Nos Sages enseignent dans la Michna : « Même l’homme le plus pauvre du peuple d’Israël ne mangera pas sans être accoudé, et il ne disposera pas de moins de quatre verres de vin ». Or pour tous les maîtres de nos générations, cette assertion constituait une règle de conduite élémentaire !

A l’approche de la fête de Pessa’h, alors que tous, adultes et enfants, étaient absorbés par les préparatifs de la fête, une tragédie frappa de plein fouet une famille de Jérusalem : un homme d’une grande valeur était décédé soudainement, laissant derrière lui une veuve éplorée et sept jeunes orphelins…

Pendant que les uns se réjouissaient à l’avance des retrouvailles familiales, ce foyer se voyait soudain anéanti par le sort : dans une semaine à peine, toutes les familles juives au monde se retrouveront autour du plateau du Séder ; à cette date de retrouvailles, parents, enfants et petits-enfants se rassembleront et se réjouiront pour cette inoubliable soirée… pendant que cette famille restera dévastée par son chagrin, incapable d’oublier la place vide en bout de table !

Un homme avait cependant à coeur de ne pas laisser cette famille dans sa douleur : il s’agissait de rabbi Yéhochoua Hechil Brim zatsal, le roch yéchiva de Roujine, qui s’était consacré corps et âme à apporter un peu de réconfort entre ces murs endeuillés. Non seulement avait-il réalisé pour eux tous les achats nécessaires à Pessa’h, non seulement avait-il encore participé aux aménagements à l’approche de la fête, mais de plus, il avait conclu avec un jeune homme pour qu’il vienne diriger la soirée du Séder dans la maison de la veuve.

La veille de Pessa’h arriva. Avant de sortir de chez lui pour se rendre à la synagogue, rav Yéhochoua Brim informa son épouse qu’il rentrerait après la prière avec un peu de retard, car il souhaitait se rendre une fois de plus dans la demeure de la veuve pour s’assurer qu’elle et ses enfants ne manquaient de rien, et pour les aider dans les derniers préparatifs du Séder. La prière du soir s’acheva et le rav se rendit comme prévu directement dans la maison des jeunes endeuillés. Mais à son grand désarroi, il s’aperçut en arrivant que le jeune homme supposé passer la soirée du Séder avec eux n’était pas venu ! Ils ignoraient totalement ce qui avait pu lui arriver, mais en considérant l’heure tardive, il semblait évident qu’il ne fallait plus compter sur sa présence. Malgré l’atmosphère de la fête, le chagrin refit surface, et les larmes de la veuve se remirent à résonner dans la pièce : « Je me sens incapable de diriger moi-même la soirée du Séder ! », se lamenta-t-elle.

La détresse de la malheureuse femme et de ses sept orphelins était à nouveau palpable. En tant qu’homme profondément droit, rav Yéhochoua Brim sut à l’instant même en quoi consistait son devoir. Sans la moindre hésitation, il entonna aussitôt le chant du début de la Haggadah : « Kadech, ouRe’hats Karpass… ». Un rayon de lumière semblait avoir inondé la pièce : un sourire éclatant éclairait à nouveau les visages, et le mérite de voir siéger en tête de table le roch yéchiva de Roujine en personne apporta dans le coeur des affligés honneur et réconfort !

Animée par de nombreux chants, la soirée se déroula sans précipitation : les enfants présentèrent chacun leur tour les commentaires qu’ils avaient appris sur la Haggadah et il était près de minuit lorsque le Séder prit fin dans la maison de la veuve. Rabbi Yéhochoua Hechil arriva donc chez lui à peine une demi-heure avant ‘hatsot, laissant à sa famille un délai très court pour réciter la Haggadah. « Je vous expliquerai plus tard ! », lança le rav en entrant ; et aussitôt, ils entamèrent le Séder pour parvenir à consommer l’afikoman avant l’heure limite de ‘hatsot.

Après cela, la famille profita d’un moment de répit pour demander au rav les explications de son si long retard. En quelques mots, il leur relata la situation en concluant : « Je n’avais pas le choix ! J’étais obligé de rester avec cette malheureuse famille pour diriger son Séder et lui apporter un peu de réconfort… ».

Les gens de sa maison écoutèrent attentivement le récit du rav ; ils comprirent les rais o n s de son choix mais ils ne purent cependant réprimer certaines hésitations : « Il est vrai que tu as accompli une très grande mitsva de ‘hessed, lui dit l’un d’entre eux. Cependant, tu es toi-même père d’une grande famille envers qui tu as certaines responsabilités et qui souhaitait elle aussi profiter de ta présence pour sa soirée du Séder… ! ».

Rabbi Yéhochoua Hechil, qui visiblement attendait cette question, y répondit en lâchant un profond soupir : « A votre place, j’aurais certainement eu la même réaction. Je vais toutefois vous raconter une histoire qui se déroula quand j’étais jeune, avec mon maître le ‘Hazon Ich zatsal, qui m’apprit que telle est la juste conduite à suivre ».

Il enchaîna alors sur l’histoire suivante : quand il était jeune homme, rav Yéhochoua fréquentait beaucoup la demeure du maître de la génération, rabbi Avraham Ichayahou Karélitz, l’auteur du « ‘Hazon Ich ». Un jour, lui-même et l’un de ses camarades étaient allés chez le maître pour lui rendre visite, mais ce dernier les avait accueillis de manière brusque : « Qu’en est-il d’Untel, votre camarade ? ». Par cette question, le ‘Hazon Ich faisait allusion à l’un de leurs amis, un jeune homme arrivé à l’âge de fonder un foyer, qui éprouvait quelques difficultés à trouver son âme-soeur. Le maître les pressa donc vivement de redoubler d’efforts en ce sens et de mettre en oeuvre toutes leurs ressources pour aider leur ami à fonder un foyer.

C’est donc non sans une certaine satisfaction que les jeunes hommes allèrent annoncer au rav, quelques semaines plus tard, que le jeune homme en question était sur le point de se fiancer. Cette nouvelle suscita chez le maître une joie vive et profonde, à tel point qu’il déclara avoir à coeur d’être présent au moment des fiançailles et de participer aux réjouissances de l’heureux événement. Cependant, avait-il précisé, dans la mesure où son emploi du temps ne lui laissait que peu de disponibilité, il souhaitait que ses jeunes amis viennent le chercher le jour dit, à l’heure précise où débuteraient concrètement les festivités afin d’éviter pour lui une perte de temps inutile.

Le soir des fiançailles, lorsque la plupart des convives étaient déjà arrivés et que les réjouissances étaient sur le point de débuter, les jeunes hommes se dirigèrent rapidement jusqu’à la maison du rav où ils le trouvèrent en compagnie d’un couple de personnes déjà d’un certain âge. Le ‘Hazon Ich les aperçut, mais il ne fit pas le moins du monde mine de bouger. La conversation portait sur des questions d’achat de marchandise, sur le choix de fournisseurs et sur toutes sortes de problèmes visiblement relatifs à un commerce… Or le rav, loin de se hâter, semblait au contraire prendre tout son temps, peser minutieusement chaque question et examiner les problèmes sous tous leurs angles. Son attitude ne manqua pas d’intriguer les jeunes hommes venus le chercher, surtout en considération des scrupules dont il leur avait fait part lui-même concernant son emploi du temps !

Un long moment plus tard, la conversation prit fin et le couple prit congé du rav, qui prit soin de les raccompagner jusqu’à la porte de sa demeure. C’est seulement lorsqu’ils furent partis qu’il s’empressa de saisir son chapeau et qu’il invita ses jeunes amis à prendre rapidement le chemin de la salle des réjouissances. A peine avaient-ils parcouru quelques pas que le ‘Hazon Ich ouvrit la discussion : « Vous devez certainement v o u s interroger sur la raison pour laquelle je me suis tant attardé avec ces personnes, alors que les réjouissances attendent certainement ma venue pour débuter ! Vous devez aussi vous demander comment je me suis ainsi permis d’offrir de mon précieux temps à ces deux personnes, sur le compte des convives aux fiançailles. Mais laissez moi vous expliquer ma décision ! ».

Le ‘Hazon Ich raconta alors que ces personnes étaient en réalité des rescapés de la Shoah. Ce couple avait connu les affres de la guerre et les atrocités des camps de concentration. Pendant la Shoah, ils avaient perdu tout ce qu’ils possédaient au monde, et c’est de manière tout à fait miraculeuse qu’ils étaient parvenus à arriver vivants en Eretz-Israël.

La détresse de ces personnes était donc difficilement imaginable, et peu après leur arrivée en Terre sainte, ils s’étaient adressés au ‘Hazon Ich en lui demandant conseil sur la meilleure manière de reconstruire leur vie. Le maître leur avait conseillé de s’engager dans l’ouverture d’un commerce qui pourrait leur apporter une subsistance honorable. Le soir en question, ces personnes étaient donc venues solliciter le ‘Hazon Ich pour des conseils sur les achats à opérer, sur le choix de la marchandise, sur les opportunités à saisir et sur les options à éviter. « Ces personnes connaissent une telle détresse, avait conclu le maître, qu’il m’était impossible de leur refuser l’attention qu’ils réclamaient… Le temps que je leur ai consacré passait avant toute autre considération ! ». La prévenance du rav à l’égard de ces personnes rescapées de la guerre marqua vivement les jeunes hommes. Mais plus que tout, c’est la décision de leur maître et la manière dont il avait jaugé la situation qui avaient impressionné le rav Brim au plus haut point. En adressant un large sourire à ses enfants, il avait conclu la soirée du Séder en leur déclarant : « C’est l’image du ‘Hazon Ich zatsal, toujours présente dans mon esprit qui m’a incité ce soir à rester auprès de la malheureuse veuve et des jeunes orphelins, car je savais qu’il était impossible de leur refuser l’attention qu’ils réclamaient ! ».
(Y. Bendennoune Hamodia.fr)