Pendant les dix générations qui séparent l’époque d’Adam de celle du Déluge, l’humanité vécut dans un climat encore proche de celui du Gan Eden. En effet, nos Sages attribuent les versets suivants, extraits du livre de Job, à la génération du Déluge : « Leur postérité est fortement établie devant eux (…) leurs maisons sont en paix, à l’abri de toute crainte ; le bâton de D.ieu ne les atteint pas. Leurs taureaux ne sont pas stériles, leurs génisses mettent bas et ne perdent pas leurs petits. Ils envoient dehors leurs jeunes garçons comme un troupeau de brebis, leurs enfants se livrent à leurs jeux… » (ch. 21). Aux yeux du Talmud (Sanhédrin 108/a), ces versets témoignent du bonheur absolu dans lequel vivait l’homme en ces temps, et ce en dépit de la malédiction d’Adam qui résonnait encore dans les esprits.

Pourquoi tant de bonheur ? Visiblement parce qu’à l’époque, les tendances au mal ne s’étaient pas encore profondément enracinées dans la nature humaine. L’homme était encore en mesure de gérer même une très grande profusion de bienfaits, et de l’utiliser pour la réparation de la faute d’Adam. Malheureusement, cette génération mit au contraire à profit cette abondance extrême pour s’enliser davantage dans ses tendances matérialistes.

Comme le dit le Talmud (ad loc.) : « Ces hommes ne s’enorgueillirent [et ne se rebellèrent contre D.ieu] qu’à cause de tous les bienfaits qu’Il leur avait accordés » – la génération du Déluge fut punie et perdit sa place du Monde futur, précisément à cause de ces grands bienfaits que leur octroyait D.ieu. Au lieu de les utiliser à bon escient, ces hommes choisirent de tourner le dos à leur Créateur pour s’adonner uniquement à la satisfaction de leur ego.

C’est en ce sens que les versets de Job concluent : « Et pourtant, ils dirent à D.ieu : ‘Laisse-nous, nous n’avons nulle envie de connaître Tes voies. Qui est donc le Tout-Puissant pour que nous Le servions ? Quel profit avons-nous à lui adresser des prières ?’ ». Comme le laissent clairement entendre ces paroles, les hommes du Déluge vivaient dans un bonheur tel qu’ils considéraient leur rapport avec le Créateur comme superflu, voire inutile. Ils se dirent même : « Pourquoi avons-nous besoin de Lui ? Seulement pour les gouttes d’eau de Ses pluies ! Or, nous possédons nous-mêmes des sources et des fleuves, dont nous nous abreuvons » (Talmud). Cette profusion incita les hommes à faire tomber toutes les barrières, et à se permettre les pires dépravations que l’on puisse imaginer.

Or, comme ce bonheur se présentait comme un résidu de l’aura du Gan Eden, ces hommes furent privés de leur place dans le Monde futur : mesure pour mesure, leur incapacité à gérer tant de bonheur causa la perte de leur droit au bonheur éternel.

Moins d’une prouta

Mais paradoxalement, nos Sages enseignent également que le sort de ces hommes fut scellé à cause du vol ! Parce qu’ils se lésaient les uns les autres et qu’ils faillaient à l’éthique la plus élémentaire, ils furent condamnés à périr dans les eaux du Déluge : « Rabbi Yo’hanan dit : La génération du Déluge transgressa toutes les défenses, mais leur sort ne fut scellé qu’à partir du moment où ils se prêtèrent au vol, comme il est écrit : ‘Parce que la terre est remplie d’iniquité, Je vais les détruire avec la terre’ ».
Ceci semble pour le moins paradoxal : si ces hommes jouissaient de tant de bienfaits, qu’est-ce qui put les inciter à se nuire financièrement les uns les autres ?

Cette invraisemblance va en vérité bien plus loin. Lorsque le verset évoque l’iniquité de ces hommes, il ne parle pas de « guézel » proprement dit, mais plus précisément de « ‘hamas ». Or, que désigne le ‘hamas biblique ? C’est dans ce passage du Midrach (Béréchit Rabba 31, 5) que l’on apprend en quoi consiste cette forme de vol particulière : « Voici comment la génération du Déluge agissait : lorsqu’une personne se rendait au marché avec une caisse remplie de lupins, un premier surgissait et lui ravissait un peu moins de la valeur d’une prouta [pièce de valeur minimale] ; puis un second arrivait et lui ravissait à son tour un peu moins d’une prouta, de sorte que le vendeur ne puisse lui réclamer son larcin ». Autrement dit, les gens de cette génération s’escrimaient à léser leur prochain de la manière la plus insidieuse qui soit, en ne lui dérobant qu’une somme inférieure aux minimum requis pour déposer une plainte auprès d’un tribunal. Et dans la mesure où l’ensemble de la population agissait ainsi, on se trouvait dépouillé de tous ses biens, sans que le moindre recours à la justice ne soit envisageable.

Or, cette attitude est bien étrange : tout voleur qui se respecte a en effet pour objectif élémentaire de s’enrichir. Mais chez ces gens, le vol dénotait un non-sens évident : non seulement ils ne s’enrichissaient pas, mais qui plus est, leurs manœuvres n’avaient pour résultat que d’appauvrir leurs victimes !

La terre est aux hommes

Pour résoudre ces points obscurs, il convient de comprendre que le ‘hamas n’a rien d’une « brèche dans la loi ». En effet, s’il est impossible de déposer une plainte pour un vol inférieur à une prouta, ce n’est pas parce que ce geste n’est pas considéré comme du « vol » à proprement parler, mais uniquement du fait que le tribunal humain ne peut prendre en considération des larcins si minimes. En d’autres termes, pour le jugement du Ciel, voler une prouta à un indigent revient exactement au même que voler une fortune à un nanti, l’un comme l’autre étant en tout point considérés comme un préjudice causé à autrui.
Revenons à présent à l’attitude des gens du Déluge : comme nous l’avons vu, ils jouissaient d’une telle opulence que rien ne justifiait qu’ils s’en prennent aux biens d’autrui. S’ils le firent malgré tout, c’était pour clamer haut et fort leur philosophie : après que D.ieu ait accordé aux hommes la terre et tous ses bienfaits, Il ne peut plus désormais intervenir dans leurs affaires.
Car comme on le voit bien dans les mots du Midrach, les hommes n’avaient encore aucun problème de foi en D.ieu et ils croyaient tous fermement en Son existence. Cependant, enivrés par la formidable profusion de biens mise à leur disposition, ils s’opposèrent à ce que le Créateur S’immisce dans leurs affaires, comme le dit le verset (Psaumes 115, 16) : « Le ciel est à D.ieu, et la terre Il la donna aux hommes » !

Pour adresser ouvertement ce message au Ciel, ils agissaient de manière à afficher les limites du jugement divin : bien qu’En-Haut, l’expropriation de la plus infime somme soit considérée comme du vol, c’est néanmoins le jugement des hommes qui prévaut dans ce monde. Et si personne sur terre ne peut élever la voix contre des larcins minimes, c’est bien la preuve que seul l’homme règne ici-bas en maître !

Mais la réponse de D.ieu à ces arguments fut implacable : parce que l’humanité s’était laissée aveugler par tant d’abondance, elle fut submergée par un « déluge de bienfaits » – dont le symbole par excellence est la pluie qui tombe du Ciel…
Yonathan Bendennoune, en partenariat avec Hamodia.fr