Dans son introduction à cette paracha, le Ramban écrit que nos Sages l’ont toujours considérée comme une préfiguration des futures expériences des Juifs dans l’exil. Toutes les fois que Rabbi Yannaï devait aller à Rome, à la cour royale d’Edom, pour plaider la cause de notre peuple, il réétudiait, avant de l’adapter aux circonstances, le récit des rapports de Ya‘aqov avec ‘Essav.

Cette paracha nous apprend comment le Saint béni soit-Il a sauvé Son fidèle serviteur des griffes d’un ennemi plus puissant que lui, et a envoyé un ange spécialement chargé de veiller sur sa sécurité. Elle nous révèle aussi les vastes efforts que notre Patriarche a déployés pour se défendre, sans se contenter de rester immobile en se fiant à ses mérites et en attendant que Hachem le fasse bénéficier d’un miracle.

C’est là une leçon pour toutes les générations. Tout ce qui a eu lieu entre Ya‘aqov et son frère est destiné à se reproduire encore et toujours entre nous et la descendance de ‘Essaw. Ce que nous devons faire, c’est prendre exemple sur notre ancêtre. Tout comme il a concentré ses efforts dans trois directions : la prière, l’envoi de cadeaux d’apaisement, et l’élaboration d’un plan de fuite, nous aussi devons déployer notre application sur ces trois plans.

Nous pouvons encore déduire de cette paracha que les descendants de ‘Essaw ne parviendront jamais à nous faire disparaître totalement. Si une puissance persécute Israël – physiquement ou financièrement – une autre prendra invariablement les opprimés en pitié et leur offrira un refuge sûr. Si l’ennemi « vient vers un camp et le frappe, le camp restant sera sauvé » (Beréchith 32, 9). Le Midrach Rabba (76, 3) interprète ce verset à la lumière de ce que nous avons subi lors de la destruction du Temple : Les Romains ont détruit les communautés d’Erets Yisrael, mais celles de Diaspora ont survécu. Il en va de même pour les époques ultérieures. Même quand les descendants de ‘Essaw sont si forts qu’ils paraissent pouvoir détruire complètement ceux de Ya‘aqov, ils n’en triomphent jamais entièrement. Les enfants de Ya‘aqov finiront toujours par « arriver complets à Chekhèm » (infra 33, 18).

Ya‘aqov envoya devant lui des messagers à ‘Essaw son frère, au pays de Séir, dans le champ d’Edom. Il leur donna ordre en disant : « Ainsi parlerez-vous à mon maître, à ‘Essaw : Ainsi a parlé ton serviteur Ya‘aqov : J’ai séjourné avec Lavane, je me suis attardé jusqu’à présent. Je possède bœufs et ânes, menu bétail et serviteurs et servantes. (32, 4-6)

Rav Yonathan Eybeschuetz explique que ‘Essaw était embarrassé. D’une part, il ne pouvait pas maîtriser ses impulsions et désirs coupables. D’un autre côté, il ne voulait pas, en menant publiquement une vie sujette à critiques, causer du chagrin à son père. Qu’a-t-il fait ? Il croyait que, même si les Patriarches et leurs familles avaient vécu selon la Tora, ils n’avaient eu à le faire que s’ils se trouvaient en Terre Sainte (voir Ramban, Beréchith 26, 5). Aussi a-t-il quitté Erets Yisrael pour gagner Séir, où il pouvait s’adonner en toute impunité à ses penchants pervers.

Ya‘aqov était cependant en désaccord sur ce point aussi avec son frère. Il considérait qu’il fallait observer les prescriptions de la Tora même en dehors des limites d’Erets Yisrael. C’est ce qu’il a voulu lui indiquer en lui relatant : « J’ai séjourné avec Lavane. » La valeur numérique du mot hébreu garti (« j’ai séjourné ») est tariag, soit 613. En d’autres termes, comme l’explique Rachi, Ya‘aqov a dit : « J’ai séjourné avec Lavane, et pourtant j’ai accompli les 613 mitswoth de la Tora. » C’était là une réprimande subtile, adressée à ‘Essaw qui avait abandonné tout prétexte de piété en s’installant à Séir.

Cela explique l’emploi par notre Patriarche du mot ko (« ainsi ») en introduction à ses instructions. Ko, selon le Talmud (Sota 38a) indique que la phrase doit être dite en hébreu. Ya‘aqov a insisté pour que son message soit transmis en hébreu, et dans la forme exacte où il avait été dicté. En effet, les mots garti et tariag, si l’on avait employé une autre langue, auraient disparu dans la traduction.

Rav El‘hanan Wasserman, citant le ‘Hafets ‘Hayim, suggère une interprétation différente de ces propos tenus par Ya‘aqov. Ils ne s’adressaient nullement à ‘Essaw, mais ils constituaient comme une lamentation intérieure destinée principalement à lui-même.

En les émettant, alors qu’il était sur le point d’affronter un danger mortel, il a pensé qu’il avait accompli jusque-là bien peu de choses. Certes, s’est-il dit, il s’était acquitté de toutes les six cent treize mitswoth, mais il n’avait pas retiré tout le bénéfice d’avoir pu observer la perversité de Lavane. Il aurait dû avoir appris de cet homme l’enthousiasme à se livrer au péché et à la tromperie.

Convaincu qu’il ne manifestait pas la même ardeur dans son accomplissement des mitswoth, il s’est sermonné pour ce défaut.

« Ainsi parlerez-vous à mon maître, à ‘Essaw » (32, 5)

A huit reprises, dans cet épisode, indique le ‘Hizqouni, Ya‘aqov a appelé ‘Essaw « mon maître ». C’est pourquoi huit générations de souverains ont régné sur Edom avant qu’un premier roi ait régné sur le peuple juif.

Ainsi a parlé ton serviteur Ya‘aqov : « J’ai séjourné avec Lavane, et je me suis attardé jusqu’à présent. » (32, 5)

Par ces mots, selon Rachi, Ya‘aqov demandait à ‘Essaw de ne pas le haïr pour lui avoir pris ses bénédictions. Il avait été hébergé pendant tout ce temps-là par Lavane, et il n’était devenu ni un seigneur ni un personnage important. Apparemment donc, les bénédictions qu’il lui avait subtilisées avaient été inefficaces.
Mais notre ancêtre a-t-il pu discréditer ainsi les bénédictions de son saint père, même s’il n’a prononcé ces paroles qu’à l’intention de ‘Essaw ? s’étonne Rav Yossef Dov Soloveitchik, de Brisk.

Ya‘aqov a voulu montrer à son frère, explique-t-il, que les bénédictions n’étaient pas destinées à s’accomplir immédiatement. Elles devaient être réalisées sur une longue période en années et en générations, leurs bénéficiaires devant être ses descendants. Un tel projet était parfaitement acceptable pour Ya‘aqov, car il considérait toujours l’avenir à long terme. Pour ‘Essaw, en revanche, qui ne s’intéressait qu’au présent immédiat, à la satisfaction instantanée de ses désirs, de telles bénédictions ne représentaient rien.

C’est cela que Ya‘aqov a voulu lui dire : « Pourquoi me haïr tellement ? Trente années se sont écoulées depuis les bénédictions, et je n’ai toujours pas atteint une haute position sociale. Il est clair qu’elles ne t’auraient été d’aucune utilité ! »

Avec l’accord exceptionnel d’Hamodia-Edition Française