chap. 2), le Maharal de Prague explique ce passage du Talmud : « Tout être humain, écrit-il, est à la recherche d’une divinité qui lui ressemble, et dont il partage le sort. Telle nation par exemple s’imagine être associée au feu, celle-là à l’eau. Et il en est ainsi de toute nation : elle se désigne une divinité qui lui semble être à ses yeux celle qui lui échoit. Et bien qu’elle sache pertinemment qu’il existe une autre puissance plus décisive et qui dépasse en force celle qui lui revient, malgré tout, persuadée qu’elle est que c’est à cette puissance qu’elle est associée, elle n’en change pas [sur cette idée, on pourra aussi se reporter à ce qu’en dit Maïmonide dans le « Guide des égarés » 1, 36, Ndlr.]. Quant à Israël, dont le partage est le Nom béni comme le soulignent à plusieurs endroits les Ecritures, si le texte dit de lui qu’il « troque sa gloire contre des chimères » c’est, explique le Maharal, afin de souligner la gravité de sa faute. Et ce, parce que n’ayant de destin qu’en D.ieu, se prosterner aux cultes idolâtres, cela équivaut, pour le peuple juif, à lui substituer des chimères. « D.ieu, écrit en effet le Ramban, a fixé pour chaque peuple selon sa situation géographique et sa nation un astre particulier et une dimension spirituelle propre, comme on le retrouve dans l’astrologie. Ainsi qu’il est écrit : « Il a donné en partage à tous les peuples… les étoiles, toute l’armée céleste » (Devarim 4, 19). Au-dessus d’eux, ces représentants célestes sont disposés pour incarner leur raison d’être (…). Quant à la part divine consacrée à son Nom propre, aucun émissaire n’y a part, aucun officier, agent ni gouvernement, elle fut directement donnée en héritage au peuple qui reconnut l’unité de son Nom, comme il est dit : « Vous serez pour Moi un trésor entre tous les peuples » (Chémot, 19, 5) » (Vayikra 18, 25). La faute d’idolâtrie constitue en ce sens le refus catégorique de la dimension métaphysique d’Israël, sa négation pure et simple.
Pour cette raison, Moché rabbénou, que son âme repose en paix, s’étonne et proteste : « Est-ce ainsi que vous payez D.ieu en retour, peuple insensé et sans esprit ? N’est-ce pas Lui qui t’a fait [peuple d’Israël], Lui qui t’a organisé ? » (Devarim, 32, 6). Puisque, ajoute le maître de Prague, « dès qu’elle surgit dans l’existence, l’assemblée d’Israël tout entière devint le peuple de D.ieu Et de même que le père donne naissance à son fils, c’est D.ieu lui-même qui est à l’origine de sa venue au monde, au moment où Il le sortit d’Egypte et, pour ainsi dire, où Il le fit naître. Comme il est dit : « Laisse partir mon fils pour qu’il Me serve » (Chémot 4, 23). Toutefois, parce que le fils n’est en aucun cas la propriété du père (…), en les faisant advenir à l’existence, le Saint béni soit-Il acquit par ailleurs de manière irrévocable les enfants d’Israël comme serviteurs. Libérés de l’esclavage par des prodiges et des miracles, ils se firent en effet d’eux-mêmes Ses serviteurs et Sa propriété. Comme cela est enseigné dans le Traité talmudique Kiddouchine, p. 22/b où les Sages expliquent au sujet de Pessa’h que la porte et la mézouza furent témoins des « sauts » que fit l’Eternel au-dessus des maisons des enfants d’Israël, quand Il déclara : « Car ils sont tous à Moi les enfants d’Israël, serviteurs, ils sont Mes sujets que J’ai fait sortir d’Egypte » (Vayikra 25, 55) ».
La faute d’idolâtrie qui fut à l’origine de la brisure des Tables de la Loi le 17 Tamouz constitue donc un crime d’infidélité sans précédent. Au point qu’il faudra attendre les jeûnes consécutifs de Moché rabbénou et le jour de Yom Kippour pour que le Saint béni soit-Il daigne à nouveau offrir la Torah à son peuple.

De la résistance
La question reste donc posée de savoir comment, alors qu’ils recevaient la Torah au pied du Mont Sinaï, les enfants d’Israël ont pu se laisser aller à l’idolâtrie, troquant ainsi le bien absolu contre le mal le plus total. Le Psalmiste ne s’exclame-t-il pas en effet : « J’avais proclamé : « Vous êtes enfants divins, tous fils du Ciel ». Pourtant, vous mourrez comme des hommes ! » (Psaumes 82, 6) ?
Comme l’explique le Maharal à la suite du commentaire précité, c’est dans le Traité talmudique Soucca, p.52/a que l’on trouve la réponse à ce problème. Voilà ce que nos Sages y enseignent : « « Ce fléau venu du Nord, Je l’éloignerai de vous » (Yoël, 20, 2), il s’agit du mauvais penchant qui se tient dissimulé dans le cœur de l’homme. « Je le refoulerai dans une terre désertique et dévastée », c’est-à-dire dans un lieu où ne se trouvent pas d’hommes pour s’y égarer. « Son avant-garde vers la mer orientale », parce qu’il a posé ses yeux sur le premier Temple, l’a détruit, et parce qu’il a assassiné les Sages qui s’y trouvaient. « Et son arrière-garde vers la mer ultérieure », parce qu’il a posé ses yeux sur le second Temple, l’a détruit, et parce qu’il a assassiné les Sages qui s’y trouvaient. « Il exhalera son infection, il rejettera son odeur fétide », D.ieu laissera les nations et viendra provoquer Israël. « Après avoir accompli de grandes choses », Abayé commente : les Sages, Il les provoquera plus que tous ».
C’est quand les enfants d’Israël prennent l’avantage sur tout, au moment même où ils reçoivent la Torah, à cette heure où ils ont atteint le plus haut niveau qui soit et où ils franchissent pour ainsi dire les bornes de l’humain, que s’agrippe à eux une puissance capable de ramener au néant ce qui relève de l’exceptionnel.

Si c’est précisément, explique le rav Liwa, celui qui est le plus élevé qui est le plus exposé aux attaques du mauvais penchant, c’est dans la mesure où, se séparant de la normalité et de l’ordre établi, quiconque atteint un un niveau beaucoup plus haut de perfection que les autres hommes se trouve soumis à une force qui cherche à annuler son exception. Ainsi en est-il du peuple juif : parce qu’il hérita à la veille de la révélation sinaïtique d’une dimension spirituelle au-delà de toute norme, s’attacha à lui la puissance du mal, le mauvais penchant se tenant aux aguets pour anéantir cette dimension spirituelle qui était alors la leur. Et ainsi en est-il des Sages : il s’attache à eux une force susceptible d’annuler cette valeur, absente chez les autres hommes.
On comprend donc pourquoi le mauvais penchant devait tourmenter Israël au moment même où ce dernier accède à la plus haute dimension spirituelle qui soit à l’occasion du don de la Torah. « Car, écrit le Maharal, c’est quand les enfants d’Israël prennent l’avantage sur tout, au moment même où ils reçoivent la Torah, à cette heure où ils ont atteint le plus haut niveau qui soit et où ils franchissent pour ainsi dire les bornes de l’humain, que s’agrippe à eux une puissance capable de ramener au néant ce qui relève de l’exceptionnel. C’est au moment précis où ils survolent tout, que la faute s’exprime en acte. Ni avant, ni après » (ibid.).
C’est parce que la donation de la Torah à Israël lui confère une haute dimension spirituelle que les forces qui s’opposent à cette réalité se jettent sur le peuple juif. Le 17 Tamouz, jour où les Tables de la Loi sont déposées au milieu des membres du peuple juif, les forces du mal se jettent sur ce dernier afin de le pousser à la faute, comme cela est dit explicitement dans le Traité talmudique Taanit, p.26/a : « C’est à cause de leur haute dimension spirituelle que les premières Tables de la Loi furent brisées ». Car une « création divine » ne peut s’adapter à ce monde-ci sans qu’une terrible résistance ne s’oppose à elle et ne l’empêche d’accéder à la promesse de sa réalité.

La cause de l’exil
Il n’y a donc pas à s’étonner si, lorsque les Tables leur furent données, les enfants d’Israël se trouvaient pourtant à l’état d’anges. Et pour cause : bien qu’ayant atteint le plus haut degré qui soit lors du don de la Torah, Israël se trouvait encore dans un cheminement vers la perfection. Or, tout ce qui ne se trouve pas dans la plénitude effective de son devoir-être est considéré d’une certaine manière comme étant déficient. Pour cette raison, s’attache à lui le manque absolu, le mauvais penchant l’entraînant vers le mal. « Ainsi en est-il d’Israël, il est attiré par le mal plus que ne l’est tout autre nation. Tant que ne se trouve pas réalisée sa vocation spirituelle, le mauvais penchant le tourmente jusqu’à ce que dans l’avenir le monde ait atteint son accomplissement, et que la privation disparaisse » (ibid.).

C’est en vertu de leur grandeur que les enfants d’Israël se trouvent être pour ainsi dire « redevables » de la vocation à laquelle ils s’élevèrent lors de la sortie d’Egypte

C’est donc en vertu de leur grandeur que les enfants d’Israël se trouvent être pour ainsi dire « redevables » de la vocation à laquelle ils s’élevèrent lors de la sortie d’Egypte. Pour la même raison, le mauvais penchant s’attaque davantage aux Sages plus qu’aux autres hommes ; et ce, parce que les sages sont toujours dans un processus d’accomplissement de leur réalité profonde qui fait que, paradoxalement, ils sont toujours dans une certaine insuffisance vis-à-vis de ce qu’ils devraient être. A cause de cela, de cette marque fondamentale du non-être qui s’attache à eux, le Traité Soucca enseigne : « les Sages plus que tous ». Car « le mauvais penchant… ne concerne que ce qui relève de la perfection en un point, et qui en ce même point se trouve faillir à sa vocation (…) En revanche, il n’est pas censé se trouver un manque à ce qui n’a aucune prétention à la perfection » (Maharal de Prague, Gour Arié, Béréchit, p.65).
Attaché à détruire toute forme d’existence, le mal se dévoile précisément là où se trouve déjà un écart entre ce qu’une existence est et ce à quoi elle est destinée. C’est dans cette partie du « non-encore-être » qui fut celle d’Israël alors qu’il se trouvait sur le point de recevoir la Torah et d’accéder au plus niveau qui soit donné à l’homme et à la création tout entière d’atteindre – dans cet interstice qui séparait l’être de son accomplissement définitif –, que se glisse le mauvais penchant. « Voici la règle : ni le Sage et ni Israël ne peuvent atteindre la perfection à laquelle ils sont voués, et ce bien que le Sage relève de la plus haute spiritualité. Car dans ce monde-ci, l’esprit de l’homme n’est pas dans sa plénitude, il en jouit, mais de manière défectueuse. De même, bien qu’Israël soit détenteur d’une réalité spirituelle divine, il ne la possède pas dans son entière perfection. Car dans ce monde-ci, il est impossible que le peuple juif détienne cette hauteur métaphysique dans sa plénitude » (Maharal, Nétiv haYétser, p.124). Or, « le manque entraîne le manque » (Maharal, Nétiv ha’Hissaron, p.174).
Dans cette faille incontournable, présente en Israël en train de se constituer au moment de la donation de la Torah au mont Sinaï, s’introduit pour toutes les générations à venir une part inéluctable de néant que concrétisa l’adoration du Veau d’or. Comprenons bien : c’est cette aspiration qui est la nôtre à réaliser le but ultime qui attend le monde, qui oblige à ce que nous soyons confrontés par ailleurs aux plus hautes exigences, aux plus terribles critiques, mais aussi à la faute, à l’aiguillon du mal. « Ce qui relève d’une dimension métaphysique (nivdal) s’oppose au monde de la matière » (Maharal, ‘Hidouché Aggadot, Traité talmudique Nédarim p.24), et cette opposition prend la forme des plus dangereuses épreuves, des douleurs les plus profondes, en un mot : de l’exil… Par Yehuda Ruck,en partenariat avec Hamodia.fr