Rabbeinou Tam 4860/1100; 4 tamouz 4931/1170
Une lumière s’éteint, une autre s’allume. C’était à la mort de Rachi, en 1105. Son petit-fils, le futur Rabbeinou Tam, était né quatre ans auparavant. L’un et l’autre sont devenus des personnages éminents, non seulement à leur époque, mais aussi pour toutes celles qui ont suivi à travers l’histoire juive.
Après la révélation par Rachi, par ses commentaires à la fois concis et lucides, des mystères de la Tora et du Talmud, viendra une nouvelle période, celle des Ba‘alei ha-Tossafoth.

Les Ba‘alei ha-Tossafoth

Les Ba‘alei ha-Tossafoth, disciples de Rachi, souvent aussi ses descendants, se sont donné une mission gigantesque, celle d’interpréter et d’expliquer les commentaires de leur maître sur la Guemara. Témoignant à celui-ci un immense respect, ils ont passé ses explications au crible, s’attachant à chacun des mots employés. Le mot Tossafoth vient de le-hossif (« adjoindre »). Leurs explications ont été enregistrées dans des kountrassim (« carnets ») appelés Tossafoth.
Contrairement à Rachi, qui privilégiait le pechat (« sens littéral ») de la Guemara, les Ba‘alei ha-Tossafoth ont favorisé un examen plus approfondi des différents points analysés à travers l’ensemble du Talmud. Lorsqu’ils découvraient une contradiction apparente au sein des différents traités, ils la décortiquaient minutieusement jusqu’à ce qu’ils découvrent un moyen de la résoudre. C’est dans ce contexte très particulier qu’il faut considérer les désaccords, parfois rigoureux, qui les opposent parfois à leur illustre devancier.
L’étude de Rachi et celle des Tossafoth sont devenues des outils indispensables de l’étude de la Guemara, le plus illustre des Ba‘alei ha-Tossafoth étant Rabbi Ya‘aqov ben Méir, mieux connu sous le surnom de Rabbeinou Tam.

Rav Méir et ses fils

RavMéir (1060-1135), un géant en Tora, était originaire de Ramerupt, localité située aujourd’hui dans le département de l’Aube, non loin d’Arcis-sur-Aube, et à une trentaine de kilomètres au nord-est de Troyes. Ramerupt était alors, comme elle l’est encore aujourd’hui, au cœur du vignoble champenois.
Il a étudié à la yechiva de Worms comme disciple de Rav Yits‘haqHalévi, le maître de Rachi. Devenu, par son mariage avec Yokhéved, le gendre de celui-ci, il a été appelé à servir comme rabbin à Ramerupt et à prendre la direction de la nouvelle Yechivath Ba‘alei ha-Tossafoth. Le prestige de ses quatre fils, RavChemouel ben Méir (Rachbam), Rav Yits‘haqben Méir (Rivam), Rav Ya‘aqov ben Méir (Rabbeinou Tam) et Rav Chelomo ben Méir, lui vaudra le titre de « père des rabbanim ».

Les premières années de Rabbeinou Tam
RavYa‘aqov est né à Ramerupt en l’an 1100 (4860). Il n’avait que quatre ans à la mort de son illustre grand-père, Rachi. Il n’a donc pas pu étudier sous sa direction.
On raconte qu’à la mort de Rachi, l’une de ses filles s’est exclamée : « Aujourd’hui s’est éteinte la lumière du peuple juif ! », ce à quoi le jeune Ya‘aqov aurait rétorqué pour la consoler : « Je la rallumerai ! »
Il commença d’étudier sous la direction de son père, Rav Méir, et celle de son frère aîné, Chemouel ben Méir (Rachbam). Ce dernier, qui avait été très proche de son grand-père, et qui avait recueilli et assimilé tous ses enseignements, est considéré comme le premier propagateur de son commentaire sur le ‘Houmach. C’est auprès de ces maîtres que Rav Ya‘aqov s’est imprégné de son approche exceptionnelle de la Tora et du Talmud.
Au décès de Rav Méir, c’est Rabbeinou Tam qui a pris sa succession à la tête de la Yechivath Ba‘alei ha-Tossafothà Ramerupt, ainsi qu’au poste de rabbin de cette localité. Cette yechivaa connu sous sa direction un développement considérable, en attirant à elle des géants en Tora venus de toute l’Europe. Il a conféré la semikha – honneur éminent difficilement accessible – à trois cents disciples et a accueilli auprès de lui quatre-vingts Ba‘alei ha-Tossafoth,parmi lesquels Rav Eliézèr de Metz et Rav Chimchon de Sens. Ses disciples se sont éparpillés à travers la France, ainsi qu’en Allemagne et en Grande-Bretagne, pour y ouvrir de nouvelles Yechivoth, contribuant ainsi à disséminer à travers le continent européen les enseignements et les méthodes de Rachi et des Tossafoth.

Le prestige de Rabbeinou Tam
Personnage remarquable, au caractère affirmé et volontaire, Rabbeinou Tam a incarné l’autorité dont le monde achkénaze avait alors besoin.
Il a été l’une des plus éminentes autorités halakhiques de son temps. Ses décisions étaient respectées par tous, et son beith din s’est acquis une prééminence dans tous les domaines. Jouissant d’une très grande fortune, il a entretenu de ses propres deniers la Yechivath Ba‘alei ha-Tossafothet il a financé la construction de la synagogue de Ramerupt. Comme banquier, il prêtait de l’argent à la noblesse du pays. Il était également vigneron, ayant pris la suite de son grand-père Rachi, et il s’occupait de textiles avec le fil produit par les chèvres de son frère, le Rachbam.
Son expérience dans les affaires a donné à Rabbeinou Tamun champ de vision particulièrement éclairé dans l’élaboration de ses responsas. C’est ainsi qu’il a décidé qu’il est permis de faire réparer par des non-Juifs une cuve de vin présentant une fuite, malgré l’interdiction de le leur faire toucher. Il considérait en effet que le réparateur n’avait pas l’intention de toucher le liquide pendant son travail.
De même a-t-il décidé qu’une banque appartenant à un Juif a le droit d’ouvrir pendant ‘Hol ha-mo‘èd, étant donné qu’elle risquerait, si elle devait rester fermée une semaine entière, de perdre des clients et de compromettre le gagne-pain de ses propriétaires juifs.
Une de ses innovations les plus originales, dont les conséquences se font encore sentir de nos jours, a consisté à encourager l’étude de la Tora par tous les hommes, et pas uniquement par ceux qui aspirent à une semikha. Son initiative n’est pas sans préfigurer l’institution du daf yomi et les heureux effets qu’elle produit aujourd’hui.

Les taqanoth de Rabbeinou Tam
En tant qu’autorité reconnue à travers toute l’Europe, Rabbeinou Tam édicta de nombreuses taqanoth (« décisions halakhiques ») destinées à adoucir la situation critique dans laquelle se trouvait le peuple juif et à préserver la gloire de la Tora. Nous évoquerons ici l’une de ces taqanoth, approuvée par tous les Sages de l’époque, et incorporée par la suite dans le Choul‘han ‘aroukh(Evène ha‘ézèr 53, 3) :
En ces temps-là, le peuple juif souffrait de nombreuses calamités. Beaucoup de femmes décédaient peu de temps après leur mariage, soit après avoir accouché, soit avant. En outre, beaucoup d’entre elles étaient massacrées par les Croisés.
Etant donné que, selon la Tora, le mari hérite des biens de sa femme, les parents qui perdaient leur fille récemment mariée voyaient avec amertume la dot qu’ils lui avaient donnée passer dans le patrimoine d’une personne désormais étrangère à leur famille. Ils souffraient ainsi non seulement de la perte de leur enfant, mais aussi d’une perte d’argent qui pouvait être importante. (Notons qu’il en était différemment dans le cas de la naissance d’un enfant, celui-ci ayant vocation à hériter des biens de la défunte.)
Pour atténuer les effets de cette situation, Rabbeinou Tam décida que, dans le cas de décès d’une femme dans les douze mois de son mariage, le mari devait restituer sa dot à ses parents.
Il fixa aussi pour règle que seuls les noms hébreux pouvaient être utilisés dans un guet (« acte de divorce »), décision qui s’imposait avec d’autant plus d’acuité que beaucoup de femmes avaient abandonné l’observance de la Tora et souhaitaient ne faire figurer sur ce document que leurs noms chrétiens nouvellement adoptés.
Plus tard, lorsqu’il devint président du beith din de Troyes, il lutta avec obstination contre ceux qui portaient leurs litiges devant les tribunaux non juifs, persuadés que ceux-ci faisaient exécuter leurs décisions plus efficacement que les batei din. Il excommunia ceux qui, directement ou indirectement, obligeaient d’autres Juifs à se présenter devant ces juridictions.
C’est lui qui justifia la récitation des piyyoutim pendant les offices de Roch hachana et de Yom Kippour, s’opposant ainsi à ceux qui prétendaient les écarter au motif qu’ils auraient constitué des interruptions interdites. Il justifia le maintien de ces textes dans le canon des prières au motif qu’ils avaient été institués par les Sages de la Michna, et donc que leur récitation était tout à fait légitime.
Il était lui-même poète, et a composé de remarquables élégies remplies de l’aspiration vers Hachem, sanctifiant Son Nom et mettant Sa souveraineté en valeur. L’une d’elles, intitulée Yetsiv pithgam et chantée à Chavou‘oth, est débordante de sainteté.

Le Séfèr ha-yachar
Il arrivait à l’époque que des copistes reproduisent inexactement des textes du Talmud, faute souvent de les avoir compris.
Rabbeinou Tam lutta vigoureusement contre cette pratique et réagit sévèrement contre ces individus, en insistant sur les dommages énormes qu’ils causaient aux étudiants en Tora et au peuple juif.
Il rédigea un ouvrage, le Séfèr ha-yachar, pour corriger ces erreurs et rétablir une présentation correcte. Ce livre fut rapidement adopté par les érudits en Tora.

Les tefiline de Rabbeinou Tam
L’une des plus célèbres controverses dans laquelle s’impliqua Rabbeinou Tam est celle qui a porté sur la confection des tefiline.
Selon la légende, Rabbeinou Tam, encore tout jeune enfant, se serait un jour assis sur les genoux de Rachi lorsqu’il arracha soudain les tefiline de son grand-père. Celui-ci aurait alors prédit prophétiquement que, parvenu à l’âge adulte, son petit-fils contredirait son opinion sur celles-ci.
En réalité, cependant, la controverse avait déjà pris naissance plusieurs siècles auparavant.
Le débat porte sur l’ordre dans lequel les parchiyoth doivent être rangées dans les boîtiers des tefiline. Ces parchiyoth, qui portent le nom sous lequel est désigné leur premier verset, sont : Chema’ (Devarim 6, 4 à 9), Wehaya im chamo‘a (Devarim 11, 13 à 21), Qadèch li kol bekhor (Chemoth 13, 2 à 9) et Wehaya ki yeviakha (Chemoth 13, 11 à 16).
Selon les anciens Sages d’Erets Yisrael, les parchiyoth doivent se présenter dans l’ordre suivant : Qadèch, Wehaya ki yeviakha, Chema’ et Wehaya im chamo‘a. Ceux de Babylonie estimaient, en revanche, que l’ordre doit être : Qadèch,Wehaya ki yeviakha,Wehaya im chamo‘a et Chema’, la différence d’appréciation concernant uniquement la place que doivent occuper les deux parchiyoth finales.
Etant donné que les Juifs de France suivaient les coutumes d’Erets Yisrael, Rachi avait décidé qu’il fallait suivre l’ordre fixé par elles. C’est ainsi que ces tefiline sont appelées : tefiline chel Rachi.
Les Juifs d’Espagne, quant à eux, respectaient les décisions et les coutumes des Sages de Babylonie.
Rabbeinou Tamétait d’avis que les usages en honneur chez les Sages de Babylonie respectaient plus fidèlement les prescriptions talmudiques. C’est donc leurs exigences qu’il fallait observer.
L’opinion de Rabbeinou Tama été combattue par beaucoup d’autorités, et la halakha considère que c’est à celle de Rachi qu’il faut obéir. Certains cabbalistes espagnols l’ont cependant adoptée par la suite, sans être toutefois suivis par la plupart des autorités de leur pays. On a finalement admis que les gens de plus stricte observance pouvaient porter les tefiline de Rabbeinou Tam après celles de Rachi. Les rabbins d’obédience hassidique ont fixé la même règle. Selon le Choul‘han ‘aroukh(Ora‘h ‘hayim 34, 2), « ceux qui craignent le Ciel portent les deux sortes ».
C’est également Rabbeinou Tam qui a institué ses règles propres sur le calcul de la tombée de la nuit. Cette question dépasse cependant le cadre du présent article.

L’esprit de décision de Rabbeinou Tam
L’une des raisons pour lesquelles le qualificatif de Tam a été ajouté au nom de Rav Ya‘aqov est que, à l’instar de son ancêtre et éponyme, il a été connu comme un ich tam (« un homme intègre » – voir Berèchith 25, 27). Mais cet adjectif traduit également un « constant dévouement » à Hachem, caractéristique de la personnalité de cette personnalité hors du commun.
Il lui est souvent arrivé d’affirmer des points de vue qui allaient à l’encontre des tendances et des opinions de son époque, ainsi que de celles qui avaient été émises sur des points de halakha par des autorités rabbiniques de France, d’Allemagne, d’Italie et d’Espagne. On relèvera en particulier son attitude, contraire à celle de ses contemporains, consistant à se montrer tolérant envers les Juifs qui avaient été convertis sous la contrainte au christianisme et qui aspiraient à retourner à leur foi ancestrale. Rabbeinou Tam s’est obstinément attaché à son point de vue, épargnant ainsi au judaïsme achkenaze les affres d’un schisme à une époque où il lui fallait, plus que jamais, affirmer son unité face aux terribles persécutions qui allaient commencer.

L’époque des croisades

Né quatre ans après la première d’entre elles, Rabbeinou Tam a traversé l’un des plus terribles moments de l’histoire humaine, monstrueusement féroce pour les Juifs, celle des Croisades.
La première Croisade, mieux connue dans l’histoire juive sous le nom de Gezèroth tatnou (abréviation de l’année 4856 [1096]), a été lancée par des milliers de Croisés assoiffés de sang, qui se sont rassemblés en France afin de gagner Erets Yisrael pour le conquérir et en chasser les infidèles musulmans. En chemin, des moines excités par la haine les ont encouragés à commencer leur campagne de « purification » en massacrant tous les Juifs qu’ils allaient rencontrer au cours de leur périple. C’est à Rouen qu’ont commencé les tueries. Ayant forcé les Juifs de la ville à se réunir dans l’église, ils ne leur ont laissé le choix qu’entre la conversion et la mort. Les malheureux ayant tous refusé de renier leur foi, ils furent massacrés pour la sanctification du Nom divin. Les Croisés se dirigèrent ensuite vers Troyes où ils répétèrent les mêmes forfaits.
Après la traversée du Rhin, ce fut au tour des communautés juives d’Allemagne comme Spire, Worms et Mayence de subir des atrocités.
La deuxième Croisade, tout aussi atroce que la première, commença en 1146.

Victime des Croisés

Le deuxième jour de Chavou‘oth 1146, des Croisés déchaînés, qui savaient queRabbeinou Tamétait l’une des plus éminentes autorités rabbiniques de la communauté juive, firent irruption dans sa maison à Ramerupt. Ils commencèrent par lacérer, sous ses propres yeux, son Séfèr Tora, puis ils l’appréhendèrent et l’entraînèrent vers une colline proche dans l’intention de le tuer.
Dans ce lieu isolé, ils le torturèrent et lui tailladèrent le visage.
Passa alors par là, comme par miracle, un gentilhomme qu’il connaissait. Rabbeinou Tam le supplia de le soustraire à ses bourreaux, lui promettant, pour le récompenser de son aide, un excellent destrier – cadeau très apprécié par les nobles de l’époque.
Le gentilhomme ordonna à la meute enragée de relâcher sa victime, lui promettant, comme pour apaiser sa conscience ainsi mise à mal, d’inciter lui-même Rabbeinou Tam à se convertir. Celui-ci quitta aussitôt Ramerupt, abandonnant sa fortune et notamment sa bibliothèque, et il partit pour Troyes où il demeura jusqu’à son décès.

La première accusation de meurtre rituel

C’est en 1171, tandis que les Croisades faisaient encore rage, que fut lancée à Blois, pour la première fois dans l’histoire, une accusation de meurtre rituel. On y reprocha à trente Juifs de s’être rendus complices du prétendu meurtre d’un enfant chrétien. Ceux-ci, parmi lesquels figuraient deux disciples de Rabbeinou Tam, furent brûlés vifs sur le bûcher.
Rabbeinou Tam demanda que l’on rédige un compte-rendu de cette accusation et des événements qui lui firent suite. Ce compte-rendu figure dans un ouvrage intitulé Séfèr Gezèroth Achkenaze we-Tsorfath.
Ce malheur exerça un profond impact sur les communautés juives de l’époque, non seulement à cause du caractère horrible de l’événement, mais aussi parce qu’il a préfiguré le début d’une ère de catastrophes pour nos frères. Beaucoup de poètes ont composé des élégies pour commémorer cette épreuve, etRabbeinou Tam décida que le 20 siwan, date à laquelle elle a eu lieu, serait désormais un jour de jeûne pour les Juifs de France, de Grande-Bretagne et d’Allemagne.
Presque cinq cents ans après, lorsque commencèrent les pogroms de Ta‘h we-tat (5408 [1648] – 5409 [1649]), Rav Chabtaï ha-Kohen, le Chakh, fixa lui aussi au 20 siwan un jour de jeûne pour les Juifs d’Europe de l’est.

Le cœur brisé

Très affecté par les événements de Blois, Rabbeinou Tam décéda deux semaines plus tard, le 4 tamouz, au cours d’une visite à Ramerupt.

Un souvenir perpétuel

Rabbeinou Tam a été inhumé à Ramerupt, au lieu-dit Ohel Qodchei Ramerupt, où sa tombe est encore visible aujourd’hui.
Dans son éloge funèbre, Ibn Ezra, avec qui il correspondait souvent, l’appela un malakh Eloqim (« ange de Hachem »). De même le Rivach (Rav Yits‘haqben Chéchett Perfett [Espagne et Algérie –1326 –1408]) a dit de lui qu’il a été l’un des plus éminents talmidei ‘hakhamim de tous les temps.
Puissions-nous rester toujours fidèles à son souvenir !
D. SOFER

(Adaptation en français par Jacques KOHN Zal d’un article paru dans le journal Yated Nééman (YatedUSA), avec son autorisation.)