« Fils d’Eléazar fils d’Aharon ha-Cohen » (Bamidbar 25, 10), Pin’has est l’arrière petit-fils de Lévy, le troisième enfant de notre patriarche Yaacov. Or, l’homme qui tombe sous le coup de sa lance n’est autre que Zimri ben Salou, le chef de la tribu de Chimon ; deux familles qui s’étaient déjà trouvées côte à côte pour lutter précisément contre la dépravation des moeurs…Tout le monde se souvient en effet de ce passage du Séfer Béréchit (chapitre 34) où il est raconté comment Chimon et Lévy passèrent au fil de l’épée les habitants de Chekhem afin de ramener leur soeur Dina auprès de son père Yaacov. Pourtant, lors de l’épreuve des filles de Moav, ce sont les descendants de ces deux familles, celles de Chimon et de Lévy, qui se retrouvent en quelque sorte confrontés dans une ultime rencontre où il sera décidé laquelle d’entre elles conserve le bénéfice de cette force restauratrice de la pureté et de l’unité du peuple d’Israël pour laquelle leurs ancêtres s’étaient mis en danger quelques générations plus tôt…

Or, cette tension entre les deux fils de Yaacov, Chimon et Lévy, fut déjà révélée dans les bénédictions de Yaacov (Béréchit, 49, 5-7), comme dans celles de Moché Rabbénou où il omet justement de mentionner le nom de Chimon (voir Sifré, Devarim, 33, 8). Et lors de cette séparation à laquelle il les força lors de l’enfermement de Chimon en Egypte (Béréchit Raba 91, 10), Yossef haTsadik aurait lui-aussi déjà compris le caractère éminemment risqué d’une telle entreprise : à savoir l’utilisation de la force (et de la ruse) pour faire régner la Justice divine. Tant et si bien que l’on pourrait associer Chimon à une volonté organisée et raisonnée (voire politique) – et ô combien problématique du kidouch haChem (Sanctification du Nom divin) –, tandis que l’oeuvre de Lévy exprimerait au contraire une spontanéité débarrassée de tout motif rationnel et calculé, seule capable de dévoiler authentiquement la Présence divine…

Dina ou la double filiation…

L’implication du chef de la tribu de Chimon dans cette affaire qui engagea les membres du peuple d’Israël à pratiquer l’idolâtrie et à se dépraver avec les filles de Moav est décrite dans le Traité talmudique Sanhédrin (page 82/a) où il est raconté comment, alors que le Bet-Din s’était réuni pour les condamner à la lapidation puis à la pendaison, les hommes de la tribu de Chimon se rendirent chez leur représentant pour qu’il intercède en leur faveur auprès de Moché Rabbénou. « Tu restes là assis sans rien dire alors qu’ils sont en train de nous condamner à mort ! » s’exclamèrent-ils. Zimri ben Salou, nassi de la tribu de Chimon, emmena alors à sa suite 24 000 hommes et se présenta devant Kozbi la Midianite, fille de Tsour, l’un des 5 rois de la nation de Moav. L’entraînant ensuite jusque devant la tente de Moché Rabbénou, il le provoqua en ces termes : « Fils d’Amram ! Cette femme m’est-elle interdite ou permise ? Et si tu me réponds qu’elle m’est interdite, qui donc t’as autorisé la fille d’Yitro [elle-même fille d’un prêtre de Midian-Ndlr] ? La loi se déroba de Moché, et le peuple s’effondra en larmes (…) ». On connaît la suite : Zimri emmena Kozbi sous sa tente et Pin’has, qui avait assisté à toute cette scène, y pénétra pour les pourfendre de sa lance… Or, le Midrach (Bamidbar Raba, 21, 3) nous révèle que Zimri ben Salou portait d’autres noms. Il s’appelait aussi Chloumiel ben Tsouri Chaddaï, ou encore Chaoul ben haCanaanite (littéralement : le fils de la Cananéenne). Cette dernière dénomination est même mentionnée noir sur blanc dans deux autres passages de la Torah écrite… Une première fois quand il est question des enfants de Yaacov Avinou lors de leur descente en Egypte (Béréchit, 46, 10) ; et une seconde fois, lorsque D.ieu ordonna à Moché de les en faire sortir (Chémot, 6, 15).

Mais d’où vient ce nom ? C’est en faisant référence à un autre Midrach (Béréchit Raba 80, 11) que Rachi nous l’apprend : « ‘Chaoul ben haCanaanite’ : il s’agit du fils de Dina, laquelle avait cohabité avec un Cananéen [Chekhem ben ‘Hamor- Ndlr.] ». Et le Targoum ben Ouziel d’ajouter : « Ce Chaoul, c’est Zimri en personne qui agissa à Chitim à la manière des Cananéens », (Béréchit, 46, 10) !

Certes, un intervalle de plusieurs siècles sépare l’époque où vécut Dina de celle qui vit se dérouler l’acte de Zimri. Mais le Midrach est formel puisqu’il enseigne au nom de rav Houna que Dina ne voulait pas suivre Chimon et Lévy, jusqu’à ce que Chimon lui promette de l’épouser. Chaoul ben haCanaanite serait donc le fils de Dina, adopté par Chimon. « Aussi, écrit le rav Elie Munk, est-il probable que le Midrach veuille expliquer le geste immoral de Zimri, tout imprégné de la dépravation cananéenne, par le fait que l’âme de son ancêtre Dina avait été souillée par la cohabitation avec Chekhem, le Cananéen » (La Voix de la Torah, Béréchit, 46, 10).

Pourtant, il convient aussi de rappeler qu’un autre Midrach stipule que Dina, le treizième enfant de Yaacov, eut par ailleurs une fille dénommée Osnate, ainsi qu’il est dit : « ‘Comme un homme qui fuit devant un lion et se retrouve face à face avec un ours, entre dans la maison, s’appuie contre le mur et se fait mordre par un serpent’ (Amos 5, 19). Ce serpent, c’est Chekhem, le fils de ‘Hamor. (…) Dina donna naissance à Osnate. (…) Puis Yaacov accrocha autour du cou de celleci un pot en terre cuite sur lequel il inscrivit le Saint Nom. Puis, il la laissa partir. Mais tout est dévoilé devant le Saint Béni soit-Il, et l’ange Mikhaël la fit descendre en Egypte dans la maison de Potifar, parce que Osnate était destinée à Yossef (…) », (Pirké deRabbi Eliézer, 38). Ainsi, la mère des deux fils qui naquirent à Yossef, Ephraïm et Ménaché, n’était autre qu’Osnate, la fille adoptive de la maison de Potifar. Le rav Horovitz – l’auteur du « Chla ha- Kaddoch » – écrit même (voir Torah chébiKhtav, Amoud haGola, 4) que l’impureté du serpent (l’ange d’Essav) qui avait alors atteint le patriarche Yaacov à la cuisse lors du combat qu’il livra avec lui s’exprima (et en ce sens s’extirpa de lui) dans le fait précisément que sa fille Dina avait été abusée par Chekhem. Et c’est à Yossef qu’il revint d’effectuer en quelque sorte la « réparation » (tikoun) de cette anomalie inscrite au coeur même de la descendance de Yaacov. Car, en épousant Osnate et en la réintégrant dans l’assemblée d’Israël, Yossef résorba pour ainsi dire l’impureté qui s’y était introduite.

« L’affaire de Chekhem » constitue donc l’une des histoires familiales les plus complexes que l’on trouve mentionnées dans la Torah écrite. Puisque d’après ces différents textes en apparence contradictoire, il apparaît que Dina, sauvée par ses frères Chimon et Lévy, leur fut comme « redevable » d’une double filiation : la première dans la personne de Chimon dont le fils adoptif Chaoul ben haCanaanite allait devenir le futur nassi de cette famille ; et la seconde, en la personne de Yossef qui, nous allons le voir, est en réalité l’ancêtre de Pin’has ben Eléazar…

Pin’has, un descendant de Yossef !

Dans un autre Midrach (Yalkout Chimoni, Bamidbar 31, 785), on peut lire en effet : « Pin’has n’a pas engagé ce combat pour rien, mais bien pour venger le père de sa mère, comme il est dit : ‘Et les Midianites le vendirent [Yossef] en Egypte’, (Béréchit, 37, 36). Est-ce à dire que Pin’has était un descendant de Yossef ? N’est-il pas écrit pourtant : ‘Eléazar fils d’Aharon, choisit pour femme l’une des filles de Poutiel [Yitro], et elle lui enfanta Pin’has’?’ (Chémot 6, 25). N’était-il donc pas le descendant de Yitro qui engrossait (Pitem) des veaux pour l’idolâtrie ? Non, il descend de Yossef qui parlementa (Pitpèt) avec son mauvais penchant. Pourtant les tribus le méprisèrent précisément en s’exclamant : ‘Avez-vous vu ce fils de Pouti, dont le père de la mère engraissa des veaux pour l’idolâtrie ! Et il se permet de tuer le chef d’une tribu d’Israël !’ !? C’est pourquoi, si par le père de sa mère, il descend effectivement de Yossef, alors par la mère de sa mère, il descend de Yitro. Et si c’est par la mère de sa mère qu’il descend de Yossef, alors par le père de sa mère, il vient de Yitro. On peut effectivement le déduire du verset qui dit : ‘Des filles de Poutiel, c’est-à-dire au moins deux [familles-Ndlr.]’, (Chémot, 6, 25) ». Comme cela est aussi enseigné dans un autre Midrach : « ‘Eléazar fils d’Aharon, choisit pour femme l’une des filles de Poutiel’ : il n’est pas dit de la fille de Poutiel, mais bien des filles. Car sa femme était la descendante de deux familles : celle de Yossef et celle de Yitro », (Chémot Raba 7).

D’après ce texte, Pin’has ben Eléazar était donc lui-même un descendant à la fois de Yitro (c’est-à-dire de Midiane) par son grand-père maternel, et de Yossef par sa grandmère maternelle, ou inversement. La volonté de « venger le père de sa mère » accomplit en ce sens un mouvement qui débuta avec le soulèvement violent de Chimon et Lévy lorsqu’ils extirpèrent Dina des griffes des Cananéens, et qui trouve sa conclusion avec la mort du nassi de la tribu de Chimon, Zimri ben Salou (le descendant du fils qui naît de cette rencontre entre Dina et Chekhem), ainsi que dans l’alliance de paix (Brit Chalom) que le Tout- Puissant contracta avec Pin’has (lui-même descendant de la fille qui naît de cette rencontre entre Dina et Chekhem).

Pour le dire en d’autres termes, on pourrait affirmer que cet épisode avec lequel se conclut la paracha Balak et sur lequel s’ouvre la paracha Pin’has exprime en quelque sorte l’expression définitive d’un long processus de raffinage (birour) des dernières étincelles de la descendance de Yaacov. D’autant que, comme cela est bien connu, les membres du peuple de Midiane n’étaient autres que les descendants d’Avraham Avinou et Kétoura (voir Béréchit, 25, 1-4).

Ainsi, Zimri pensait-il pour sa part être capable de reproduire l’acte de son cadet Moché qui s’était marié avec Tsipora, la fille de Yitro, prêtre de Midiane. Tandis que Pin’has montre qu’il n’en est rien… puisqu’au contraire il a l’audace – récompensée par D.ieu – de mettre un terme définitif à cette alliance !

Par Yehuda Rück en partenariat avec Hamodia.fr