Dans la bénédiction qu’accorda Yaacov à Zévouloun, le patriarche déclara : « Zévouloun occupera le littoral des mers, il offrira des ports aux vaisseaux et sa plage atteindra Sidon. » (Béréchit 49, 13).

D’après Rachi, cette bénédiction porte une annonce : « Zévouloun s’adonnera au commerce, et procurera sa subsistance à la tribu d’Issakhar, qui se vouera quant à elle à l’étude de la Torah. Moché l’exprima également [dans sa bénédiction] : ‘Sois heureux, Zévouloun, dans tes voyages, et Issakhar dans tes tentes’ – Zévouloun fera du commerce, pendant qu’Issakhar s’adonnera à l’étude dans ses tentes. »

Le rapport particulier qu’entretenait ces deux tribus donna jour à une forme d’alliance bien connue :

l’association dite d’« Issakhar et Zévouloun », par laquelle deux personnes peuvent partager le salaire de leur labeur respectif, celui de l’étude de la Torah pour la première, et les gains d’argent pour la seconde. Cette alliance apparaît explicitement dans la Halakha, dans une décision rapportée par le Rama : « Un homme peut conclure un accord avec son ami, aux termes duquel lui-même s’adonnera à l’étude de la Torah et l’autre lui assurera sa subsistance, et en échange, le salaire de l’étude sera partagé. En revanche, pour l’étude déjà effectuée, il ne peut vendre sa part en échange d’une somme d’argent » (Yoré Déa 246, 1).

Rav Acher Weiss (Min’hat Acher Béréchit chap. 73) s’interroge sur les termes exacts de ce « partage des bénéfices » : consiste-t-il en une association à proprement parler, dans lequel chaque partie s’engage à partager la moitié ou une partie de ses « bénéfices » ? Ou s’agit-il davantage d’une forme de mécénat, à l’image d’un don de charité offrant à Zévouloun un mérite en raison de sa contribution ?
Ces deux approches furent visiblement l’objet d’une discussion entre les décisionnaires. Le Maharam Alchakar cite une décision au nom de rav Haï Gaon, selon laquelle un tel arrangement reste nul et non avenu. Il cite à ce sujet un verset du Cantique des cantiques (8, 7) : « Quand bien même un homme donnerait toute la fortune de sa maison pour acheter l’amour, il ne recueillerait que dédain », que le Talmud (Sota 21/a) invoque lui-même comme preuve que l’on ne peut « vendre » le salaire de son étude. Toutefois, dans la suite de ses explications, le Maharam Alchakar écrit qu’« assurément, celui qui paie un salaire à un précepteur pour enseigner la Torah méritera une grande récompense (…) et plus encore, s’il soutient ceux qui s’adonnent à l’étude de la Torah et aux mitsvot, pour leur permettre de s’y vouer librement, il recevra un grand salaire et sera récompensé pour sa contribution… » Cette contradiction apparente se résout d’une manière évidente : pour cet auteur, il est impensable de « vendre » – au sens propre du terme – un quelconque salaire spirituel, et c’est à ce sujet qu’il est dit : « Il ne recueillerait que dédain. » Mais réciproquement, il est tout aussi indéniable que celui qui offre à autrui la possibilité d’accomplir une mitsva sera récompensé pour sa contribution dans cette entreprise.
En revanche, dans le responsa Avkat Rokhel (question 2) dû à la plume de Rabbi Yossef Karo, l’auteur du Choul’han Aroukh, on découvre une approche différente. Il s’étend longuement pour démontrer que l’association d’« Issakhar et Zévouloun » ne peut fonctionner que si des clauses précises sont énoncées auparavant, dans lesquelles il sera stipulé qu’Issakhar cèdera une part de l’étude de sa Torah à Zévouloun, et que ce dernier ne consentira à subvenir aux besoins du premier qu’à condition qu’il s’adonne à l’étude. Rachi lui-même semble suivre cet avis, puisque dans son commentaire sur le traité Sota, il écrit : « Chimon le frère d’Azaria était un Sage de la Michna, qui put étudier la Torah grâce à son frère qui s’adonna au commerce afin de partager le salaire de l’étude de Chimon ».
A l’ère contemporaine, on découvre que le rav Moché Feinstein retint lui-même cette seconde approche, dans ses décisions halakhiques. Il y explique notamment que cette association n’a aucune commune mesure avec un ordinaire don de charité. D’après lui, il s’agit d’une loi spécifique, énoncée uniquement à l’égard de l’étude de la Torah et semblable en tous points à une association financière. De ce fait, il considère que cette association échappe à certaines règles propres à la charité (comme l’ordre de priorité des personnes à qui l’on doit donner) – chaque « Zévouloun » est en droit de partager ses biens avec qui bon lui semble en échange de son étude, à l’instar de toute association.
Que vend-on ?
Mais quelle que soit la manière dont on envisage cette alliance, il convient d’éclaircir un point : s’il s’agit d’une association au sens strict du terme, pour quelle raison le Rama statue-t-il que seule l’étude à venir peut être partagée ? Pourquoi ne pourrait-on pas vendre le salaire d’une étude déjà effectuée ? Inversement, d’après l’opinion qui considère cette alliance comme un mécénat ordinaire, pourquoi ces deux hommes doivent-ils « conclure un accord », selon les termes du Rama ? N’est-il pas naturel que les conséquences d’une contribution reviennent en partie à son initiateur ?
Outre ces questions que pose rav Acher Weiss, il convient de comprendre :

Pourquoi ce partage a-t-il été énoncé précisément pour l’étude de la Torah ?

Une personne qui rend fréquemment visite aux malades ne pourrait-elle pas également « vendre » la moitié de sa récompense, en échange d’une somme d’argent ?
D’après le Min’hat Acher, la réponse qui s’impose ici est la suivante : ce n’est pas exactement le salaire de l’étude que l’on est en mesure de vendre, mais l’essence même de l’étude. Car en effet, il semble inconcevable de céder une part d’un salaire spirituel et éternel en échange d’une somme d’argent. D’ailleurs, le Or Ha’haïm (sur parachat Ki Tissa) note qu’il est faux de croire qu’en raison de cet échange, le salaire de l’étude d’Issakhar diminuera proportionnellement aux rétributions offertes par Zévouloun. Tout porte donc à dire que ce n’est pas du « salaire » qu’il est question dans cette association, et c’est pourquoi elle ne peut être envisageable pour une tout autre mitsva.
En réalité, nous devons comprendre que D.ieu souhaite que chaque membre du peuple juif ait droit à une part dans la Torah, qui est notre raison d’être ici-bas et la source de notre vie dans l’au-delà. Or, comme de nombreuses personnes sont dans l’impossibilité de s’y consacrer, et que celles qui le peuvent n’en ont généralement pas les moyens financiers, c’est pourquoi D.ieu a prévu cet arrangement exceptionnel, par lequel celui qui soutient l’étude accède aux dimensions que la Torah offre à ceux qui s’y adonnent. Cette perspective apparaît en fait dans les termes mêmes de la décision du Rama : « S’il pourvoit aux besoins de ceux qui étudient, c’est comme si lui-même étudiait. »
Vendre ses fautes…
Dans ce même contexte, les décisionnaires furent confrontés à des cas fort singuliers : lors d’une collecte de fonds pour une personne dont les jours étaient comptés, un donateur proposa d’offrir une somme très conséquente, à condition que quelqu’un accepte de recueillir en échange la totalité de ses fautes…
Evidemment, les décisionnaires rejetèrent catégoriquement cette proposition, en faisant remarquer que nul ne pourrait se dédouaner d’un châtiment par un rachat pécuniaire. Et parallèlement, jamais D.ieu ne punira un homme pour des; actes qu’il n’aurait jamais commis.

Par Yonathan Bendennnoune, en partenariat avec Hamodia.fr