Les bénédictions et les malédictions de la paracha Bé’houkotaï, qui clôturent le livre de Vayikra, peuvent sembler être une légitime rétribution de notre acceptation – ou de notre rejet – du Joug divin. Il s’avère en fait qu’elles n’en sont qu’un pâle reflet…

« Si vous vous conduisez suivant Mes préceptes, si vous gardez Mes commandements et les exécutez ; Je vous donnerai les pluies en leur saison, la terre livrera son produit et l’arbre du champ donnera ses fruits », (Vayikra, 26, 3).

Dans cette paracha, la Torah annonce distinctement que l’observance des commandements apportera à l’homme bonheur et félicité, et qu’inversement, « si vous ne M’obéissez point, et que vous cessez d’exécuter tous ces commandements », les pires calamités s’abattront sur notre
peuple…

Il convient cependant de déterminer comment réellement appréhender toutes les promesses figurant dans la Torah : méritent- elles toutes d’être prises au premier niveau et dans leur sens simple, ce qui suggérerait qu’elles soient la récompense formelle pour le respect des mitsvot ?
Où s’agirait-il plutôt de figures métaphoriques supposant des perspectives nettement plus profondes ?

Ces deux approches s’avèrent être fondamentales dans la mesure où, comme nous allons nous en apercevoir, une conception erronée de ces notions est susceptible de conduire l’homme aux pires égarements !

La récompense des mitsvot n’est pas de ce monde !

C’est dans le Traité talmudique Kiddouchin (page 39/b) que l’on trouve les premières lignes de ce débat : « Rabbi Yaacov dit : ‘Il n’est pas une seule mitsva de la Torah dont la récompense promise ne fasse dépendre la résurrection des morts’ » ; en d’autres termes, la totalité des mitsvot ne seront récompensées qu’au jour de la résurrection des morts, c’est-àdire au moment où le processus menant à la vie du Monde futur sera entamé.

Et pour preuve, précisa ce Sage de la Michna : « Il est dit au sujet du respect des parents : « Afin que tes jours se prolongent et que tu vives heureux sur la terre », (Dévarim, 5, 16) ; et il est dit concernant la mitsva de « chiloua’h haken » [qui consiste à chasser la mère oiseau avant de s’emparer de ses oeufs] : « Tu seras heureux et tu verras se prolonger tes jours » (Dévarim, 22, 7) ».

En clair, nous voici en présence de deux commandements de la Torah susceptibles d’amener à l’homme bonheur et longévité. Et pourtant : « Un enfant à qui son père avait demandé de grimper sur une tour pour en ramener des oisillons, a grimpé à la tour, chassé la mère et saisi les oisillons, et en en descendant, il chuta et mourut sur le coup ! Où est donc le bonheur de cet enfant, et où est donc la longévité promise ?! Nécessairement, nous
devons en conclure que « tu hériteras le bien » – c’est-à-dire dans le Monde qui est entièrement bon, et que « tes jours se prolongeront » – dans le Monde éternel ». Preuve empirique s’il en est, Rabbi Yaacov démontra son point de vue à partir d’une anecdote concrète qui se déroula sous ses yeux (comme le démontre le Talmud sur place). Pour ce Sage, le mérite des mitsvot ne saurait se résumer à des avantages matériels qui surviendraient dans la vie éphémère de ce monde-ci, puisque le bonheur évoqué dans les versets se traduit en fait par une dimension purement métaphysique qui transcende totalement le bonheur – somme toute ordinaire – tel que nous nous le représentons…

Cette position très nette de rabbi Yaacov semble avoir été retenue par la majorité des commentateurs, et c’est donc en ce sens que l’on nous annonce – dans la fameuse première michna du traité Péa – que seules quelques mitsvot particulières, telles que le respect des parents, les différentes formes d’altruisme ou encore l’étude de la Torah, « produisent des fruits en ce monde-ci, tout en conservant leur capital dans le Monde futur ». De fait, ces différents actes sont eux seuls susceptibles de produire des avantages à l’homme en ce monde-ci, contrairement à la totalité de l’observance des autres
préceptes de la Torah dont la récompense, évoquée dans les versets seulement par voie métaphorique, ne surviendra qu’au Jour qui sera « entièrement bon ».

Récompenses et circonstances…

Il convient à présent de comprendre la signification des versets de notre paracha, dans laquelle sont décrites toutes sortes de promesses bel et bien matérielles censées a priori survenir comme résultats au respect des mitsvot. Fidèle lui aussi à l’approche de rabbi Yaacov, le Rambam s’applique à démontrer en détail comment la Vie du monde futur dépasse totalement notre entendement… Ainsi, explique-t-il qu’à cet égard, les bienfaits annoncés dans nos versets doivent être perçus de manière très nuancée : « Après que nous avons appris que la récompense des mitsvot et le bien auxquels nous aurons droit (…), comme l’annonce la Torah, se trouve être le Monde futur (…), que signifient tous ces versets où la Torah nous dit que si nous obéissons à ses ordres, nous recevrons telle récompense et si nous n’y obéissons pas, il nous arrivera telle et telle chose, puisqu’ils font tous référence aux circonstances de ce monde-ci comme l’opulence ou la famine, la guerre ou la paix, le pouvoir ou la soumission (…) ? ».

Sans ambages, le Rambam expose la question distinctement : dans la mesure où l’observance des mitsvot n’entraîne aucune récompense ici-bas, que peuvent donc signifier ces promesses ? « Toutes ces promesses sont parfaitement authentiques : elles sont survenues et elles continuent à survenir, (…) mais c’est ainsi que nous devons comprendre la chose (…) : la Torah nous promet ici que si nous respectons ses ordres dans l’allégresse et le coeur joyeux, et que si nous nous conduisons toujours suivant sa sagesse, Il ôtera de notre chemin toutes les entraves qui nous empêchent d’accomplir les mitsvot, comme la maladie, la guerre ou la famine. Il nous enverra alors tous les bienfaits du monde qui permettent d’accomplir toute la Torah, comme l’abondance, la paix, la prospérité afin de nous épargner durant toute notre vie des tracas liés aux besoins du corps, et que nous puissions
vivre en toute sérénité, étudier la Sagesse, accomplir les mitsvot pour hériter la vie du Monde futur ». Ainsi, les descriptions de notre paracha qui promettent monts et merveilles à l’homme respectueux des mitsvot semblent être à présent totalement accessoires. Celles-ci ne sont en réalité que l’annonce de la possibilité donnée à l’homme de continuer à respecter les mitsvot, conformément à l’adage : « La récompense d’une mitsva, c’est une [autre] mitsva ! »…

De manière symétrique, les longues malédictions décrites dans notre paracha n’ont pour but que d’ôter à l’homme le mérite de l’accomplissement des mitsvot et, par voie de conséquence, de lui barrer la voie de la félicité.

Dans sa célèbre préface au 10e chapitre de Sanhédrin, le Rambam explique toutefois qu’en dépit de cet aspect secondaire, l’annonce de ces promesses était cependant d’une impérieuse nécessité…

Des artifices incontournables

Maïmonide développe son idée en prenant pour image l’enseignement d’un enfant. De fait, inculquer le savoir à un enfant constitue la base de sa réussite toute sa vie durant : c’est grâce à cela qu’il se développera, qu’il deviendra en mesure d’atteindre ses buts et de s’épanouir pleinement. Pourtant, à l’instant où le jeune élève est conduit devant son premier enseignant, il ne perçoit pas du tout la chose sous cet angle et, à ses yeux, ce sont plutôt de longues heures d’ennui qui semblent devoir désormais le guetter… Or, pour parer à cette réaction naturelle, l’enseignant promet à l’enfant des sucreries qui le motiveront à apprendre et qui donneront un semblant de récompense à son labeur. Lorsque l’enfant grandit et que les sucreries ne constituent plus pour lui un motif suffisamment convainquant, le maître doit alors avoir recours à d’autres objets de persuasion : en compensation de
son étude, le maître est alors amené à lui promettre de nouveaux habits ou des souliers neufs et ainsi de suite : plus l’enfant grandit, plus on invoque face à lui des prétextes de plus grande importance, jusqu’à ce qu’il parvienne enfin à réaliser que l’enseignement qui lui a été dispensé fut en soi le plus grand bonheur auquel il peut espérer ! Contrairement à ce que l’on pourrait croire, ces stratagèmes ne constituent pas une « dénaturation » des bienfaits de l’instruction; en effet, au niveau du jeune élève, même les démonstrations les plus probantes ne sauraient lui faire prendre conscience de l’impératif incontournable que constitue son apprentissage. Par conséquent, l’unique moyen de susciter sa motivation consiste à en créer de nouveaux prétextes, bien qu’ils soient parfaitement factices… Plus que cela : dans la mesure où l’enfant est naturellement incapable de percevoir les bienfaits de l’enseignement, le seul moyen de lui en faire prendre conscience consiste à exciter son intérêt sur d’autres avantages – quand bien même fort artificiels – afin de l’amener à réaliser que son labeur n’est pas vain. Les expédients mis en oeuvre pour susciter l’intérêt de l’élève deviendront ainsi un jour l’image symbolique lui permettant à l’avenir de se représenter l’enseignement comme un « but en soi ». Nous-mêmes également, qui évoluons
dans un monde matériel et qui n’avons absolument aucune conscience de la réalité du Monde à venir – « à l’image d’un aveugle devant des couleurs ou d’un sourd à l’écoute de sons » -, sommes incapables de nous représenter une jouissance qui ne soit perceptible par une intuition sensorielle. Voilà pourquoi la Torah déploya sous nos yeux la longue liste de toutes ses promesses, afin de nous engager à entrer dans la voie du bonheur au moyen de bienfaits accessoires.


Pourquoi la Torah omit-elle l’essentiel… ?

Cette image répondra également à une autre question que de très nombreux commentateurs se posèrent : s’il est vrai que la récompense des mitsvot se trouve dans le Monde futur, pour quelle raison la Torah l’omet-elle ainsi sciemment ? De nombreuses réponses furent proposées à cette question (voir notamment Abarbanel au début de Bé’houkotaï, Rabbénou Bé’hayé Dévarim 32, 43 ou le Chlah ha- Kaddoch dans « Bayit A’haron »). Néanmoins, à travers la parabole de Maïmonide plusieurs éléments de réponse peuvent être déjà mis en relief…

Tout d’abord, ainsi que nous l’avons noté, le Monde à venir appartient à une dimension que l’être humain – confiné dans sa condition matérielle actuelle – n’est pas à même d’appréhender. Car dépeindre la félicité éternelle à une créature éphémère telle que l’être humain, reviendrait en quelque  sorte à décrire la nuance entre le rouge écarlate et le pourpre à un non-voyant de naissance ! En second lieu, si la Torah n’a pas jugé impératif de mentionner explicitement l’existence d’un Monde à venir, c’est parce que les bienfaits de ce monde-ci en constituent la preuve la plus probante : grâce à eux, l’homme prend pleinement conscience du bonheur que suppose le respect de la Torah et, à l’image de notre jeune élève, il parviendra ensuite à saisir de lui-même que les mitsvot constituent elles-mêmes la plus belle félicité à laquelle il puisse espérer…

Enfin, si les véritables récompenses étaient décrites en tant que telles, il y aurait fort à craindre que jamais les hommes ne parviennent à accomplir la volonté de leur Créateur autrement que dans le but, justement, d’en percevoir une récompense.

C’est donc pour encourager l’homme à servir « par amour » et non par intérêt, et à réaliser que le bonheur absolu réside dans l’accomplissement des mitsvot proprement dit que ce fondement de notre croyance fut omis volontairement (ces trois propositions d’explication de notre questionnement apparaissent elles-mêmes chez Abarbanel).

Yonathan Bendennoun