Les premiers versets de notre paracha sont assez obscurs et l’on peine à comprendre la conclusion à laquelle ils conduisent. Rachi lui-même s’efforce d’y donner un sens et cite à ce sujet une interprétation talmudique, qu’il rejette ensuite par manque de cohérence. Mais dans le commentaire du Akédat Its’hak, nous trouvons un éclairage qui résout la plupart des difficultés, et qui offre un regard remarquable sur la manière dont D.ieu régit le monde.

Les Noms divins
La paracha de Vaéra débute par ces mots : « D.ieu S’adressa à Moché en disant : Je suis le Nom [le Tétragramme]. J’ai apparu à Avraham, Its’hak et Yaacov comme Kel Chakaï [l’Etre immuable], mais Je ne Me suis pas révélé à eux par le Nom [le Tétragramme]. Car J’avais établi Mon alliance avec eux en leur faisant don du pays de Canaan (…) et J’ai entendu les plaintes des enfants d’Israël, asservis par les Egyptiens (…) Parle donc ainsi aux enfants d’Israël : Je suis le Nom, Je vais vous soustraire aux tribulations de l’Egypte et vous délivrer de sa servitude, Je vous affranchirai avec un bras étendu à l’aide de châtiments terribles… » (Chémot 6, 2-6).
En clair, D.ieu Se révèle à Moché sous le Nom du Tétragramme – chose qu’Il n’avait pas faite a priori à l’égard des patriarches – et réitère la promesse de leur apporter la délivrance en punissant le peuple d’Egypte. Outre l’enchaînement des idées que l’on saisit difficilement, Rachi soulève un problème de taille : il est manifeste que D.ieu Se révéla aux patriarches également sous le Tétragramme, comme on le voit dans ce verset : « Il lui dit : Je suis le Nom, Qui t’a fait sortir d’Our Kasdim »… (Béréchit 15, 7). Sans nous étendre sur les nombreux aspects techniques du débat, voici l’explication qu’apporte l’Akédat Its’hak à ces quelques versets.
Lorsque nous parlons d’un être vivant, nous pouvons le désigner par l’une de ses différentes propriétés, par le métier qu’il exerce, par son état civil, sa nationalité ou sa personnalité. Mais nous pouvons aussi le désigner par son nom : dans ce vocable, sont inclus l’essence, les attributs et toutes les dispositions qui définissent l’individu. Donner un nom aux personnes et aux choses nous permet ainsi d’englober, dans une même dénomination, l’ensemble de ses aspects les plus divers.
C’est dans la même optique que nous devons comprendre la notion des Noms sacrés, qui désignent le Créateur. De Lui, nous ne connaissons que Ses Attributs, c’est-à-dire la manière dont Il interagit avec Sa création. Nous pouvons dire de Lui qu’Il est « Grand », « Puissant » ou « Redoutable », chacun de ces Noms spécifiant l’une des Qualités par lesquelles Il Se révèle aux hommes. Mais comme chez l’être humain, il existe également une désignation qui englobe tous ces Attributs : le Tétragramme, que nous évoquons généralement en disant simplement « Hachem » – c’est-à-dire le Nom par excellence, qui englobe l’intégralité des autres Attributs.
Si ces Attributs s’élèvent à un grand nombre, les principaux furent énoncés par Moché lui-même : « Car l’Eternel [le Tétragramme] est le D.ieu des dieux, le Maître des maîtres, D.ieu Grand, Puissant et Redoutable » (Dévarim 10, 17). Les trois derniers Attributs de ce verset désignent les trois principes élémentaires de notre foi : D.ieu est Grand – c’est-à-dire que Son Existence est nécessaire, inéluctable –, Il est Puissant – c’est-à-dire qu’Il règne sur la création et la dirige selon Sa volonté – et Il est Redoutable – Il réagit aux actions des hommes, récompensant ceux qui Lui sont fidèles et châtiant ceux qui le méritent
.
Pourquoi m’as-Tu envoyé ?

Revenons à présent à notre paracha. Dans les derniers versets de Chémot, Moché se lamente devant D.ieu : « Pourquoi as-Tu frappé ce peuple, et dans quel but m’as-Tu envoyé ? Depuis que je me suis présenté à Pharaon pour parler en Ton Nom, le sort de ce peuple a empiré ! » D.ieu lui reproche donc sa réaction au début de notre paracha : « Je suis le Nom [le Tétragramme] » – autrement dit, Mon Nom renferme un certain nombre d’Attributs, qui ont chacun leur place dans l’évolution de l’Histoire.
Pour Moché, le projet divin se résumait à « délivrer les enfants d’Israël » – à les libérer de l’oppression. Et de ce fait, en voyant que depuis le début de sa mission, c’est tout le contraire qui s’est produit, il s’étonne : « Dans quel but m’as-Tu envoyé ? » Mais cette réaction vient du fait qu’il n’avait qu’une vision restreinte de l’ensemble du plan divin. C’est pourquoi D.ieu l’exhorte à s’inspirer des patriarches, auxquels le Créateur n’avait révélé qu’un seul aspect de Ses Attributs : « J’ai apparu à Avraham, Its’hak et Yaacov comme Kel Chakaï [l’Etre immuable], mais Je ne Me suis pas révélé à eux par le Nom [le Tétragramme]. »
C’est-à-dire que lorsque D.ieu S’était révélé aux patriarches, Il ne leur avait laissé entrevoir qu’un seul des multiples aspects du Tétragramme, celui de Kel Chakaï, qui Le désigne en tant qu’Etre nécessaire à l’origine de toute la création. Quant aux autres Attributs, par lesquels D.ieu dirige le monde et interagit avec les hommes, ils n’en eurent pas connaissance. Ils n’eurent en effet pas le mérite de voir les promesses divines s’accomplir, ils durent même batailler pour faire valoir leur droit dans la terre qu’Il leur avait pourtant bien promis. Cet aspect de la Divinité leur était resté voilé mais pourtant, ils ne s’en étaient jamais plaints. En clair, les patriarches avaient compris qu’ils ne voyaient qu’une petite fraction du projet divin – celui où Il Se révèle aux hommes comme un Etre immuable –, mais pas la partie où Il met Ses plans à exécution. Et c’est en cela que Moché faillit : il ne comprit pas que les événements s’inscrivent dans un plan aux proportions formidables, qui dépassent largement la seule délivrance du peuple hébreu.
Car de fait, si D.ieu laissa les Egyptiens redoubler de cruauté envers les Hébreux, c’est parce que le temps était venu de montrer les autres aspects de Son intervention sur terre : « Car J’avais établi Mon alliance avec eux en leur faisant don du pays de Canaan (…) et J’ai entendu les plaintes des enfants d’Israël, asservis par les Egyptiens » – l’heure a sonné où Mon alliance – Mon projet – est arrivée à maturation, à savoir faire entrer les enfants d’Israël dans leur terre tout en punissant les Egyptiens pour leurs sévices. C’est pourquoi D.ieu enjoint à Moché de révéler aux Hébreux : « Je suis le Nom » – découvrez à présent l’ensemble des Attributs du Tétragramme, qui englobe également la Puissance et l’Irréductibilité de l’action divine. Et si vous ne comprenez pas pourquoi vos tourments connaissent aujourd’hui une recrudescence, sachez que cela fait partie de Mon projet global – pour entraîner le châtiment des Egyptiens.
Comprendre l’histoire
Le message que D.ieu révéla à Moché en formulant ces reproches, s’adresse en vérité à chacun de nous, comme à l’Humanité tout entière. Nous voyons des faits épars, des rebondissements de l’histoire qui nous laissent interdits : que signifie tel événement ? Pourquoi D.ieu tolère-t-il que tant de mal soit réalisé ? Qu’attend-Il pour réagir ? Mais ces questions sont soulevées parce que notre regard sur l’histoire est le même que celui que Moché porta en son temps sur sa mission : nous ne voyons qu’une toute petite partie de l’immense projet divin, qui conduit l’Humanité vers sa rédemption.
A nos yeux, le plan divin se résume – « doit » se résumer – à punir les mécréants et récompenser ceux qui Lui sont fidèles. Nous n’envisageons qu’un seul aspect de Sa volonté et de Son action, sans comprendre que celles-ci opèrent sur une multitude de plans. Le projet divin s’étend sur plusieurs millénaires, et conduira l’Humanité jusqu’au but ultime qu’Il lui a choisi. Chercher à comprendre pourquoi D.ieu agit ainsi avec les hommes est tout bonnement utopique, car ce « pourquoi » ne sera résolu que lorsqu’Il aura décidé d’amener l’Histoire à son terme.
Par Yonathan Bendennnoune, en partenariat avec Hamodia