Il semble inutile de mentionner que Ya‘aqov a quitté Beèr-Chéva’ alors qu’on nous a dit qu’il est allé à ‘Haran, explique Rachi. Pourquoi son départ est-il également signalé ?

C’est pour nous signifier que lorsqu’un personnage vertueux quitte un endroit, son absence est ressentie. Aussi longtemps qu’il est dans la ville, il en est la gloire, le rayonnement, la splendeur. Quand il s’en va, la gloire, le rayonnement et la splendeur partent aussi.
Le Keli Yaqar objecte que ce n’est pas la première fois que la Tora évoque le départ d’un juste. Avraham et Sara se sont mis en route à de nombreuses reprises, ainsi que Yits‘haq et Rivqa. Pourquoi l’effet produit par le départ d’un être de cette catégorie n’est-il donc pas mentionné plus tôt ?

Parce que dans tous les départs précédents, répond ce commentateur, les justes qui s’en allaient ne laissaient derrière eux personne d’une stature comparable à la leur. Quand Avraham et Sara ont pris le chemin de l’Egypte, par exemple, il ne se trouvait personne de leur dimension à l’endroit qu’ils quittaient. Il va donc sans dire que leur absence allait être sentie. Mais quand Ya‘aqov quitta Beèr-Chéva’, Yits‘haq et Rivqa y sont restés. On pourrait donc penser que son absence n’a pas été ressentie. Voilà pourquoi la Tora doit nous préciser qu’il n’en a pas été ainsi : Le départ d’un juste laisse toujours un vide.
Le Beith ha-Léwi explique différemment la double mention de son départ de Beèr-Chéva’ et de sa destination prévue à ‘Haran. Habituellement, on quitte un endroit pour l’une des deux raisons suivantes : Soit on ne peut pas rester là où on est actuellement, soit on cherche quelque chose ailleurs.
Ya‘aqov avait deux motifs de départ. Sa mère lui avait enjoint de s’enfuir pour se soustraire à la mort, tandis que son père lui avait demandé d’aller se chercher une femme à ‘Haran. Il est donc « sorti de Beèr-Chéva’ » pour s’éloigner de ‘Essaw, simplement pour s’échapper et sans que sa destination ait eu de l’importance, mais il est aussi « allé à ‘Haran » dans l’objectif spécifique de se trouver une épouse.

A propos des mots : « il alla à ‘Haran », Rachi indique qu’il est parti « avec l’intention d’aller à ‘Haran ». Que veut-il dire par là ?
Au lieu de se rendre directement à ‘Haran, explique le ‘Hida, Ya‘aqov a d’abord passé quatorze ans à étudier la Tora dans la yechiva de Chem et ‘Evèr. Pourtant, nous signale Rachi, son projet initial était de s’acheminer directement à ‘Haran. Qu’est-ce qui lui a fait changer ses plans ?

Le Talmud (Qiddouchin 29b) nous enseigne que lorsqu’on dispose de ressources financières, on doit d’abord se marier, et ensuite étudier la Tora. Si ce n’est pas le cas, on doit faire le contraire. Quand Ya‘aqov quitta Beèr-Chéva’, il possédait une somme d’argent considérable. Il aurait donc dû se marier, raison pour laquelle il s’est dirigé vers ‘Haran. Mais il a rencontré en route Elifaz, fils de ‘Essaw, que son père avait envoyé pour le tuer. Il l’a alors convaincu de l’épargner et de lui prendre toute sa fortune (voir Rachi, Beréchith 29, 11). Laissé sans le sou, Ya‘aqov a dû modifier ses priorités – d’abord étudier la Tora, et seulement ensuite se marier. Voilà pourquoi, au lieu d’aller directement à ‘Haran, il a commencé par se rendre à la yechiva de Chem et ‘Evèr.

Il atteignit l’endroit, y passa la nuit car le soleil se couchait, il prit des pierres de l’endroit, les mit sous sa tête, il se coucha en cet endroit-là. (28, 11)

Le mot « atteignit » se réfère selon Rachi à la prière, plus particulièrement à celle du soir qui a été instituée par Ya‘aqov. Ce mot est employé ici plutôt que « pria » pour nous apprendre qu’un transport miraculeux s’est produit. Ya‘aqov était presque arrivé à ‘Haran quand il se rendit compte qu’il ne s’était pas arrêté pour prier à l’endroit où ses ancêtres l’avaient fait. Il décida alors de faire demi-tour, mais le mont Moria se transporta aussitôt miraculeusement vers lui (‘Houlin 91b).
Le Sefath Emeth observe que, selon la tradition, deux concepts non liés entre eux ne sont jamais déduits du même mot. Donc, si le mot « atteignit » est employé ici pour faire allusion à la fois à la prière du soir et au déplacement miraculeux, il doit y avoir un lien entre les deux.
Ce rapport, explique le Sefath Emeth, est le suivant : La distance entre ‘Haran et le mont Moria est très grande. Néanmoins, l’appel intérieur de Ya‘aqov pour se rapprocher de Hachem était assez fort pour que cette montagne se déplace miraculeusement jusqu’à lui. Cela nous enseigne qu’il suffit de le vouloir pour réussir à rencontrer Hachem en tout lieu quel qu’il soit. Tel est aussi le symbole de la prière du soir : des émanations de lumière au sein de l’obscurité.
Rav Ye‘hezqel Levenstein, le Machguia‘h de Ponevezh, souligne que tout l’avenir du peuple juif est préfiguré par la vision de Ya‘aqov à Beith-El. S’il n’avait pas décidé de rebrousser chemin, tout le cours de l’histoire en aurait été changé !
Combien est délicat l’équilibre du monde ! s’émerveille le Machguia‘h. Si notre Patriarche avait commis la moindre erreur, s’il ne lui était pas venu à l’idée de retourner sur ses pas, tout aurait été perdu !

Il prit des pierres de l’endroit, les mit sous sa tête ; il se coucha en cet endroit-là. (28, 11)

Ya‘aqov a disposé les pierres comme une barrière autour de sa tête parce qu’il avait peur des bêtes sauvages, commente Rachi.
Le Kethav Sofèr explique que sa crainte provenait du serment solennel qu’il avait fait prêter par son frère pour entériner la vente du droit d’aînesse. ‘Essaw, nous le savons, avait violé ce serment en essayant de conserver ce droit. Or, le Talmud nous apprend que la culpabilité pour le manquement à un serment est imputée à la fois à celui qui l’a prêté et à celui qui l’a imposé (Chevou‘oth 39b), de sorte que Ya‘aqov avait une part dans l’infraction commise par ‘Essaw. La Michna (Avoth 5, 9) nous enseigne en outre que la punition pour avoir manqué à un serment consiste à être attaqué par des animaux féroces. Ya‘aqov avait donc de bonnes raisons de craindre de telles bêtes.
Le Saba de Kelm s’attache à un autre aspect des termes employés par Rachi. Ya‘aqov a placé une barrière de pierres uniquement autour de sa tête. Cela aurait-il suffi à le protéger ? Sa tête, il est vrai, s’en trouvait préservée, mais les animaux sauvages pouvaient s’attaquer aux autres parties de son corps !
Cela nous enseigne qu’en réalité chaque aspect de notre vie – notre santé, notre gagne-pain, notre survie même – est régi miraculeusement depuis le Ciel. Même si, bien sûr, on est obligé de déployer des efforts personnels, on ne doit jamais perdre de vue le fait que tout ce qu’on accomplit vient directement de Hachem et n’est pas le produit de nos insignifiantes activités. Ya‘aqov a disposé des pierres autour de sa tête afin de se conformer à son obligation de fournir un effort individuel. De toute façon, sa protection viendrait directement de Hachem.

Le Saba de Novardok se trouvait dans une ville où des combats faisaient rage. Soudain, ses étudiants se rendirent compte qu’il se tenait dans une cour à découvert.

« Rabbi ! l’appelèrent-ils. Comment pouvez-vous rester ainsi sans protection ? De grâce, retournez dans la maison ! »
« Si la maison était plus sûre que la cour, répondit le Saba, je m’y réfugierais certainement. Mais avec ce genre d’explosions, cela ne fait aucune différence. Mieux vaut donc que je reste dehors et que je renforce ma foi en la protection de Hachem ! »

Pendant la Première Guerre mondiale, alors que Rav Yits‘haq Zeèv Soloveitchik, le Rav de Brisk, habitait à Varsovie, la ville fut soumise à des bombardements. Il descendit dans un abri antiaérien, comme tous les autres habitants de la ville. Soudain, les explosions gagnèrent en violence, au point que même le sol se mit à trembler. Rav Yits‘haq Zeèv se leva aussitôt et remonta chez lui, à l’étage supérieur.
Les gens étaient déconcertés : Si le Rav était descendu dans l’abri alors que le pilonnage était relativement modéré, il aurait certainement dû y rester quand celui-ci avait gagné en intensité.
« La raison en est toute simple, expliqua-t-il par la suite. Nous devons avoir une confiance totale et absolue dans la protection divine. Le Rambam écrit cependant qu’on ne doit pas se mettre dans une situation où il faudra un miracle pour être sauvé. Aussi longtemps que le bombardement était modéré, je suis resté dans l’abri, celui-ci ayant été construit pour résister à de telles agressions. Mais quand il s’est intensifié, il aurait fallu un miracle pour survivre même dans cette cave. Je me suis alors rendu compte que j’étais aussi bien dehors qu’à l’intérieur. »
Pendant la Guerre d’Indépendance de l’Etat d’Israël, Rav Soloveitchik était à Jérusalem quand son quartier essuya de très violentes explosions. Les dédaignant totalement, il resta toujours dans son appartement, qui se trouvait d’ailleurs au dernier étage de l’immeuble.
Un jour, pendant une attaque particulièrement intense, ses étudiants insistèrent auprès de lui pour qu’il accepte au moins de descendre jusqu’au rez-de-chaussée, où il aurait été moins exposé au danger. Rav Yits‘haq Zeèv céda de mauvaise grâce et se rendit au pied de l’immeuble. Le bombardement terminé, il remonta pour examiner l’état de son appartement. Il découvrit qu’un obus avait traversé le mur de sa chambre à coucher immédiatement au-dessus de son lit, et que des éclats étaient tombés sur le lit lui-même.
Il se tourna vers l’étudiant qui l’avait incité à partir : « Vous êtes indirectement responsable des dommages subis par mon appartement, dit-il. Si j’y étais resté, rien de cela ne serait arrivé ! »
La pensée qu’il aurait pu être tué s’il était demeuré chez lui ne l’a jamais effleuré. Hachem, qui l’avait sauvé au rez-de-chaussée, aurait pu faire exactement de même à l’étage. Aucun projectile n’aurait alors traversé le mur, et son appartement serait resté intact. »