Dans son commentaire de la paracha « Vayésté », le rav Chimchon Raphaël Hirsch (1808-1888) écrit : « Lors du renouvellement de l’histoire humaine à la suite du déluge, Noa’h avait vu prophétiquement qu’il serait donné à la culture de Yafèt de gagner les hommes à la notion du beau… Mais il avait vu également qu’il était réservé à Chem, et à Chem uniquement, de ‘bâtir des tentes dans lesquelles l’Eternel réside’. C’est avec Yaacov que cette vision se concrétisera… Sous l’influence de la culture de Yafèt, nous fuyons le ‘prosaïsme’ ou la banalité de la vie pour nous réfugier dans la poésie de la belle nature.

Les héritiers de Yaacov trouvent inversement D.ieu et tout ce qui est beau avant tout et immédiatement dans la demeure humaine. C’est là la différence essentielle entre l’homme juif et l’homme non-juif ».

Or, le septième fils de Yafèt – Yavan – est, comme le rappelle le Ramban (Bamidbar, 24, 24) l’ancêtre du royaume d’Edom, c’est-à-dire des Ioniens, des Grecs et des Romains, et donc par extension de la culture occidentale. Par ailleurs, bien que le Gaon de Vilna enseigne dans son commentaire de « Chir haChirim » (chapitre 1, verset 3) que les deux entités que sont Essav et Ichmaël ne sont pas identifiables à l’une des 70 nations – puisqu’au contraire « les contenant toutes », elles leur sont extérieures et agissent sur elles à la manière de surdéterminations anthropologiques –, force nous est de reconnaître qu’on trouve chez les Occidentaux l’expression la plus radicale des caractéristiques propres au petit-fils d’Avraham : Essav. On se souvient en effet que le premier enfant que Rivka Iménou mit au monde « sortit entièrement roux pareil à une pelisse ». « On [lui] donna alors le nom d’Essav » (Béréchit, 25, 25). Ce que Rachi commente de cette manière : « Tous l’appelèrent ainsi en vertu du fait qu’il était complètement fait et accompli, poilu comme un homme déjà âgé ». « Un signe, ajoute le Kli Yakar, montrant qu’Essav était irrémédiablement dédié à ce monde-ci et n’entretenant aucun contact avec le monde métaphysique [haNits’hi] ».

Parce qu’il cherche à dominer la matière afin d’en extraire le champ infini des possibilités dans le but de combler tous ses manques, de remplir toutes les fonctions et de produire tous les rêves, tous les possibles…, la Torah décrit Essav comme un « chasseur » (« Ich Yodéa Tsaïd », Béréchit, 25, 27) avide de « concepts », c’est-àdire de pièges idéologiques. Ainsi, lorsque le rav Hirsch zatsal – qui fut contemporain de l’extinction du mouvement romantique et de la naissance du réalisme – stigmatise l’opposition entre Yaacov et l’Occident quant à la valeur à donner à la beauté authentique, il ne peut imaginer le tournant que prendra la culture occidentale dès la 1ère moitié du 20ème siècle jusqu’à nos jours.

Véritables illuminations intellectuelles, ces démultiplications des perspectives et des tentatives de « sens » dans lesquelles l’Occident s’est abîmé séduiront longtemps l’homme en quête de vérité, jusqu’à lui faire perdre tout espoir d’inscrire son existence dans une demeure offrant au sens son asile… Prétendant être capable de dévoiler les profondeurs de l’Etre même, l’art contemporain n’allait- il pas précisément tenter de se débarrasser de « la belle nature » ? Le geste autonome de l’artiste se saisissant du réel (« ready made ») pour le faire pénétrer dans la sphère du monde des idées, n’ira-t-il pas jusqu’à affirmer qu’il doit libérer la réalité (nature ou objet) de toute signification ne relevant pas de son unique et seule décision créatrice ?

Conséquence de son insolence, la subjectivité ainsi déposée sur un piédestal semble en effet avoir définitivement délaissé cette « demeure humaine » ouverte au recueil authentique du sens, pour s’évanouir dans la solitude de son désert aux horizons transparents…

YEHUDA RÜCK

Hamodia