Le personnage de Noa’h nous laisse généralement des sentiments contradictoires. D’une part, la Torah affirme qu’il était « un homme juste, irréprochable entre ses contemporains » (Béréchit 6, 9). Mais par ailleurs, nos Sages semblent se montrer d’une très grande sévérité à son égard, notamment lorsqu’ils comparent son attitude à celle d’Avraham…


Voici ce qu’on peut lire au sujet de Noa’h dans le Zohar (tome III p.15/a) : « D.ieu ordonna à Noa’h : ‘Fais-toi une arche de bois de gofer…’ Or ce dernier n’implora la miséricorde pour ses semblables. En conséquence, le déluge s’abattit sur le monde et l’humanité fut exterminée. C’est la raison pour laquelle le déluge est appelé : ‘Les eaux de Noa’h’ (Ichaya 54, 9) – elles sont assurément les eaux de Noa’h car elles tombèrent de son fait, parce qu’il n’implora pas la miséricorde pour le monde. »
Voilà un blâme supplémentaire à la charge de Noa’h : il fit visiblement preuve d’une froide indifférence envers ses semblables, restant insensible au danger qui les menaçait. Contrairement à Avraham qui implora D.ieu d’épargner les villes de Sodome et Gomorrhe, Noa’h semble ne s’être soucié que de sa propre survie et de celle de sa famille. Comment comprendre une telle indolence ? Cet homme « juste et irréprochable » était-il donc incapable de faire preuve de la moindre empathie envers ses semblables ?
Le Ktav Sofer propose de résoudre ce paradoxe à l’aide d’un principe fondamental. Pour mieux en saisir la portée, voyons tous d’abord ce récit rapporté dans le Mayan Hachavoua.
Dans l’enfer communiste
Rav Moché Feinstein était âgé d’à peine vingt-cinq ans lorsqu’il fut nommé à la tête de la communauté de Loubian (Russie), en pleine révolution bolchevique. Le nouveau gouvernement, soucieux d’asseoir sa position, entama une véritable chasse au judaïsme, harcelant les fidèles de la Torah et persécutant ses représentants officiels. Dès les premiers temps, la profession de cho’het fut interdite et les contrevenants expulsés aussitôt dans la froide Sibérie. Quant aux Rabbanim, leurs salaires furent réduits à leur plus simple expression, les contraignant à vivre dans la plus sombre pauvreté.
Mais en dépit de cette situation, la vocation de rav Moché Feinstein resta inébranlable. D’un commun accord, lui et son épouse brandirent pendant de longues années le flambeau du judaïsme dans la Russie communiste. L’idée de vivre dans le dénuement le plus complet, de trembler à chaque coup frappé à leur porte et d’être exposés à l’incarcération à tout moment, ne porta aucun ombrage à leur détermination. Rav Moché continua à étudier, à enseigner et à épauler la communauté juive en toutes circonstances. Lorsque le gouvernement décréta la fermeture de tous les mikvaot, il soudoya l’entrepreneur chargé de construire la piscine municipale pour qu’il aménage à proximité un bassin d’eaux de pluie. En reliant les deux réservoirs d’eau, la piscine devint ainsi un mikvé en bonne et due forme, au nez de la police politique.
Plus tard, les persécutions s’intensifièrent : les communistes décidèrent de confisquer la maison du rav. Le bedeau de la synagogue, qui vivait avec ses sept enfants dans une petite pièce attenante à la synagogue, accepta de partager son logis avec la famille du rav, qui comptait trois enfants en bas âge et son vieux beau-père. Les décrets s’intensifièrent ensuite tant et si bien que la question de la déportation du rav n’était, aux yeux de beaucoup, plus qu’une question de jours. Mais ces conditions de vie atroces n’ébranlèrent nullement rav Moché : « Un Juif est un soldat, et un soldat n’abandonne jamais le front ! » avait-il coutume de dire.
Pourtant, un beau jour, la nouvelle tomba sur la petite ville de Loubian comme un coup de tonnerre : rav Moché Feinstein quitte la Russie ! Après quelques vaines tentatives pour obtenir un visa pour Erets-Israël, il déposa une demande d’émigration pour les États-Unis. Celle-ci fut accueillie favorablement par le gouvernement russe, trop heureux de se débarrasser de ce Rabbin juif devenu trop encombrant.
Lorsque la nouvelle de son départ s’ébruita, une délégation de la communauté alla trouver rav Moché pour le conjurer de rester, sans courber l’échine face aux dangers. « Le danger ne m’a jamais fait reculer, répondit-il avec fermeté, et je pense l’avoir prouvé pendant toutes ces années. Si j’ai pris la décision de vous quitter, ce n’est nullement par abdication, mais parce qu’un nouvel élément est entré en jeu : mes enfants ont grandi, et je dois me soucier de leur éducation ! En tant que père, il m’incombe d’accorder la priorité à leur avenir, et toute autre considération est secondaire face à ce devoir. »
C’est ainsi que, par souci de l’éducation de ses enfants, rav Moché Feinstein émigra aux Etats-Unis et devint le phare d’une nouvelle génération.
Cette décision ne manqua pas de perturber les esprits : certes, le devoir de tout père est d’offrir à ses enfants toutes les conditions nécessaires pour pouvoir s’épanouir spirituellement. Mais on ne peut ignorer que sur l’autre plateau de la balance, toute une communauté avait les yeux rivés vers son dirigeant spirituel. Trois jeunes enfants pèseraient-ils donc plus lourd que des centaines de Juifs prisonniers dans l’enfer communiste ? Pourtant, telle fut bien la décision prise par le maître. A ses yeux, l’avenir d’une communauté ne faisait pas le poids face à celui de ses propres enfants…
Sur quelle base cette décision put-elle être prise ? Qu’est-ce qui permit à ce grand maître de favoriser les uns aux dépens des autres ? La réponse réside visiblement dans l’explication du Ktav Sofer sur notre paracha. Comme nous l’avons vu, Noa’h ne fit pas d’efforts particuliers pour tenter de sauver l’humanité de l’extermination. Mais il n’en reste pas moins, aux yeux de la Torah, un homme « juste et irréprochable ». Car en vérité, son attitude ne relevait nullement d’une indifférence envers ses semblables. C’est tout au contraire son sens aigu de sa responsabilité parentale qui l’amena à considérer l’avenir de ses enfants comme sa toute première priorité. Il n’ignorait pas que si sa génération était finalement sauvée, ses trois fils seraient très probablement influencés par ses mœurs dépravées. Son choix de ne pas prier n’était pas dû à une quelconque forme d’indolence, mais au contraire, à un souci de préserver ses fils de la dérive spirituelle.
Alors certes, le déluge resta à jamais « les eaux de Noa’h », parce qu’il en fut l’une des causes indirectes. Mais cette prise de position ne fut pas moins légitime, dans la mesure où tout père doit se considérer comme le socle sur lequel repose le devenir de ses enfants.
 Par Hamodia.fr