Avec la paracha Vayétsé, se
termine le cycle des trois
fois où la prière des Patriarches fut mentionnée dans la Tord
rah ; comme il est dit : « Avraham
se leva au petit matin vers le lieu
où il se tenait face à D.ieu » (Bérd
réchit 19, 27) – en contrepartie de
la Tefilat Cha’harit ; « Its’hak sortit
au crépuscule pour méditer dans
les champs » (Béréchit 24, 63) – en
contrepartie de Min’ha ; « Yaacov
atteignit le lieu et il y passa la nuit,
parce que le soleil s’était couché »
(Béréchit 28, 11) – en contrepartie
de la prière d’Arvit.

Pourtant, dans le Traité talmudique Brakhot, 26b, les Sages sont
en discussion sur la question de
savoir à quoi correspond l’institution des trois prières quotidiennes : ont-elles été instituées, comme le pense Rabbi Yossi béRabbi
‘Hanina, en référence aux prières
des Patriarches (Avot Tiknou) ; ou
bien correspondent-elles, comme
le soutient Rabbi Yéhochoua ben
Lévy, à l’offrande quotidienne
apportée au Temple matin et soir
(Korban Tamid) ? Or, bien que la
Guémara conclue que les Sages de
la Grande Assemblée ont calqué
les trois prières journalières sur les
sacrifices (ce qui implique en particulier qu’elles soient soumises à
des règles similaires, en particulier le fait que le fidèle doive prier à
une place fixe et éviter toute pensée étrangère – Choul’han Aroukh,
Ora’h ‘Haïm 95, 4), elle conserve
malgré tout l’idée que les Avot en
ont bien été les initiateurs. Cette
référence est aussi présente sous
la plume du Rambam, quand il
consigne dans son Michné Torah
(Hilkhot Tefila, chap.1, loi 5-6) que
les prières sont en relation avec le
sacrifice quotidien, et qu’il rappelle cependant dans les lois sur
les rois qu’elles furent l’oeuvre des
Avot (chap. 9, loi 1). S’intéresser au
sens de la prière, c’est donc nécessairement réfléchir sur le sens que
les Avot lui ont donné…

« Dans les actions
des pères est inscrit
le sens même de leur
progéniture»

Il est enseigné dans le Traité Yévamot, p.64/a : « Rabbi Its’hak
demanda pourquoi nos ancêtres
étaient-ils stériles ? Parce que D.ieu
désire la prière des Justes ». La raison même de notre existence dans
ce monde est donc le résultat de la
prière de nos ancêtres qui changea
le cours de la nature, puisque sans
leur prière nous ne serions pas là.
Pour le dire de manière plus radicale, cela signifie que le fait même
que nous existons est le résultat de
notre prière, c’est-à-dire de notre
lien aux Avot qui nous offrirent
leur prière comme condition nécessaire de notre existence. On
pourrait même dire que c’est leur
vie même qui nous est transmise
à travers la prière, puisque ce sont
ces mêmes prières qui changèrent
la face du monde que nous prions
effectivement aujourd’hui, trois
fois par jour.

C’est pour cette même raison que
les « Avot » – terme qui signifie
certes « pères », mais aussi « principes » – portent ce nom. Ils sont
en effet les points de départ à partir desquels l’âme juive se constitue et génère le monde qui lui est
donné de construire. Parce qu’ils
ne sortirent jamais de la volonté
inscrite dans l’essence (Rechit) de
la création, les Avot incarnent avec
les Imaot, la perpétuation authentique du Tsélem Elokim déposé
chez le premier homme, et forment
à cet égard le projet même de l’humanité. Au point où l’on peut dire
que tout ce qu’Israël reçut, il ne le
doit qu’aux Avot qui sont la raison
d’être et la racine de tout l’édifice
(Koma). On n’accèdera donc à la
dimension la plus intime de la
prière que pour autant que nous
parvenons nous-mêmes- non seulement à analyser ce qui fut atteint
par la prière des Avot, mais dans la
mesure surtout où nous inscrivons
cette dimension au coeur même de
notre être juif. Or, ces prières ne
sont pas identiques en leur essence,
elles constituent trois dimensions
distinctes, trois types de qualités
(Middot) inhérentes à notre posture (Amida) devant l’Eternel et
sa création qu’ont su dévoiler nos
ancêtres…

Avraham –
Amoud ha’Héssed

Commentant le verset : « Voici les
générations des cieux et de la terre
lorsqu’ils furent créés [Béhibaram] », (Béréchit, 2, 4), le Midrach
nous révèle que l’expression :
« Béhibaram » doit être lue : « par
le mérite d’Avraham » (Béréchit
Rabba 12, 9). Car c’est par le mérite d’Avraham que le monde fut
créé. En effet, le premier patriarche est celui qui dévoila aux yeux
du monde que la création répond
à un impératif de ‘Héssed, ainsi
que le chante le Psalmiste : « Olam
‘Héssed Yibané » (Téhilim 83, 9) et
comme le souligne le Ram’hal au
premier chapitre de son « Méssilat
Yécharim », chap.1 : « Le Créateur
– béni soit-Il – a créé l’univers afin
de prodiguer aux créatures le plus
grand bien ». En ce sens, l’existence même d’Avraham constitue
le dévoilement de la racine de la
raison d’être de la création.

Voilà pourquoi, c’est la prière du
matin – Tfilat Cha’harit qui devait
tout particulièrement correspondre à ce dévoilement du ‘Héssed.
Puisque effectivement, c’est en
début de journée que la création
se retrouve à nouveau à son point
de départ, ainsi que nous le disons
dans le rituel du matin : « Mé’hadech
Betouvo Tamid Maassé Béréchit
». D.ieu ayant insufflé à la
nature du monde cette générosité
exceptionnelle qui nous éblouit
dans les rayons du soleil matinal,
Il permit à la création de se renouveler chaque jour dans une refonte
totale de ses conditions de possibilité, en vue d’un nouveau dévoilement (ainsi que nous le reconnaissons dans les bénédictions du matin – « Birkot haCha’har », quand
nous répétons tous les jours l’idée
que notre réalité peut changer !).
Prier au petit matin signifie donc
reconnaître que le sens ultime de
la création repose sur la générosité divine qui laissa un lieu pour la
créature afin de lui prodiguer les
plus grands bienfaits qui soient.
Tel est le sens de l’expression :
« Eloké Avraham », par laquelle
nous nous relions avec D.ieu comme origine du monde, au point où
il est dit d’Avraham qu’il fit de luimême
un nouveau commencement
de tout (ainsi que cela est enseigné
dans les Pirké Avot 5, 3 : « Il y eut
dix générations de Noa’h jusqu’à
Avraham qui accumula à lui seul
le salaire de toutes »).

Its’hak – Amoud haDin

A l’opposé de la Midda propre à
Avraham et du monde qui débute, Its’hak représente la fin de la
création, son but ultime, à savoir
le fait que tout reviendra à D.ieu.
En effet, bien que l’Eternel nous
fasse don du ‘Héssed de l’existence,
en réalité cette bonté ne nous est
entièrement donnée qu’à la fin,
quand la création retourne à sa
Cause ultime, c’est-à-dire quand
nous-mêmes nous dirigeons vers
D.ieu tout ce qui fut atteint en
ce monde, puisqu’Il est le « Koné
haKol » – « Celui qui possède tout ».
Ce n’est alors seulement que notre
existence peut prendre la forme de
l’authenticité. En revanche, si nous
conservons les choses pour nous-mêmes
seulement, alors, nous ne
pouvons exister véritablement,
pour la simple et bonne raison que
nous nous séparons ainsi de l’origine du monde. Voilà pourquoi, la
prière d’Its’hak a lieu précisément
à Min’ha, au crépuscule – « Lifnot
Erev » (Béréchit 24, 63), à cet instant où toutes les dimensions qui
ont été atteintes au cours d‘une
journée s’en vont mourir, à l’instar du soleil, derrière le globe terrestre… C’est en ce sens que nous
devons comprendre le sacrifice
d’Its’hak dont la réalité fut de s’offrir à D.ieu, au point où les lettres
de son nom forment l’acronyme :
« Kets ‘Haï », littéralement : « celui
qui vécut la fin » (Ari zal), Its’hak
Avinou ayant tout ramené à D.ieu,
même sa propre existence… Cette
négation du moi personnel, c’es-tà-
dire de cette existence expérimentée sur le mode de la séparatd
tion, fut vécue par Its’hak comme
l’extraordinaire possibilité de se
relier à l’existence authentique qui
n’est pas une « existence » pour
moi, mais un simple fait d’exsistence
dont il reconnut au plus
profond de son être la racine dans
l’Etre authentique, parce qu’Absolu
auquel il s’annula.

S’inscrire dans ce mouvement
qui débute avec le jour qui se lève
avant de retourner à son origine,
c’est cela prier la prière qu’institua Its’hak. Au point où ces deux
prières – celle du matin et celle
de l’après-midi sont « ‘Hova » – une obligation qui incombe à tout
Juif ! Ainsi, bien que la halakha ne
retienne pas cet avis (cf. Michna
Beroura, 106, 1 ; 4), dans son commentaire sur le Traité talmudique
Taanit, 28a, Rachi (« Alélou Divré
Torah ») avance l’idée que les prières de Cha’harit et Min’ha relèveraient même d’un commandement
de la Torah. Et ce parce qu’elles
sont des prières nécessaires qui
obligent notre inscription dans le
dévoilement même de la création
auquel se conformèrent Avraham
et Its’hak.

Yaacov –
Amoud haRa’hamim

« Yaacov atteignit le lieu et il y passsa
la nuit, parce que le soleil s’était
couché » (Béréchit 28, 11). La nuit
constitue cette réalité qui fait disparaître l’existence de toute chose.
Le qualificatif de « ‘Hochekh » – l’obscurité, indiquant l’idée même
d’empêchement, de refus, comme
cela est indiqué dans le verset :
« VéLo ’Hassakhta Et Binekha – Tu
n’as pas refusé ton fils » (Béréchit
22, 12). A l’instar de cette situation
que vit l’aveugle qui ne saisit les
éléments du monde, non pas dans
leur totalité, mais uniquement en
tant qu’ils incarnent effectivement
une existence pour ainsi dire qui
fait un avec lui-même, l’obscurité
représente cette temporalité d’où
la réalité est absente et au coeur de
laquelle il ne nous reste pour ainsi
dire que nous-mêmes, dans la solitude
de notre existence. Or, comme
l’explique le Gaon de Vilna (Likoutim
sur le Séfer Yétsira) : « L’obscurité
n’est pas, comme le pensent
les non juifs, l’équivalent du néant.
Elle est au contraire une création
extraordinaire (…) comme il est
dit : « Yotser Or ouBoré ‘Hochekh ».
Or, le terme de Bria est plus soutenu
(Dak) que celui de Yétsira (…).
«Il a façonné la lumière», sous-entend
que D.ieu a fixé des limites à
sa diffusion ; tandis que D.ieu n’a
pas «façonné» l’obscurité de telle
sorte qu’elle s’exprime à travers des
formes. Au contraire, celle-ci est
susceptible de s’étendre dans toutes
les directions sauf là où jaillit
la lumière (…). Ceci est comparable
à l’espace (Avir) : là où se tient
un être humain ou quoi que ce soit
d’autre, l’espace se retire – D.ieu
l’ayant créé de telle sorte qu’il s’éloigne
et laisse sa place à l’existence
(Davar). Mais dès que cet homme
ou cette chose se déplace, immédiatement
le lieu occupé (haMakom)
se remplit à nouveau d’espace ». Ce
qui signifie en d’autres termes que
l’obscurité constitue bien la forme
première de la création, la lumière
n’existant qu’à la mesure de chacun,
en fonction de notre potentiel
de dévoilement, de notre être – en
dialogue avec le Créateur. Puisque
chacun étant séparé de l’autre, la
seule chose qui nous soit donnée la
nuit, c’est l’identité propre à « chaque
un » ; le « Klal » – l’assemblée
disparaissant, il ne reste que des
cas particuliers.

Or ce que Yaacov Avinou institua – alors même que la prière d’Arvit
est appelée « Rechout » – une
permission, ou faudrait-il dire un
potentiel, et qu’en ce sens elle n’est
déterminée par aucune temporalité
précise ni n’oblige à la constitution
d’un Tsibour (une assemblée) –,
c’est justement cette possibilité de
produire au coeur même de l’obscurité
la possibilité d’un rassemblement
des entités séparées. Puisque,
à travers la « Tefila Arvit », « chaque
un » associe à l’autre sa propre
raison d’être. Voilà ce que Yaacov
ajoute comme « Av ». C’est grâce
à lui que nous sommes un Klal et
que les caractéristiques des Avot se
déploient sur tout le peuple. Indépendamment
de notre constitution
comme Tsibour autour du Temple,
c’est-à-dire au plus profond de
l’exil, Yaacov Avinou réalise ainsi
cette formidable possibilité de nous
rattacher au E’had – à l’unité, alors
même que nous sommes morcelés
et divisés. Il relie le réel de l’exil
à la Guéoula. Voilà pourquoi il
incarne la « Midda Emtsaïte » – le
milieu, entre le soir et le matin. Il
comprit la réalité de la création,
non pas seulement comme origine
ou comme but, mais sous la forme
de l’existence même faisant face à
la réalité divine. Il fit naître l’idée
que l’existence présente contient
tout à partir du moment où elle
est vécue comme dévoilement de
la volonté de D.ieu. A la différence
donc d’Avraham qui vécut son rapport
à D.ieu sous la forme du début
de toute chose, ou d’Its’hak qui
le vécut sous la forme de la fin de
toute chose, Yaacov se trouve face
à D.ieu dans son existence même !
Voilà pourquoi sa prière est celle
de la nuit, de cette période où nous
n’avons que notre solitude d’être.
Au coeur de l’obscurité qui semble
nier toute autre forme d’existence
possible, dans le néant de l’exil que
charrient la nuit et la confusion
des choses, la prière d’Arvit reste
pour nous ce qui nous garde encore
vivants. Quand nous nous relions
à D.ieu et que nous faisons apparaître
par nous-mêmes la réalité du
monde vrai.

Ainsi, si nous lisons les parachiot
concernant les Avot au début de
l’année solaire, alors que les nuits
sont les plus longues, c’est précisément
pour nous rappeler qu’au
coeur même de ce cheminement
qui nous conduit de l’exil vers la
Guéoula, nous devons nous souvenir
que nous n’avons d’autre mérite
que celui des Avot. Comme le Ramban
le souligne en introduction au
second livre du Séfer Torah : « Elou
Chémot bné Israël » : il est le livre
des enfants qui s’engagent sur la
voie de l’exil jusqu’à leur libération
qui ne peut advenir que par le mérite
des Avot ; c’est-à-dire que pour
autant que quelque chose en nous
mentionne ces Avot.

YEHUDA RÜCK,

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