Ya‘aqov vécut dans le pays d’Egypte pendant dix-sept ans. (47, 28)

Il est intéressant de noter, remarque Rav Zalman Sorotzkin, que cette paracha, qui relate la mort de Ya‘aqov, est intitulée Waye‘hi (« il vécut »). De même, celle qui rend compte de la mort de Sara est ‘Hayei Sara (« la vie de Sara »), comme pour marquer le fait que la vie et la mort ne constituent pas des notions opposées. Au contraire, la mort marque le début d’une vie véritable et éternelle, lorsque ceux qui ont pratiqué la vertu pénètrent dans le palais divin après avoir vaillamment franchi le vestibule de l’existence terrestre.

Ya‘aqov vécut dans le pays d’Egypte dix-sept ans. Les jours de Ya‘aqov, les années de sa vie, furent de cent quarante-sept ans. Les jours où Israël allait mourir s’approchaient… (47, 28-29)

Pourquoi ces versets mentionnent-ils d’abord Ya‘aqov, puis Israël ?
Chacun de ces deux noms fait allusion à un aspect distinct de l’existence, explique Rabbeinou Be‘hayé : Ya‘aqov (dont le nom provient de : « et sa main tenait le talon (éqev) de ‘Essaw » [Beréchith 25, 26]), représente la réalité physique, et Israël (qui vient de : « car tu as lutté [saritha] avec Dieu » [Beréchith 32, 29]), la spirituelle.

La caractéristique essentielle est, bien sûr, celle orientée vers le spirituel, mais il est impossible de vivre dans ce monde en faisant abstraction de ses particularités physiques. Aussi les Sages ont-ils énoncé : « Le nom “Israël” n’est pas destiné à supplanter entièrement celui de Ya‘aqov. Mais Israël sera le nom principal, et Ya‘aqov le secondaire » (Berakhoth 13a).
Voilà pourquoi, s’agissant de sa durée de vie, qui dépend des conditions physiques, il est appelé par le nom qui figure cette caractéristique de son existence : Ya‘aqov. Mais, lorsqu’elle décrit sa mort ainsi que les événements qui y mèneront et qui l’entoureront, la Tora emploie le nom Israël, car le côté physique s’efface alors pour ne laisser place qu’au spirituel.

Les jours où Israël allait mourir s’approchaient, il appela son fils Yossef et lui dit : « Si donc j’ai trouvé grâce à tes yeux, mets, je te prie, ta main sous ma cuisse. Tu accompliras envers moi bonté et vérité. Ne m’enterre pas, je te prie, en Egypte ! » (47, 29)

On lira pourtant plus loin : « Ce fut, après ces choses-là, qu’on dit à Yossef : “Voici, ton père est malade !” » (48, 1). La construction du verset laisse apparaître clairement que « ces choses-là » étaient les instructions données par Ya‘aqov quant à son inhumation, avec l’implication évidente que, seulement après « ces choses-là », il est tombé malade. Dans ces conditions, s’interroge le Tosséfeth Berakha, qu’est-ce qui a incité notre Patriarche à formuler dès maintenant ses instructions funéraires, au lieu d’attendre d’être malade et étendu sur son lit de mort, comme c’est le cas habituellement ?
Et de répondre que Ya‘aqov était probablement déjà malade quand il a convoqué Yossef au sujet de son enterrement. Le Choul‘han ‘Aroukh (Yoré Dé‘a 232, 17) stipule que l’on n’est pas obligé de respecter une promesse faite à un malade, car elle est considérée comme ayant été prononcée sous la contrainte, dans le seul dessein de rassurer son bénéficiaire. Ya‘aqov craignait que son fils, sachant qu’il était malade, se sente délié de tout engagement qu’il aurait pris et ne déploie pas d’efforts particuliers pour surmonter les difficultés susceptibles de surgir. Or, il tenait absolument à ce que ses instructions soient exécutées. Aussi a-t-il dissimulé son état à Yossef jusqu’à ce qu’il ait reçu de lui un serment contenant une obligation formelle.
Voilà pourquoi il est écrit que l’on a dit à Yossef, « après ces choses-là », que son père était malade. Le texte n’indique pas que Ya‘aqov est alors tombé malade, mais qu’on « l’a dit » à son fils. La maladie elle-même existait déjà au moment de « ces choses-là ».
Rav Yehochou‘a Leib Diskin porte son attention sur un autre aspect du verset : Pourquoi Ya‘aqov a-t-il présenté ses instructions relatives à son enterrement sous la forme d’une requête, et non sous celle d’un impératif transmis par un père en vertu de l’autorité qu’il détient à ce titre ?
Si Ya‘aqov s’était prononcé en tant que père, explique-t-il, Yossef aurait dû lui obéir en vertu de la mitswa d’honorer ses parents. Dans ces conditions, son serment aurait été nul, le Talmud (Chevou‘oth 27a) stipulant qu’un serment prêté pour s’engager à accomplir un commandement de la Tora n’a aucune valeur. C’est pourquoi Ya‘aqov n’a fait que solliciter sa bienveillance.
Voilà précisément ce qu’il a voulu dire quand il a demandé à son fils « bonté et vérité ». Le prononcé du serment lui-même était spontané, une « bonté », puisque son père ne l’avait pas exigé, mais seulement quémandé. Mais après qu’il a été émis, son accomplissement était obligatoire. Il était devenu « vérité ».
Le Maguid de Doubno propose une interprétation similaire, par une parabole qui nous permet de comprendre aussi pourquoi Ya‘aqov a éprouvé le besoin de faire prêter serment. Un homme voulait offrir un cadeau coûteux à un intime, mais il craignait que sa femme s’y oppose. Pour prévenir une telle éventualité, il donna à ce proche une lettre de change pour une somme égale à la valeur du présent. Dès lors, le donataire étant en possession d’un document ayant force légale, les choses devenaient définitivement acquises.
Comment qualifier l’ensemble de cette opération ? La remise du cadeau en échange du billet est-elle un acte de bonté ou l’accomplissement d’une obligation ? La réponse, bien sûr, est qu’elle constitue les deux à la fois. Le paiement effectif du billet était obligatoire, mais puisque sa signature avait été apposée gracieusement, il relevait également de la bonté.
De même, la prestation de serment par Yossef était un acte de « bonté », et son exécution, une « vérité ».
Quant à savoir pourquoi Ya‘aqov a voulu que son fils prête serment, c’était pour lui le seul moyen d’être certain qu’il exécuterait ses dernières volontés. Sans un tel engagement, Pharaon trouverait maints prétextes pour mettre des entraves. Mais une fois Yossef lié par un serment, le monarque égyptien honorerait son caractère sacré et ne lui demanderait pas de le violer.
D’ailleurs, nous verrons plus loin (50, 5-6) que ce serment jouera un rôle essentiel après la mort de Ya‘aqov, dans le dialogue entre Yossef et Pharaon. « Mon père m’a fait jurer en disant… », arguera Yossef. Et le souverain répondra : « Monte et enterre ton père ainsi qu’il t’a fait jurer ! » S’il n’y avait eu de serment, il n’aurait jamais permis que Ya‘aqov soit enterré en Canaan, explique Rachi sur ce verset.

A la lumière de ce qui précède, nous comprenons mieux la requête du prophète (Mikha/Michée 7, 20) : « Donne vérité à Ya‘aqov et bonté à Avraham ! » Pourquoi est-ce « vérité » pour l’un, mais « bonté » pour l’autre ? Mikha demande à Dieu de tenir Sa promesse à Avraham. Par définition, une promesse constitue une « bonté », puisque celui qui la formule – dans ce cas Hachem – n’est soumis à aucune obligation de le faire. Mais une fois prononcée, elle devient une dette, dont l’acquittement est « vérité ». Voilà pourquoi « donne vérité à Ya‘aqov et bonté à Avraham ! »