Le dernier verset de notre paracha annonce : « Moché pénétra au milieu du nuage et s’éleva sur la montagne. Il resta sur cette montagne quarante jours et quarante nuits » (Chémot 24, 18). Dans les Pirké Dérabbi Eliézer (chap. 46), Rabbi Eliézer ben Hourkenos commente ce verset de la manière suivante : « Pendant les quarante jours que Moché passa sur la montagne, il se consacra à l’étude de l’Ecriture pendant la journée, et à l’étude de la Michna pendant la nuit ».

Par ces mots, nos Sages posent le principe des deux études différentes qui composent toute la science de la Torah : la Loi écrite et la Loi orale, qui furent l’une comme l’autre transmise à Moché sur le mont Sinaï. Dans ce texte, nous apprenons donc que l’étude de ces deux différentes lois est liée à un moment particulier de la journée : l’étude des textes écrits appartient au jour, et la méditation sur les transmissions orales est à la nuit. Selon rav Yaacov Kaminetski (Emet Léyaacov), cette distinction fait écho au principe selon lequel il est interdit de coucher par écrit les enseignements oraux, ou encore de réciter par cœur les enseignements écrits. C’est la raison pour laquelle chacune de ces études correspond au moment qui lui est le plus adéquat : la journée, pendant laquelle règne la lumière, s’offre davantage à l’étude de textes écrits, et pendant la nuit, où la lecture n’est pas naturelle, on doit méditer les enseignements oraux. Evolutions Or, s’interroge ce maître, il est curieux de constater que ces deux types d’études connurent une évolution paradoxale au fil des siècles. D’une part, les décisionnaires se sont efforcés d’autoriser la récitation orale de textes écrits, et parallèlement, la rédaction de textes à l’origine oraux, est devenue un idéal pour les maîtres en Torah. Tant et si bien que toute parution d’ouvrages talmudiques est considérée comme l’aboutissement de l’étude. En outre, l’étude de la Torah connut de nombreuses autres mutations. L’un des aspects les plus marquants de cette évolution est certainement la diminution d’intérêt accordé à l’étude de la Loi écrite. En effet, depuis plus d’un millénaire, l’enseignement de la Torah est essentiellement ciblé sur la Loi orale – dont les textes majeurs sont la Michna et le Talmud –, au détriment des textes les plus élémentaires de notre tradition, à savoir le ‘Houmach et les livres de Prophètes. Et ce, bien que la Michna enseigne elle-même : « A cinq ans, on enseigne à l’enfant l’Ecriture, à dix ans la Michna et à quinze ans, le Talmud » (Pirké Avot 5,21). Or, depuis plusieurs siècles, bien peu d’écoles se conforment à ce mode d’apprentissage. Pourquoi l’étude de la Torah subit-elle donc tant de « réformes », dictées et voulues par les grands maîtres de notre tradition ? Tant et si bien que les décisionnaires eux-mêmes s’interrogent sur les causes de cette étrange évolution (cf. Chakh Yoré Déa 245). Apprendre pour accomplir Selon rav Kaminetski, l’explication réside dans ce verset : « Etudiez [ces préceptes] et appliquez-vous à les suivre » (Dévarim 5,1), d’où nos Sages apprennent que « l’étude est importante, car elle amène à l’application » (Kidouchin 40/b). Autrement dit, le but ultime de l’étude réside dans la réalisation concrète des mitsvot, et c’est en cela que s’explique son importance. Par conséquent, la manière dont on étudie la Torah et l’essentiel de nos méditations doivent avant tout nous permettre d’apprendre les modalités de l’application des mitsvot. Ceci explique les multiples évolutions que connut l’étude au fil des siècles. Ainsi, lorsque les Sages des générations comprirent que le modèle idéal de l’étude – celui où un père enseigne à son fils ce qu’il a lui-même appris de ses ancêtres – ne pouvait plus répondre à cet objectif, ils décidèrent de modifier les systèmes pédagogiques, comme en témoigne le Talmud : « Dans les premiers temps, celui qui avait un père étudiait auprès de son père, et celui qui n’en avait pas n’étudiait pas. On établit alors des enseignants à Jérusalem, conformément au verset : ‘C’est de Sion que sortira la Torah.’ (…) Jusqu’à ce que vienne Rabbi Yéhochoua ben Gamla, qui instaura que l’on nomme des enseignants dans chaque région et dans chaque ville, chez lesquels on conduisait les enfants dès l’âge de six ou sept ans » (Baba Batra 21/a). Dans le même esprit, lorsque Rabbi Yéhouda Hanassi comprit que la transmission orale finirait par se perdre si elle conservait son modèle originel, il choisit d’« enfreindre les règles » et de coucher par écrit la tradition transmise à Moché oralement. Toutes ces démarches constituèrent une nécessité absolue, précisément pour préserver le patrimoine de la connaissance de la Torah. Ceci explique pourquoi l’étude fut recentrée essentiellement vers les textes talmudiques, au détriment de ceux de l’Ecriture. En effet, à l’époque de la Michna, les Sages maîtrisaient parfaitement les différents modes de déductions tirées des versets, si bien qu’ils étaient capables de déceler à l’intérieur même des versets de la Torah tous les enseignements oraux qu’ils avaient entendus de leur maître. Mais avec la clôture du Talmud, cette science se perdit et depuis lors, nul n’est en mesure d’interpréter les versets convenablement. C’est la raison pour laquelle l’« étude de texte », qui était à l’origine propre à la Loi écrite, fut déplacée et appliquée à la Loi orale. Voilà qui répondra également à notre première question. Si le mode oral fut toléré pour la Loi écrite et l’écriture admise pour la Loi orale, c’est parce que seul ce système permettait de préserver le but ultime de toute étude : savoir comment respecter et accomplir concrètement les préceptes de la Torah.

Par Yonathan Bendennnoune,en partenariat avec Hamodia.fr