Dans notre paracha, la Torah répète pour la troisième fois l’interdiction de retourner vivre en Egypte. Outre les détails de cette interdiction, il convient essentiellement de déterminer si elle persiste également de nos jours.

La Mékhilta écrit qu’à trois reprises, la Torah nous défend de retourner vivre en Egypte : « Si vous avez vu les Egyptiens aujourd’hui, vous ne les reverrez plus jamais » (Chémot 14, 13) ; « L’Eternel vous a déclaré que vous ne reprendrez plus ce chemin-là » (Dévarim 17, 16) et dans notre paracha : « L’Eternel te fera reprendre, sur des navires, la route de l’Egypte, cette route où Je t’avais dit : “Tu n’y repasseras plus !“ ».

Bien que ces différents versets puissent se lire comme de simples promesses, et non comme des ordres formels, il n’en est cependant rien : « Nous savons par tradition que ces versets énoncent une interdiction » (Séfer haMitsvot lo taassé 46). Dans son Michné laMélekh, le Rambam reprend cette décision de manière catégorique : « Il est permis de vivre en tout endroit du monde, sauf en Egypte » (Hilkhot Mélakhim 5, 7). Plus loin, le Rambam donne plus de précisions à ce sujet : « Il est permis de retourner en Egypte pour des raisons commerciales ou pour la conquête d’autres terres. Il n’est interdit de s’y rendre que dans l’intention de s’y installer ».

Cependant, on trouve à ce sujet différentes dérogations. Certains décisionnaires considèrent que l’interdiction de retourner en Egypte n’était valable que tant que le peuple juif vivait sur sa terre et y régnait, mais pas en période d’exil (Ritva Yoma 38). D’autres estiment que l’interdiction n’a été énoncée que lorsqu’on emprunte « ce chemin-là », par lequel nos pères s’y sont rendus. Enfin, d’autres avis pensent que cette défense ne s’adresse pas à des particuliers (cf. Hagaot Maïmoniyote ibid.).

Mais ces différentes possibilités ne résolvent pas le problème principal : comment le Rambam se conforme-t-il à sa propre opinion ? En effet, dans ses décisions, il n’évoque à aucun moment l’une ou l’autre de ces dérogations, laissant clairement entendre qu’il n’y pas d’exception à la règle ! Pour lui, il est interdit de vivre en Egypte à tout moment, quels que soient les circonstances ou le chemin emprunté pour s’y rendre. Par conséquent, quoi de plus étonnant qu’il élut lui-même domicile en Egypte et y vécut de nombreuses années ?

On trouve à ce sujet un témoignage selon lequel le Rambam aurait été conscient de violer la volonté de la Torah en y résidant : « Lors de mon passage en Egypte, j’ai entendu de la bouche de rav Chmouel, un descendant direct du Rambam, qui m’affirma que son aïeul signait ses lettres ainsi : “Moché ben Maïmon, qui transgresse chaque jour trois interdits de la Torah“ » (Kaftor vaFéra’h chap. 5). Mais ce témoignage fut vivement contesté par de nombreux auteurs, qui affirment que jamais le Rambam n’aurait agi de la sorte sans permission, surtout pas en témoignant ainsi lui-même de ses propres fautes…

Dans le responsa Tsits Eliézer (tome XIV, chap. 87), cette question est longuement abordée. Mais comme le note cet auteur, le Rambam autorise lui-même de partir en Egypte pour des raisons commerciales, tant que l’intention n’est pas de s’y installer. Nous voyons donc que ce n’est pas tant le voyage en Egypte qui est interdit, mais surtout les raisons qui motivent ce voyage. Par conséquent, de la même manière qu’il est permis de s’y rendre pour réaliser du commerce, tout autre motif peut également l’autoriser. Or, nous savons que le Rambam était recherché et menacé de mort, et que sa venue en Egypte était surtout destinée à le sauver des griffes de ses ennemis. Son installation y était donc tout à fait légitime, et ne témoignait nullement d’une volonté de s’y installer. Le Radvaz, un décisionnaire qui vécut lui-même en Egypte, ajoute qu’une fois sur place, le Rambam avait en outre de très bonnes raisons d’y rester : des ministres proches du Sultan l’élurent rapidement comme leur médecin attitré, et auraient certainement vu son départ d’un mauvais œil.

Ces considérations sont admises par de nombreux décisionnaires, notamment le Aroukh haChoul’han haAtid qui écrit : « Toutes les personnes qui vivent en Egypte pour leur subsistance ne transgressent pas cet interdit. Le Rambam lui-même s’enfuit en Egypte parce qu’il avait été dénoncé aux autorités, il y resta pour les besoins de sa subsistance et surtout, parce qu’il put y enseigner la Torah et renforcer le judaïsme authentique en combattant les Saducéens [les Caraïtes] qui abondaient alors en Egypte » (Mélakhim 74, 15).

Concluons par une approche cabalistique, qui tente d’expliquer le retour du judaïsme dans cette terre damnée par la Torah. Le ‘Hida (Péta’h Enaïm sur Yoma 38) rapporte au nom du Ari zal (qui vécut lui-même pendant une période en Egypte) l’explication suivante : nous savons que les exils juifs sont destinés à extraire les « étincelles de sainteté » – éléments de Bien dispersés à travers le monde – de leurs terres d’accueil. Or, durant l’exil égyptien, la terrible oppression qu’y subirent les Hébreux, le mérite de grands hommes qui y vécurent – notamment Moché et Aharon – et les mitsvot particulières qui y furent réalisées permirent d’extraire de cette terre toutes les étincelles de sainteté qui y stagnaient. C’est en ce sens que le verset dit : « Ils dépouillèrent l’Egypte » (Chémot 12, 36) – en l’épurant de toute trace de sainteté.

Mais comme en témoignent différents textes, le peuple juif enfreignit l’interdiction de retourner en Egypte à trois reprises, notamment après le meurtre de Guédalya ben A’hikam. Suite à ces transgressions, les Juifs installés en Egypte furent sévèrement punis, notamment lorsque la communauté d’Alexandrie fut entièrement décimée (Talmud Soucca 51/b). Ces différentes immigrations intempestives, précise le Ari zal, ramenèrent de nombreuses étincelles de sainteté en terre égyptienne. C’est pourquoi, au fil des siècles, d’importantes communautés juives s’établirent en Egypte, pour en extraire ces nouvelles parcelles de sainteté.

Par Yonathan Bendennnoune, en partenariat avec Hamodia.fr