C’est dans la paracha Vayakel que sont énumérés les dons de tous les matériaux et matières premières offerts pour l’édification du Tabernacle. Y figurent notamment les douze pierres du Pectoral et les deux pierres du « éfod », portées au niveau des épaules, offertes par les douze chefs de tribus. Ces derniers sont désignés dans les versets en question par le terme « Nessiim » -c’est-à-dire littéralement les « hommes élevés ». Toutefois, il convient de remarquer que ce mot apparaît ici de manière particulière puisque l’une de ses lettres – le « youd » – manque à l’appel…

Il s’avère que cette anomalie, relevée par Rachi au nom du Midrach (Chémot, 35, 27), résout elle-même une seconde remarque d’ordre plus général relative au don des chefs des tribus. En effet, dans la section Nasso (Bamidbar, 7, 2), la Torah relate le processus d’inauguration du mizbéa’h (l’Autel du Temple) au cours duquel ces mêmes hommes – les princes des tribus – apportèrent chacun une somme considérable de sacrifices en l’honneur de ce début du service sacerdotal. Or, contrairement à ces sacrifices qui furent offerts aussitôt le Tabernacle édifié, les dons des pierres précieuses ne se firent qu’en fin de parcours, alors que les offrandes atteignirent des proportions telles que les artisans s’exclamèrent : « Le peuple fait surabondamment des offrandes, audelà de ce qu’exige l’ouvrage »…

C’est qu’en réalité, explique le Midrach, ces princes s’étaient montré quelque peu « nonchalants » à l’égard de l’appel aux dons lancé pour le Temple. Lorsqu’on leur demanda ce qu’ils souhaitaient offrir, ils s’étaient alors exclamés : « Que tout le peuple apporte ses dons, et ce qu’il manquera, nous le complèterons ! ». Or, dans la mesure où les dons du peuple excédèrent en fin de compte les besoins de la construction, les chefs de tribus durent se « rabattre » sur le don des pierres du Pectoral sans prendre part à l’édification du Tabernacle lui-même.

C’est pour cela, conclut Rachi, que le terme « Nessiim » (princes) apparaît « manquant » dans ce verset, c’est-à-dire privé de la lettre youd, leur don n’ayant en effet été apporté qu’à défaut de mieux…

Toutefois, ce qualificatif connotant la nonchalance ou même – littéralement – la « paresse » dont rend compte le Midrach semble a priori injustifié : l’intention de ces dignitaires n’était-elle pas de faire preuve d’une prodigalité exemplaire, notamment par leur proposition de compléter tout ce qui aurait pu manquer à l’édification du Tabernacle ? Alors pourquoi donc les accabler par le fait que les dons du peuple couvrirent « tous » les besoins de l’oeuvre ?

Les nuages « porteurs »

La réponse à cette question pourra peut-être être décelée à travers une autre interprétation du mot « Nessiim », figurant dans ce verset et donnée par Yonathan ben Ouziel dans son Targoum : « Les nuages du ciel [Nessiim] se rendirent jusqu’au fleuve de Pichon et en puisèrent les pierres de ‘bourlévat ‘héla’ [Choham] et les pierres à enchâsser prévues pour être incrustées dans l’éfod et dans le Pectoral. Ils les portèrent jusqu’au désert et les chefs d’Israël les emportèrent pour les besoins de l’oeuvre ».

Selon cette exégèse, le mot « Nessiim » porte une double interprétation signifiant à la fois les « nuages » – en tant qu’ils se révèlent ici comme des « porteurs » -, mais aussi la désignation courante des chefs de tribus en cela que ces hommes furent « élevés » au-dessus du peuple. Il apparaît ainsi que ces pierres précieuses arrivèrent entre les mains des chefs de tribus au moyen d’un miracle qui leur épargna l’embarras d’aller les chercher eux-mêmes au beau milieu du désert…

Semblant de prime abord illustrer la grandeur même de ces hommes, ce prodige révèle en réalité la lourde charge qui pesait sur leurs épaules. Car ce miracle se déclara être précisément la réponse adressée du Ciel à cette forme de « nonchalance » – pourtant nuancée – qui fut reprochée à ces princes. Une brève analyse nous révélera en effet ce qu’impliquait exactement la déclaration des chefs de tribus lorsqu’ils s’exclamèrent : « Nous complèterons ce qu’il manque ! ». En dépit des apparences, nous nous apercevrons que cette attitude relevait en fait d’un réel manquement pour des hommes de cette stature.

Être porté par son coeur…

Lorsqu’ils formulent l’invitation aux dons pour édifier le Tabernacle, les versets de la Torah ponctuent cet appel par une série d’expressions insistantes et redondantes qui reviennent au début de Térouma, puis tout au long de notre paracha : « Quiconque, porté par la générosité de son coeur » ; « Que tout homme au coeur généreux » ; « Tout homme et toute femme, portés par leur coeur »… Des formules qui soulignent à quel point tout don requérait l’implication du coeur de l’homme et dans quelle symbiose cet or, cet argent, ces étoffes, ces peaux et ces huiles d’onction devaient être absolument accompagnées par l’âme du donateur.

La générosité dont durent faire preuve les Hébreux en cet instant ne fut pas seulement d’ordre quantitatif, mais essentiellement qualitatif : chacun devait apporter un présent en corrélation intime avec sa personne, dans lequel il trouvait en substance une part de lui-même ! C’était en quelque sorte faire pénétrer dans le Temple un cadeau dans lequel il reconnaîtrait sa propre personne – ce qui lui permettrait d’impliquer directement une parcelle de son être le plus intérieur dans l’enceinte même du Temple.

Or par leur attitude quelque peu indifférente, les chefs des tribus n’accordèrent pas l’importance qu’il convient à cet aspect profond des dons ! Au lieu de chercher à s’identifier intensément dans le choix de leurs dons, ils préférèrent au contraire s’en remettre aux contingences futures et attendre que le contenu de leurs dons s’impose à eux de facto. C’est en cela que leur comportement fut jugé comme une forme de « paresse » ; au lieu de se porter au devant des événements et plutôt que de saisir leur décision « par les cornes », ils choisirent le chemin de la facilité : cette voie de la nonchalance où l’homme attend que son destin le rejoigne et lui impose un avenir qui n’est pas nécessairement le plus idoine… Et en y regardant de plus près, il apparaît bien que l’interprétation de Yonathan ben Ouziel suit exactement cette perspective : si les pierres précieuses des habits du Cohen Gadol parvinrent jusqu’à eux par voie miraculeuse, c’était précisément pour les confronter à la platitude même de leur conduite. Le miracle, en effet, est la voie divine par laquelle l’homme est confronté aux faits, où lui est ôtée l’opportunité de s’accomplir et de conserver pleinement son devenir entre ses mains ! A tel point que le Talmud peut s’exclamer en disant : « Au contraire, combien médiocre est cet homme pour qui les lois de la nature sont modifiées » ! (Traité Chabbat, page 53/b).

Le message est donc clair : c’est pour avoir refusé de faire face à un choix clair qui s’imposait à eux et pour avoir attendu que l’avenir décide à leur place des présents qu’ils offriraient au Temple, que les chefs de tribus furent accusés de « paresse ».

A la mesure de leur manquement, ce sont donc les nuages du ciel qui portèrent les pierres précieuses jusqu’à leurs pieds, ce qui eut pour effet de réduire encore leur propre implication dans cette démarche en un effort des plus sommaires : à la hauteur de leur faible détermination…

Yonathan Bendennoune

Avec l’accord exceptionnel d’Hamodia-Edition Française